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tome 1, Chapitre 58 « Le jugement (1) » tome 1, Chapitre 58

Où Herezan passe en jugement (1)

 

Je n’avais pas eu d’autre choix que d’être raisonnable et me rallier aux avis d’Arzechiel.

Plus j’approchais de Levantir, plus je me sentais angoissé. J’ignorais ce que je risquais vraiment. Par moments, je minimisais ma situation. À d’autres, je tremblais à l’idée des châtiments qui pourraient m’être infligés. La Confrérie n’avait pas survécu en se montrant laxiste. Si cet incident devait me coûter ma tête, j’espérais ne pas entraîner mon équipage dans ma chute. Mes hommes s’étaient contentés de suivre mes ordres et ne méritaient pas de payer mes errements de leur vie… encore moins quand je n’avais fait que réagir aux circonstances.

Le vol vers l’autre côté de la frontière ne prenait qu’une demi-journée, quand le vent était favorable. Nous arriverions sans doute au coucher du soleil. Est-ce qu’il me faudrait attendre le lendemain matin pour connaître mon sort ? Ou allais-je me morfondre une nuit entière, à ne pas fermer l’œil par crainte de la sentence ?

Bientôt, mon ventre commença à se tordre douloureusement. Mon genou et mes diverses cicatrices, qui ne m’avaient pas tracassé depuis un bon moment, m’élançaient de nouveau. La raison de mon état n’était pas difficile à comprendre… Je craignais de subir une nouvelle fois le poids de l’injustice, sans parvenir à me tirer d’un piège qui m’avait été sciemment tendu.

Le jour baissait trop rapidement à mon gré, même si nous étions encore dans l’été et qu’il resterait sans doute un fil de lumière quand la Bravida toucherait le sol. Je n’avais plus le sentiment de vivre, mais de survivre. Il n’existait plus d’autre réalité pour moi que ce malaise grandissant. Arzechiel m’observait avec inquiétude et me demandait régulièrement si j’allais bien. Incapable de trouver les mots pour le rassurer, je me contentais de hausser les épaules. Mon second soupirait avant de reporter son attention sur ses tâches du moment, qui se résumaient à transmettre quelques consignes et se tenir auprès de moi.

Après ce qui me parut une éternité, nous rejoignîmes les méandres brillants du fleuve, dans lesquels se reflétaient les dernières lueurs d’un ciel teinté de rouge et de violet. La soirée aurait été superbe, sans cette menace suspendue au-dessus de ma tête. Les premiers villages qui entouraient Levantir apparurent, puis les faubourgs et, enfin, les murs sombres de la ville et la forêt de mâts du port aérien. J’ordonnai à la nef de descendre sur son emplacement attribué, le cœur au bord des lèvres. À peine les stabilisateurs avaient-ils touché le sol que je filai vers ma cabine pour attraper ma veste et mon tricorne, tout en sommant mes hommes d’abaisser la passerelle. Je me ruai vers la terre ferme, dans l’espoir de trouver rapidement un fiacre pour me mener à la Nef blanche.

Une fois encore, la chance tordait le nez devant moi. Je dus parcourir presque tout le chemin à pied avant de croiser un véhicule libre. Je montai malgré tout, bien décidé à atteindre le plus vite possible le lieu de mon exécution… réelle ou symbolique. Les yeux clos, je me laissai aller contre le siège de cuir, en écoutant le choc des sabots et le bruit des roues ferrées sur le pavé. J’essayai de me vider la tête ; hélas, je n’étais pas très doué pour cela.

Enfin, le fiacre s’arrêta à l’extrémité de la ruelle qui menait à la taverne. Je sautai au sol et lançai sa pièce au cocher avant de me ruer vers l’auberge. Comme d’habitude, quelques silhouettes peu engageantes se profilaient près de l’entrée, mais je représentais désormais pour les gardes une figure familière ; ils se contentèrent de me saluer tandis que je passais la porte. Au moins étais-je encore le bienvenu dans l’établissement… même si c’était pour me faire écharper en bonne et due forme.

Quand je pénétrai dans la salle principale, tous les regards se tournèrent vers moi. Je connaissais la plupart des habitués à présent, au moins de vue. Devant leur accueil cordial, je me sentis stupide ; les événements étaient sans doute trop récents pour que tout le monde fût au courant de ma disgrâce imminente. Je décidai de monter dans ma chambre, espérant y trouver Klehon qui m’offrirait une oreille attentive et quelques bons conseils.

« Herezan ! »

En levant le nez, j’aperçus Anya penché au-dessus de la rambarde. La fillette blonde me fixait d’un regard un peu trop grave pour son âge.

« Maître Karolys veut te voir tout de suite… dans ses appartements !

— Tu ne devrais pas être déjà couchée ? »

Elle haussa les épaules.

« Dis-lui que j’arrive », grommelai-je en m’engageant sur les marches.

Anya fila aussitôt pour frapper aux appartements du maître de la Confrérie, tout au bout du couloir. Je n’y avais jamais été admis, mais je savais par Initza qu’il s’agissait d’une véritable suite, avec deux chambres et un grand salon. J’aurais voulu le découvrir dans d’autres circonstances…

J’entendis l’échange à voix basse entre la fillette et mon mentor, sans pouvoir toutefois distinguer les mots. Tandis qu’Anya retournait vers la chambre qu’elle partageait avec Merien, je patientai en haut de l’escalier, le cœur au bord des lèvres.

Enfin, la porte tout au bout du corridor s’ouvrit sur maître Karolys. Je remarquai d’emblée sa mine grave ; je cherchai sur son visage des témoignages de sa contrariété, voire de sa colère, mais je ne parvenais pas à lire ses humeurs ni ses émotions. Je restai figé, inquiet, attendant qu’il me fît signe d’approcher, mais il ne semblait pas vouloir prendre cette initiative. Aussi, d’un pas hésitant, m’avançais-je vers l’homme que je venais pour la première fois de décevoir. J’avais pris soin de pendre avec moi le rapport que j’avais jeté sur le papier avec l’aide de mes sous-officiers, afin que ma mémoire ne me trahît pas au moment où elle était censée être ma plus fidèle alliée.

Arrivée à la porte, à quelques coudées de lui, je m’immobilisai et inclinai la tête, en guise salut autant qu’en marque de contrition.

« Je suis navré, soufflai-je. Il ne m’a pas été possible de suivre les consignes, et… »

Il fronça les sourcils, regarda autour de lui et esquissa un signe de la main :

« Venez, nous allons parler de tout cela à l’intérieur. »

Le cœur battant, j’entrai dans la pièce, éclairée par des lampes à huile dont la flamme lançait une lumière d’une surprenante intensité. La porte, frappée du Corbeau de la confrérie dans un double cercle, donnait dans un salon qui desservait sa chambre, mais aussi celle d’Initza. L’ensemble des murs avait été recouvert de bois clair, qui dégageait une odeur de cire d’abeille. Sur le plancher brillant s’étendaient un tapis droit venu de Kazinskiel, l’une des chaînes de montagnes les plus à l’Est du continent. Même s’il ne présentait pas la finesse de ceux importés de Gandoria, j’appréciai ses couleurs chaudes et son épaisseur moelleuse. La fenêtre avait été laissée ouverte, pour permettre à la fraîcheur nocturne de remplacer la chaleur étouffante de la journée. Devant l’âtre vide nous attendaient deux fauteuils tendus de toile brune, légèrement usés, à la façon de bottes confortables.

« Asseyez-vous. »

La voix de maître Karolys demeurait courtoise, ce qui me rassura un peu. Il sortit d’un cabinet marqueté un flacon d’alcool sombre, presque pourpre. Une fois que nous fûmes tous deux installés, verre en main, il aborda enfin la question.

« Mon jeune ami, j’aurais voulu vous éviter une telle épreuve, mais elle était incontournable. Le talent et les idées novatrices sont rarement appréciés… »

En constatant que mon mentor n’éprouvait pas de colère à mon encontre, je sentis une vague de soulagement apaiser mon esprit fébrile.

« Pour être franc, je n’ai pas compris ce qu’il s’est passé », avouai-je piteusement.

Il me contempla avec compassion :

« Allez, prenez une gorgée de ce breuvage, il vous détendra les nerfs. Ensuite, nous discuterons de la situation. »

J’acquiesçai en silence et portai à mes lèvres le contenu de mon verre. J’estimais bénéficier d’une bonne expérience de consommation d’alcool fort, mais je faillis recracher ma première gorgée. Ce jus de chique brunâtre et amer laissait comme une traînée de feu sale le long de l’œsophage. Je luttai pour garder un semblant de dignité, en dépit de la quinte de toux qui secouait mon corps et les larmes qui sourdaient de mes yeux. Malgré mon calvaire, je remarquai que Karolys demeurait parfaitement serein même si la quantité qu’il venait d’ingurgiter dépassait de beaucoup ce que j’avais pu boire.

« Mais qu’est-ce que cette… chose ? demandai-je quand les symptômes les plus ennuyeux furent passés.

— De la liqueur de prunelle gavaranaise. Cela demande un peu d’habitude, mais l’on finit par vraiment l’apprécier, je vous l’assure ! »

Son œil pétillant suscita en moi une vague défiance ; je jetai un regard maussade sur ce qui restait dans mon verre avant de tester de nouveau. Même si le breuvage demeurait toujours aussi âpre et fort, je remarquai un bouquet de saveurs fruitées et un peu musquées. Heureusement, maître Karolys ne m’avait versé qu’un doigt de cet alcool infernal. Après l’avoir avalé, je me sentis un peu plus serein.

« Bien, déclara-t-il. Et si vous me racontiez ce qui s’est passé réellement ? »


Texte publié par Beatrix, 2 décembre 2021 à 17h31
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