Cet état de grâce dura trois jours, pendant lesquelles Darsgau avança sur son œuvre à une allure qui me parut phénoménale – cela dit, je n’avais pas la moindre compétence dans ce domaine.
Au soir du troisième jour, il me la présenta triomphalement – ou du moins, la première ébauche. Et je devais admettre qu’elle était pour le moins impressionnante !
Il s’agissait purement et simplement d’une paire d’ailes légèrement entrouvertes, de façon à épouser de part et d’autre la proue. Il avait commencé à s'attaquer aux plumes, avec un réalisme remarquable, même si les coups de ciseau dans le bois restaient clairement visibles.
C’était assez unique… et soudain, je me mis à considérer le Paskiran… Ou plutôt, la Bravida d’un autre œil. Le baquet demeurerait cet engin vieillissant d’un modèle suranné, avec ses capacités incertaines et son manque flagrant d’allure, mais elle gagnait peu à peu ce que jusqu’à présent aucun de ses possesseurs n’avait su lui accorder : une âme.
Malheureusement, toute bonne chose a une fin. Notre nouvelle figure de proue se trouvait à peine en place que le temps se modifia subitement. Au matin du huitième jour, une fine averse commença à tomber sur le sous-bois. Notre abri naturel nous garantissait, fort heureusement, de l’essentiel des intempéries, mais quand la pluie s’intensifia, la situation devint bien moins confortable.
Sans doute la nef aurait-elle eu besoin de quelques travaux supplémentaires, mais nous devions couper court à notre séjour. Au début, nous nous étions résignés à nous replier dans notre coque de noix, serrés dans nos manteaux, attendant que le climat s'arrangeât. Mais comme le Destin, le Haut Régnant ou quel que soit l’entité qui préside à notre existence était bien décidée à nous faire pays le prix de nos excentricités, le cours de la petite rivière qui serpentait paresseusement en contrebas se mit à enfler.
Nous n’avions donc plus le choix : il nous fallait décoller. Réuni dans la salle de navigation avec mon « état-major », je me penchai de nouveau sur la carte de la région. Castein me désigna l’endroit où nous nous trouvions, en plein cœur de Ragusau.
« À présent que notre nef a été modifiée, déclarai-je avec aplomb, la meilleure solution est de rejoindre un port aérien. Cela veut dire, probablement, se rapprocher d’une des frontières. Autant évider la direction d’Ingarya. Je vous propose Merraza.
Je tapais légèrement du doigt la représentation d’une ville de taille moyenne – une véritable métropole à l’échelle de Ragusau.
« Est-ce que tu as pu préparer les papiers, Castein ? »
Le maître-cœur, jusque-là silencieux, tira de sa poche intérieure un rouleau de papiers jaunis qu’il me présenta, le visage indéchiffrable. En parcourant le document, je vis qu’il avait indiqué pour origine de la Bravida un lieu qui m’était douloureusement connu : Trazzetia.
Je l’interrogeai du regard ; il me répondit par un petit sourire :
« Capitaine, vous savez comme moi qu’une fiction en bien plus crédible si elle s’appuie sur la vérité. Vous êtes né et vous avez grandi à Trazzetia, et vous n’aurez pas besoin de vous creuser la tête pour inventer des détails. Si quelqu’un vous interroge, vous ne pourrez être pris en défaut par votre connaissance des lieux. De plus, vous savez comme moi que c’est une terre assez éloignée d’ici pour que personne ne soupçonne que vous en êtes le prince héritier. »
Ma main serra un peu trop durement sur la feuille, réveillant la douleur dans mon bras. Je frottai la blessure, en me demandant si elle cesserait un jour de me tracasser.
Ce titre de prince ne voulait pas dire grand-chose – ma famille ne pouvait pas revendiquer plus de prestige qu’une noblesse crottée de bas étage. Mon père avait sans doute renoncé depuis bien longtemps à me transmettre quoi que ce fût, au profit de mon cousin ou un éventuel demi-frère issu de sa seconde union. Mais ces pensées éveillaient en moi une souffrance sourde et ancienne : à quoi m’avaient servi cet héritage, cette naissance privilégiée ? Elle ne m’avait apporté que du malheur ; elle ne m’avait jamais valu la moindre parcelle de respect de la part de quiconque. Le peu dont je bénéficiais, je l’avais gagné par moi-même, mais dans un milieu que ceux de mon sang réprouvaient. J’étais irrémédiablement déchu et si je recroisais la route de Serafia…
Je me mordais l’intérieur de la joue jusqu’au sang, histoire de me réveiller un bon coup. Serafia ne reviendrait pas. Elle avait été complice d’un attentat contre ma vie. Elle ne m’avait jamais aimé, du moins pas comme je l’avais aimé. Je n’avais rien à regretter. Absolument rien.
« Bien, déclarai-je d’une voix un peu plus forte que nécessaire, puisque tout est en ordre, il est temps de mettre les voiles. Cette escale nous a fait du bien. Mais nous ne pouvons paresser éternellement ! »
Après cette longue relâche, il fallut plusieurs heures pour mettre la nef en état de s’envoler ; la pluie battante n’arrangeait rien. Mon devoir m'appelait sur le pont supérieur, pour encourager les troupes, mais l’eau risquait d’endommager l’appareil qui maintenait ma jambe, et le temps humide avait violemment réveillé mes diverses blessures. La douleur constante dans mon genou s’était transformée en véritable torture, et mes plaies à peine refermées semblaient travailler à se rouvrir. Klehon avait beau me préparer toutes sortes de potions à base d’herbes réputées souveraines en ce genre de cas, je n’éprouvais pas de réel soulagement. Je demeurai cloué sur ma couche, abattu par les drogues un peu plus puissantes que Rasvick avait pu négocier auprès d’un colporteur dans un des villages voisins.
Le mécréant que j’étais en était réduit à prier le Haut Régnant pour qu’aucun incident ne nécessitât ma présence dans la salle de commandement, où Arzechiel avait pris ma place. Pour que cette souffrance s’atténue, pour me permettre de remplir mon devoir auprès de mes hommes. Je n’avais pas que des actes positifs à mon actif, mais je me demandais quel crime je devais payer aussi chèrement !
Quand la nef s’ébranla, je me perdis dans la vibration grave et régulière du cœur. Elle seule semblait avoir la vertu de me soulager là où aucune substance n’y parvenait. Je fermai les yeux, tentant de trouver un peu de réconfort dans les profondeurs du sommeil.
Je rêvai peut-être, mais de cette façon fugace et décousue qui ne laisse aucune trace dans la conscience éveillée. Mais quand je sentis une main secouer mon épaule, j’ouvris subitement les paupières sur le visage décomposé de mon second :
« Capitaine… Je sais que vous n’êtes pas très bien, mais… il n’y a pas le choix, il faut que vous veniez ! »
Je me redressai péniblement ; fort heureusement, mes blessures me tracassaient moins, sans doute en raison de l’engourdissement du sommeil.
Mais je ne me faisais pas d’illusions. Les douleurs diverses me rattraperaient bien assez tôt une fois que ma vigilance serait revenue. En dépit de cette agréable perspective, je m’extirpais de ma couchette et m’habillai rapidement avec l’aide d’Arzechiel. Il me tendit ma béquille ; je la glissai sous mon aisselle et nous prîmes cahin-caha la direction de la salle de commandement.
Tout en cheminant péniblement vers mon poste, je songeai que hormis quelques ivrognes vieillissants, personne ne devait paraître aussi peu digne de sa fonction que moi. Je ressemblais sans doute plus à un mendiant qu’à l’un des fiers halterhers d’Ellegis ou des légendaires mondrads de Tramonde. Le dernier des capitaines de la marchande devait montrer plus de prestance. Je me morigénais en silence : j’avais bien d’autres sujets d’inquiétude que l’image que je pouvais offrir.
Il pleuvait toujours autant ; l’eau glissait comme un véritable rideau sur la verrière. L’humidité qui régnait dans l’air était si pesante qu’elle me glaçait jusqu’aux os. Laissant ma béquille tomber au sol, j’agrippai des deux mains la rambarde de la plate-forme. La lassitude alourdissait mes membres et mes paupières menaçaient de se fermer d’elles-mêmes. Malgré tout, je devais prendre sur moi pour rester debout pour mon équipage. Plissant les yeux, je tentai de percer les épaisseurs de l’averse ; j’avais l’impression de ne voir que différentes couches de gris qui se mouvaient en un brouillard indescriptible. Je m’avisai que j’ignorai encore quelles raisons exigeaient ma présence au poste de commandement. Je me tournai vers Arzechiel, qui comprit aussitôt ma requête. Il s’éclaircit la voix avant de déclarer :
« Capitaine, la vigie a repéré ce qui semblait être une flottille de trois nefs… Elles semblent nous suivre…
— Trois nefs ? N’est-ce pas habituel, sur ces routes de commerce, de croiser d’autres engins ? Rien ne nous dit qu’elles ont des intentions hostiles.
— Oh, si... Une chose : elles arborent les couleurs de l’Empire ellegien. »
La nouvelle me frappa comme un coup au creux de l’estomac. Malgré tous les efforts de mon esprit alarmés pour atténuer mon inquiétude, je savais qu’il n’y avait aucun hasard. Seule une mission d’importance pouvait amener des nefs de la marine impériale dans cette région crottée.
Nous avions cru que l’Empire n’oserait pas nous poursuivre sur un territoire autonome.
De toute évidence, nous nous étions lourdement trompés.
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