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tome 1, Chapitre 41 « Levantir (2) » tome 1, Chapitre 41

13 – Où Herlhand découvre Levantir et une singulière jeune fille (2)

Utilisant un cordage pour se propulser par-dessus bord, Rasvick atterrit devant moi, un large sourire aux lèvres :

« Bienvenue à bord, capitaine. Tout le monde est heureux de vous revoir en bonne forme. »

Il se pencha vers moi pour ajouter à voix basse :

« Depuis que vous avez mis la pâtée à ces deux nefs impériales, vous les tenez au creux de la main. Si j’étais vous, je n’attendrais pas pour leur faire part des projets à venir. »

Je m’obligeai à sourire tout en maudissant intérieurement mon diable de maître-gabier. J’examinai avec attention ma nef, remarquant les mâts qui se dressaient de nouveau fiers et droits.

Sur un signe d’Arzechiel, l’équipage déploya la passerelle. Escorté de trois de mes plus fidèles compagnons, je m’avançai sur le plan incliné, regrettant que les béquilles – que mes dits compagnons me forçaient à toujours employer – m’ôtassent un peu de ma dignité. Mais, au moins, je n’avais plus l’air d’un chaton à demi-noyé, et c’était sans doute une amélioration considérable.

Les entrailles de la nef sentaient le bois neuf, l’encaustique et l’odeur plus âcre des matériaux de calfatage, ainsi qu’un relent de sueur humaine. Mais malgré tout, je me plaisais à la respirer. Sur le pont inférieur, les canons s’alignaient sagement devant leur sabord – nous étions légalement déclarés comme un escorteur, ce qui nous permettait de les montrer sans état d’âme.

Après avoir négocié les marches raides qui menaient au pont supérieur, puis à la plate-forme du château arrière, je pus enfin dominer la situation. Je tendis discrètement les béquilles à Klehon pour prendre appui sur la rambarde. Mon équipage se tenait devant moi, un ensemble d’une trentaine de forbans un peu dépenaillés : certains portaient des vareuses militaires aux couleurs passées, d’autres allaient en bras de chemise, voire torse nu dans l’air clément du printemps. Quelques faces couturées témoignaient d’un passé aventureux. Je connaissais tous ces visages, même si quelques noms m’échappaient encore. Je ne voulais pas décevoir des hommes qui avaient décidé de m’accompagner dans l’aventure, même à défaut d’autres perspectives. Et il fallait singulièrement en manquer pour suivre un blanc-bec dans mon style.

Je leur adressai mon sourire le plus lumineux – j’aimais à me souvenir, dans ce genre de moment, que la nature ne m’avait pas trop défavorisé et que si je m’appliquais, je pouvais jouer de mon charme naturel face à un auditoire. Mon laisser-aller avait toujours constitué mon pire ennemi.

« Je vous remercie tous de vous tenir ici présents, fidèles au poste. Nous avons traversé des moments difficiles, mais vous n’avez jamais lâché la barre. Nous sommes capables de vaincre bien des obstacles à bord de la Bravida, une nef qui est devenue la nôtre, si j’ose dire… corps et âme. À présent, un autre défi nous attend : grâce à nos succès face aux nefs impériales, nous avons réussi à impressionner la plus brillante confrérie du continent : je veux bien sûr parler de celle de Levantir. Son maître nous a offert une place à ses côtés, que bien d’autres équipages ont brigués pendant des années, sans succès ! »

Je laissai la nouvelle sombrer dans leur esprit, mais je n’avais pas l’intention de leur donner trop de temps pour réfléchir.

« Et vous vous doutez bien que nous ne pouvions pas laisser passer une si belle opportunité ! Nous avons accepté, et ce pour trois raisons : nous y gagnerons du prestige, même si nous n’y restons que brièvement. Ensuite, nous y recevrons une protection bienvenue. Enfin, dans le royaume de Tramonde, nous aurons le temps de nous faire oublier des forces impériales. »

J’espérais que mes hommes croiraient à ma version des faits et qu’ils ne remettraient pas en cause arguments que j’avais si bien soutenus. Ce n’était pas la première équipée insensée à travers laquelle je les menais. Après tout, après avoir affronté à bord de notre petite Bravida trois nefs de l’Empire, tout ceci semblait bien peu de chose. Je me campai sur mes jambes, heureux de pouvoir me passer de béquille pour me supporter, et croisai crânement les bras : je n’avais pas l’intention de les inviter à donner leur avis – ce qui aurait déchiré en lambeaux ma crédibilité… Mais par contre, si l’un d’eux élevait la voix, je ne pourrais le faire taire que par la pertinence de mes arguments. J’espérais juste y parvenir.

« Pourquoi Tramonde ? grommela un artilleur à la barbe hirsute. On ne cause même pas leur baragouin, nous autres !

— Ce n’est pas un bien grand souci, déclara Rasvick avec un large sourire. À Levantir, la moitié des gens parlent mieux nos dialectes que celui de Tramonde.

— Nous ne serons pas nos propres maîtres, lança un gabier au regard fuyant, une protestation à laquelle je m’attendais – et que je redoutais tout particulièrement. Nous allons servir cet étranger comme des laquais ? »

Je décroisai les bras et agrippai la rambarde, espérant que ses récriminations ne feraient pas tache d’huile.

« Dis-moi, Murkahm, quand t’es-tu engagé sur le Paskiran ? Il me semble qu’à cette époque, il s’agissait encore d’une des nefs du prince d’Ingarya, si je ne me trompe ?

— Faut bien bouffer, grommela l’intéressé.

— Certes, mais ce que je vois, c’est que tu n’étais pas particulièrement troublé par le fait de servir Sa Médiocrité ! »

Les autres membres d’équipages éclatèrent de rire.

« Une chose reste certaine, ajouta Rasvick. La paye sera meilleure…

— Ouais, grommela un des artilleurs, mais pas sûr qu’elle tombe toutes les deux-quinzaines !

— C’est là que la Confrérie nous sera d’une aide précieuse », expliquai-je avec un calme souverain.

Le brouhaha que cette discussion avait entraîné se calma, comme l’auditoire redevenait attentif.

« Le but de la Confrérie est de nous offrir une garantie contre les coups du sort. Certes, nous devons lui verser notre obole en période faste, mais si un jour nous nous trouvons en difficulté, nous toucherons de quoi survivre le temps que la situation s’arrange. »

La rumeur s’éleva de nouveau, tandis que les membres de l’équipage discutaient ces conditions avec animation.

« Comme les fraternités ouvrières ? demanda finalement un artilleur avec une curiosité visible.

— C’est le même principe, répondit Rasvick. Imaginez par exemple… que votre mondrad ait été blessé et que vous soyez contraint à l’inactivité… »

Je lançai un sale regard vers le maître-gabier qui esquissa un sourire insolant, avant de poursuivre :

« Vous toucherez quand même de quoi vivre en attendant qu’il guérisse… Vous pourrez aussi, si vous le souhaitez, trouver de petits emplois à terre ou dans d’autres équipages en attendant que l’équipage soit de nouveau en mesure de voler.

— T’as raison, on pourrait bien en avoir besoin ! lança narquoisement un des gabiers.

— Je n’ai aucune intention d’être blessé de nouveau ! protestai-je, mortifié. Ce n’est qu’un incident de parcours ! En deux ans, on ne peut pas dire que je me sois beaucoup absenté de mon poste ! Même avec une gueule de bois ou un œil au beurre noir, je ne vous ai pas fait défaut ! »

Un grand rire s’éleva du rang ; même si je n’avais rien d’un orateur, au moins pouvais-je jouer sur la proximité qui nous unissait… Celle des laissés pour compte, de tous ceux qui ne trouvaient pas leur place dans les cases rigides de la société. Et en ces moments-là, peu importait ma qualité de noble – j’y avais renoncé du jour où j’avais décollé d’Ingarya. D’ailleurs, avec du recul, je n’en avais jamais tiré le moindre avantage – à part celui d’être admis à l’Académie d’Harroldhem. J’étais à tout jamais coincé dans les limbes où croupissaient ceux qui possédaient un statut trop important pour s’insérer sans mal dans les rouages de l’Empire, mais pas assez pour qu’on les respectât. Peut-être qu’après tout, c’était ce que j’avais trouvé autant auprès de mes forbans que du singulier monsieur Karolys… Une certaine forme de respect.

Après cela, ils finirent par convenir que cela valait la peine qu’on s’y essayât, ce qui me parut mieux que rien. Il était temps de faire décoller la Bravida pour d’autres cieux, pas assez loin pour que leur couleur fût différente, mais où l’air serait plus pur à respirer.

***

Ce fut un vol paisible ; ennuyeux, même.

Je passai autant de temps que possible dans la salle de commandement, même si mon état encore fragile m’obligeait à prendre des pauses dans ma cabine pour reposer ma jambe. Malgré tout, je sentais une nouvelle énergie inonder mon corps, comme si la chape d’épuisement qui avait pesé sur mes épaules depuis ma maladie s’était enfin dissipée.

Le paysage par lui-même n’avait rien de bien passionnant : de l’autre côté des derniers contreforts rocheux qui marquait la limite nord-est du royaume de Tramonde, s’étendaient les vastes plaines des Marches dardaniennes, des lieues et des lieues d’herbe rase ponctuées par endroits de bosquets rabougris ou traversées par les larges courbes de rivières ou de fleuves dont j’ignorais le nom. De rares villages de pierre grise, de torchis et de chaume plantaient leur damier de champs, de haies et d’enclos, tellement perdus dans cette immensité que je supposais qu’ils avaient choisi leur villégiature en posant le doigt sur la carte, les yeux bandés.

Il n’y avait rien d’accueillant, de près ou de loin, en ces lieux, et je commençais à me demander comment j’avais pu accepter la proposition de Karolys. Est-ce que je n’étais pas venu me noyer dans un terrible néant ?

Alors que je ruminais, allongé sur ma couchette, j’entendis des coups insistants à la porte.

« Entrez… » maugréai-je.

Le battant s’ouvrit sur le visage souriant de Klehon :

« Vous devriez venir voir tout de suite, capitaine ! »

Je fus tenté de l’envoyer au diable, mais quelque chose me dit que je le regretterais. Je me levai, un peu laborieusement, attrapai l’une de mes béquilles et le suivis sur le pont supérieur. Aussitôt, l’air pur et frais de l’altitude me gifla la face, agitant ma chevelure que je n’avais pas rattachée ni couverte d’un tricorne. En m’approchant de la rambarde, j’essayai d’écarter de ma main libre les mèches qui fouettaient violemment mon visage et je ne vis pas tout de suite ce qui l’avait poussé à venir me chercher. Quand, enfin, je pus avoir une vision un peu plus claire du paysage, je restai bouche bée…

La partie de la steppe que nous survolions resplendissait d’une intense et profonde couleur rouge. Celle de centaines de milliers de coquelicots qui embrasaient le sol de leurs fines corolles incandescentes. Je demeurai fasciné tandis que la Bravida poursuivait sa route sous les nuages que transperçaient de longs rayons de soleil, allumant par endroits de véritables incendies sur la vaste prairie.

« Si vous attendiez un signe, déclara mon valet avec un petit sourire, je pense que vous venez de le trouver… »

La gorge serrée, je contemplai ce magnifique spectacle, encore intensifié par la lumière qui dévalait du ciel. J’en oubliai tous mes ennuis et tous mes doutes. Je ne pus m’empêcher de songer à ce petit flacon qui était devenu le symbole de ma résolution. J’éprouvais soudain l’envie irrépressible de goûter à cette saveur douce et épicée… Mais seulement quand ce paysage se serait doucement éteint pour laisser place de nouveau à la grise monotonie des Marches dardaniennes.


Texte publié par Beatrix, 1er janvier 2020 à 22h42
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