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tome 1, Chapitre 59 « Le jugement (2) » tome 1, Chapitre 59

Où Herezan passe en jugement (2)

Je n’eus pas besoin de vérifier le contenu du rapport pour lui narrer fidèlement toute l’affaire, jusque dans les moindres mouvements de combat, tant j’avais tout ressassé dans ma tête. Il m’écouta avec attention, jusqu’à ce que j’eus terminé mon récit. Il opina lentement :

« Je vois. Vous comprenez bien, Herezan, que vous allez devoir passer en jugement ? »

Mes entrailles, qui m’avaient laissé en paix depuis la liqueur, se nouèrent de nouveau avec violence :

« Je le sais…, murmurai-je d’une voix blanche.

— Malgré tout, vous ne serez pas le seul à être jugé : nous allons devoir comprendre l’absence de Pirenze, l’identité de votre attaquant et la raison de son attitude. Qu’est cela ? »

Il désigna le livret que j’avais posé sur le bord de la table.

« Un rapport complet sur le déroulement des événements.

— Votre idée ? »

Je rougis légèrement :

« À vrai dire… non. Mon second a insisté pour que je l’établisse… et que je rentre au plus tôt parler avec vous de cet… incident. »

Il esquissa un léger sourire :

« C’est un véritable avatar protecteur que votre second ! »

Je levai les yeux au ciel :

« À qui le dites-vous !

— Ne boudez pas votre chance. Puis-je parcourir ce document ? »

Je lui tendis le cahier ; aussitôt, il attrapa dans la poche intérieure de son gilet une paire de bésicles qu’il plaça sur son nez et le parcourut avec attention. Aussi intimidé qu’un élève qui venait de rendre à son maître sa composition, j’attendis son verdict. Jamais aucun de mes précepteurs n’avait suscité en moi une telle nervosité. Au bout d’une éternité, il ôta ses verres et me restitua la liasse.

« Voici un témoignage solide et précieux. Par contre, évitez de le sortir lors de votre comparution. Vous serez jugé sur votre mémoire, non sur un quelconque document.

— Cela veut-il dire que je l’ai établi pour rien ? demandai-je, découragé.

— Très loin de là ! Réunissez vos sous-officiers et prenez tout le temps qu’il vous faudra pour le relire et intégrer toutes ses parties, afin de raviver vos souvenirs, autant que faire se peut. Je reste persuadé que vous vous êtes fait piéger !

— Mais par qui… comment ? »

Bien entendu, nous avions tous deux des soupçons, mais avancer un nom semblait bien trop risqué.

« Je vais convoquer le tribunal pour demain. En attendant, regagnez votre chambre, mon jeune ami, et tâchez de dormir un peu, puis réunissez vos hommes et tenez-les prêts. Ils seront également interrogés. Une dernière chose… »

Ses yeux se plissèrent légèrement ; une once de sourire toucha ses lèvres :

« Ne vous offusquez pas si je me montre sec envers vous… Ce n’est en aucun cas un signe de mécontentement, mais rappelez-vous que je dois rester parfaitement neutre dans cette affaire. Et, hélas, vous demeurez l’accusé. Mais vous pouvez avoir l’assurance que je n’ai pas perdu ma confiance en vous. Je vais juste faire en sorte que vos détracteurs se dévoilent. »

J’acquiesçai, avant de me lever et de quitter ses appartements, non sans l’avoir salué et remercié. J’avais le cœur un peu plus léger, mais je savais que la comparution du lendemain n’aurait rien d’une partie de plaisir.

Une fois dans ma chambre, je trouvai Klehon debout ; mon serviteur m’attendait avec impatience. La nouvelle de mon épreuve avait déjà dû atteindre son oreille attentive.

« Je suis navré de t’obliger à sortir à cette heure tardive, mais peux-tu faire parvenir un message à la nef, en toute discrétion ?

— Bien sûr, capitaine ! »

Je m’installai à mon bureau et griffonnai un message où j’enjoignais à mes sous-officiers de regagner leur logis pour se présenter de nouveau le jour suivant, à la huitième heure tapante, à la Nef blanche. Je le cachetai rapidement avant de le tendre à mon valet, qui fila aussitôt dans les rues noyées d’ombre. Je savais qu’il parviendrait au port sans encombre. N’était-il pas l’homme le plus débrouillard que j’avais jamais rencontré ?

Je me sentis soudain épuisé. Sans attendre le retour de Klehon, je me dévêtis et me glissai entre les draps. Si je pouvais trouver un peu de repos, j’aurais l’esprit bien plus clair le lendemain. Sans lutter davantage, je me laissai attirer dans les eaux profondes du sommeil.

Quand je les rouvris, j’éprouvais la sensation d’avoir à peine fermé les paupières. J’avais la tête lourde, mais il me fut impossible de me rendormir. Derrière les volets clos, je devinais l’aube à peine naissante. Je ranimai la lampe qui brûlait en sourdine et plongeai le nez dans le rapport, une fois encore, pour en mémoriser tous les éléments et ne pas montrer d’hésitation lorsqu’on m’interrogerait.

Sans doute n’avais-je pas été aussi discret que je le pensais, car un Klehon habillé de pied en cap émergea du réduit. Il se glissa hors de la chambre pour remonter bientôt avec une tasse de thé manatien additionné d’un filet de kardane. Le goût puissant et légèrement acidulé me réveilla un peu, mais je demeurais mal à l’aise. Même le liquide avait du mal à passer par ma gorge serrée.

Les mots, pourtant écrits de ma main, devenaient illisibles et dansaient devant mes yeux. Je finis par repousser le rapport pour me masser les paupières, espérant qu’une petite pause me ferait du bien.

Un bruit de pas dans le couloir me fit sursauter ; je regardai ma montre posée à côté de moi : huit heures… Il ne restait que deux heures avant ma comparution.

Je me levai pour ouvrir la porte et découvrit Arzechiel, Brunman, Rasvick, et Castein, tous aussi bien mis qu’il leur était possible de l’être à présent qu’ils avaient abandonné leur uniforme ingaryen. Mon second portait une veste brune de bonne facture par-dessus un gilet noir, ainsi que de hautes bottes à revers. Sa chemise immaculée tranchait avec son teint recuit par l’air de l’altitude. Brunman montrait une prestance inattendue, dans un superbe habit vert à parements de cuir qui lui seyait à la perfection. Quant à Castein, il avait opté pour l’élégante sobriété d’une redingote cintrée. Même Rasvick, revêtu d’un habit de velours roux d’un style légèrement exotique, semblait moins effrayant qu’à l’accoutumée. Je reconnaissais à peine mes forbans.

« Capitaine, déclara d’autorité Arzechiel, il faut vous préparer ! Vous ne voulez quand même pas comparaître en chemise ! Pendant ce temps, nous allons revoir le rapport ! Klehon ? »

Sans se faire davantage prier, mon serviteur commença à m’habiller, en mettant un soin particulier à arranger ma cravate et serrer les boucles de mon gilet pour qu’il épousât ma silhouette longiligne. Il ferma lui-même les boutons de ma redingote rouge. Je remarquai que mes bottes avaient été parfaitement lustrées.

« Bien, vous êtes parfait ! » déclara mon valet en reculant d’un pas pour me contempler.

Je répondis d’une grimace. Je ne m’étais jamais senti moins prêt de toute ma vie… Je me dirigeai vers le bureau pour jeter un coup d’œil à ma montre : les aiguilles avançaient bien trop vite à mon gré ! Malgré tout, il nous restait encore un peu de temps… Je me tournai vers mon équipage :

« Nous allons tout reprendre encore une fois, si vous le voulez bien ! »

Mes hommes se montrèrent parfaits, comme je l’attendais d’eux : chacun semblait se souvenir à la perfection du moindre détail et quels ordres avaient été donnés à quel moment. Même si leur compétence faciliterait les choses, tout ne s’arrangerait pas comme par miracle. Un nouveau regard vers la montre m’informa qu’il ne restait qu’une demi-heure avant ma comparution.

« Je pense qu’il est temps d’y aller ! »

L’assemblée devait se tenir dans la grange qui servait aux entraînements au combat. Le soleil commençait déjà à se faire lourd au-dessus de la courette où nous nous réunîmes pour attendre. Bientôt, se joignit à nous un individu que je ne connaissais que de vue. Je le détaillai avec attention. Quelque chose dans son allure trahissait un familier de l’altitude ; peut-être était-ce la façon dont il retenait son tricorne comme s’il menaçait d’être emporté par un vent imaginaire, ou les talons épais et stables de ses bottes, ou le lien qui enserrait ses cheveux grisonnants. Il arborait un long manteau de cuir, du style que j’affectionnais habituellement. Deux subordonnés l’accompagnaient, râblés et larges d’épaules. L’un deux portait un bandage autour du front. Les yeux sombres et pénétrants de l’inconnu tentaient visiblement de m’embraser, mais je n’étais pas décidé à me laisser consumer pour son plaisir.

Je sentis mes muscles se raidir sous la tension d’une confrontation inévitable ; j’éprouvai la certitude que cet homme avait commandé la nef rouge incriminée dans l’incident. Peut-être attendait-il que je l’abordasse, mais le moindre de mes faux pas serait employé contre moi. Je choisis de lui tourner le dos, échappant à son défit muet. Tant pis s’il interprétait mal si ce geste ; il n’aurait rien de concret à me reprocher.

J’échangeai quelques mots avec mes compagnons, sur des sujets anodins tels que le logement de l’équipage ou l’entretien de la Bravida. En dépit du regard noir de l’inconnu comme de ses sbires, je m’efforçai de conserver une attitude naturelle et un ton dégagé, même si je n’étais pas sûr d’y parvenir.

Enfin, alors que la chaleur commençait à devenir intolérable, la porte s’ouvrit pour livrer passage à maître Karolys. Il était lui aussi tiré à quatre épingles, dans un élégant habit d’un pourpre sombre, qui lui donnait plus l’allure d’un marchand prospère que du maître d’une confrérie de pirates et de contrebandiers.

« Vous pouvez entrer », annonça-t-il d’une voix grave et sonore.


Texte publié par Beatrix, 21 décembre 2021 à 23h09
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