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tome 1, Chapitre 28 « Prémices d'orage (1) » tome 1, Chapitre 28

Chapitre 10 - Où Herland s’exerce à l’autorité, avant le début de l’orage (1)

Au bout de trois ou quatre heures, il fut temps de quitter les lieux. Je me sentais épuisé et mon bras droit me faisait souffrir, mais pour rien au monde je n’aurais voulu changer cette matinée. J’éprouvais une faim de loup, pour la première fois depuis notre fuite. Mon second portait le seau où frétillaient encore une bonne dizaine de poissons de tailles diverses. Malgré mes premières déconvenues, ma contribution rivalisait avec celle d’Arzechiel. Quant à Klehon, après le coup de chance de sa première prise qui restait la plus belle, il n’avait rien attrapé d’autre.

Ma béquille coincée sous l’aisselle, je les précédai vers le Paskiran – ou plutôt, depuis peu, la Bravida. Je m’arrêtai pour regarder travailler les hommes de Darsgau, qui peaufinaient les derniers détails. Soudain, un hurlement strident me fit sursauter. Je me retournai pour découvrir, avec soulagement, une mule rousse attelée à un travois. Elle traînait une énorme pièce de bois, le morceau d’un arbre gigantesque tombé depuis des années, des décennies, peut-être… Darsgau marchait à côté de l’animal avec une fierté visible sur son visage buriné.

Je m’avançai au-devant de lui, mû par la curiosité :

« À quoi ça va servir, Darsgau ? »

Le menuisier ne sourit pas vraiment, mais j’aperçus dans son regard une immense satisfaction.

Rasvick se glissa à mes côtés :

« J’avais entendu parler au village de cette souche dont personne ne voulait faire quoi que ce soit, mais qui bouchait à moitié un chemin forestier… Darsgau a fait d’une pierre deux coups… »

Il ne restait pratiquement rien à faire sur la nef… Je me demandais ce qu’il comptait faire de cette bille de bois : nous alourdir en l’entreposant dans la cale avec les pièces de remplacement que tout engin transportait toujours en cas d’avaries ?

À moins qu’elle fût destinée à réaliser une nouvelle figure de proue qu’il avait démontée ?

« À quoi va-t-elle ressembler ? »

J’avais touché juste. Darsgau me toisa avec sévérité :

« Pas question que je vous le dise. Vous allez donner plein de consignes et je ne pourrai pas faire ce que je veux.

— Je suis le capitaine, protestai-je.

— Savez-vous tailler le bois ? Repérer les veines, déterminer les forces, les faiblesses, la qualité d’une pièce ? Je ne crois pas !

— Même les artistes écoutent leurs commanditaires !

— Ça tombe bien. Je ne suis pas un artiste. Maintenant, laissez-moi travailler. »

Je le fusillai du regard, blessé de voir mon autorité remise en cause. Le menuisier se détourna, saisit la bride de la mule qu’il avait dû louer au village voisin et poursuivit sa route sans plus se soucier de moi.

Je fulminai en silence… Arzechiel m’avait rattrapé, le seau clapotant dans une main ; il posa l’autre sur mon épaule :

« Allons, capitaine… Pour bien connaître cette tête de mule, elle est encore pire que celle qui tire la bille de bois et même que la bille de bois elle-même ! Il veut vous faire une surprise, alors laissez-le faire !

— Et s’il fait quelque chose de laid ou de grotesque ? grommelai-je, peu décidé à laisser Darsgau s’en tirer comme ça.

— Croyez-vous vraiment que ce sera le cas… ? »

Je soupirai ; comme d’habitude, Arzechiel avait raison.

« Bon, c’est promis. Je lui laisse faire ce qu’il entend. Mais si ça ne me plaît pas, je me réserve le droit de le dire ! »

J’avais conscience de me conduire de façon un peu ridicule, en donnant tant d’importance à un détail insignifiant. Je devais m’estimer bien menacé dans mon rôle pour adopter une attitude aussi puérile… Troublé, je rebroussai chemin pour aller m’asseoir de nouveau à côté de la rivière, observant l’eau qui moussait autour des rochers, sans vraiment la voir. Je me sentais coupable de faire preuve de si peu d’assurance, mais d’un autre côté, garder le silence équivaudrait à une forme de lâcheté qui ouvrirait une brèche dans mon autorité. C’était du moins mon impression sur la situation. Ma faim s’était envolée ; mon estomac était bien trop noué et ma gorge trop serrée pour me permettre d’avaler quoique ce fût.

J’ignorais combien de temps je restai dans cette position à broyer du noir. Assez pour laisser mes muscles se raidir, sans doute ; quand une voix retentit à côté de moi, je tentai de me relever, pour retomber douloureusement sur mon assise de pierre.

« Doucement, capitaine… N’allez pas vous blesser de nouveau… »

Klehon passa un bras sous mes aisselles pour m’aider à me redresser et de l’autre, me tendit ma béquille. Quand il fut certain que je tenais debout, il s’écarta un peu pour me considérer gravement.

« Je suppose que tu es venu me faire la morale ? grommelai-je.

— Moi ? Vous faire la morale ? Non, je suis juste venu vous dire que le repas était prêt. Vous souhaitez le prendre dans la cabine ou peut-être… ici ? Je peux vous faire dresser une table, si vous le souhaitez.

— C’est inutile. Je n’ai pas faim…

— C’est bien dommage. J’ai moi-même accommodé nos prises de ce matin et j’espérais bien avoir votre avis sur la question.

— Alors tu as perdu ton temps. Je ne me sens pas d’humeur à manger quoi que ce soit… Je n’en sentirai sans doute même pas le goût. »

Klehon ne s’avoua pas vaincu pour autant – j’aurais dû m’en douter. Les mains sur les hanches, il me considéra comme un précepteur devant un élève boudeur :

« Est-ce que cela vous tient à cœur à ce point ? »

Je sentis mes lèvres se tordre en une grimace inconsciente.

« À la vérité… Klehon, je respecte profondément ton expérience du monde et ton esprit vif, mais tu n’as aucune idée des règles de la vie militaire. Certes, cela fait peu de temps que j’exerce un commandement… et pas tellement plus longtemps que je suis officier. Mais s’il y a une chose que je sais, c’est que s’il se crée une brèche dans mon autorité, elle risque de s’élargir comme une fente dans une digue… Je représente la tête de cette nef, même si ce n’est pas la meilleure que vous trouverez ! Toutes ses parties ont leur importance, mais c’est à moi de la commander !

— Je comprends bien… répondit prudemment mon valet.

— Je n’ai rien contre le fait que Darsgau sculpte la figure de proue de la Bravida ! Mais il aurait été préférable que je lui en donne le droit, pas qu’il le prenne…

— Et vous croyez que vos hommes vont perdre leur respect pour vous rien que pour cela ? »

Il semblait incrédule, mais j’espérais toujours lui faire comprendre ma vision de la situation.

« Bien entendu, ce ne sera pas un seul incident qui changera les choses ! Mais imaginons que Darsgau réitère ce genre d’initiative ? Deux fois, dix fois… Il me sera de plus en plus difficile de me faire respecter de lui ! Comme je n’aurai pas su lui résister, bientôt, d’autres feront comme lui, et il me sera de plus en plus compliqué de contenir leur indiscipline ! »

Le visage de Klehon se fit grave :

— Vous pensez qu’ils iraient jusqu’à se mutiner ? »'

Je haussai les épaules :

« Je n’en sais strictement rien, en fait… Pour l’instant, je suis en situation de faiblesse, et le peu qu’ils ont d’honneur les empêche de se rebeller… Mais quand je récupérerai mes forces, plus rien ne les retiendra ! »

Mon serviteur hocha la tête :

« Je vois… Il ne vous reste donc plus qu’une solution !

— Laquelle ? demandai-je sombrement.

— Allez régler tout de suite les choses avec Darsgau. Qu’avez-vous à perdre, finalement ? »

J’ouvris la bouche pour protester, pour la refermer aussitôt. Klehon avait parfaitement raison… mais à vrai dire, je craignais cet affrontement. Il n’était guère dans mes habitudes de chercher la confrontation ; je préférais prendre des chemins de traverse !

« Et ne tardez pas… Ou votre poisson sera immangeable. Je vous donne un quart d’heure… Votre table vous attendra à votre retour ! »

Bien entendu, Klehon avait raison… parfaitement raison. Comment pouvait-il en être autrement, d’ailleurs ? Même si cela ne m’enthousiasmait pas, il me faudrait suivre son conseil.

« Bien… Je vais voir ce que je peux faire… »

Tandis que mon valet partait s’occuper de mon déjeuner, je me laissais guider par les bruits de haches et de burin… Je dus contourner la nef pour gagner l’abri sous roche où le charpentier avait installé son atelier de fortune. Je fus impressionné par la tâche qu’il avait déjà abattue avec l’aide de quelques membres de l’équipage, qui possédaient quelques notions dans l’art de travailler le bois.

La bille avait été dégrossie. Elle ressemblait désormais, de façon très fruste, à deux ailes entrouvertes. Je ne pus m’empêcher d’admirer l’habileté dont Darsgau faisait preuve pour dégager une forme d’une matière aussi dense…

Pendant un moment, je me contentai de le regarder en silence, appuyé sur ma béquille, en dépit de la fatigue que suscitait cette posture. Au bout d’un bon quart d’heure, il s’aperçut enfin de ma présence et posa son herminette.


Texte publié par Beatrix, 31 mai 2019 à 01h12
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