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tome 1, Chapitre 15 « La Valeur d'un équipage (3) » tome 1, Chapitre 15

Chapitre V – Où la valeur d’un équipage est pleinement testée (3)

Les jours suivants, je n’émergeais que brièvement de phases de sommeil entrecoupées de périodes de semi-éveil. Les rares moments où j’étais conscient, Ejulia en profitait pour me faire ingurgiter toute sorte de remèdes que je prenais docilement, trop épuisé pour la questionner ou manifester la moindre réticence. Quand je le pouvais, je contemplais la petite pièce, m’accrochant à ces instants de lucidité avant de plonger dans des songes chaotiques ou une réalité altérée par la fièvre ou les drogues. Parfois, la jeune femme laissait place à Klehon, ou même Arzechiel. Je crus entrapercevoir une fois le visage carré et les yeux transparents de Brunman.

À deux ou trois reprises, les rêves sans queue ni tête se muèrent en cauchemar, où j’étais traqué dans les couloirs d’une maison bourgeoise ; je finissais par sauter par une fenêtre, tourbillonnant dans une chute sans fin. Je me retrouvais transpercé par des dagues et des épées ; je voyais le sang s’écouler de mon corps sans savoir si j’étais vivant ou mort. Le guérisseur apparaissait avec une hache pour trancher ma jambe, après avoir jugé qu’elle ne pourrait se remettre et qu’un pilon serait tout aussi efficace, malgré mes supplications. Parfois encore, c’était mon père qui baissait le regard vers moi et me demandait de choisir entre ma mère – et renoncer à être son fils – et lui-même. Je me tournais vers ma mère, pour l'implorer de me prendre avec elle, mais elle maigrissait et dépérissait sous mes yeux jusqu’à n’être plus qu’un cadavre desséché qui s’écroulait devant moi, dans l’indifférence totale de mon père qui commandait à ses domestiques de débarrasser la pièce du corps.

Je me réveillais à chaque fois en sueur, le cœur battant, saisi de panique. Heureusement, il y avait toujours quelqu’un à mon chevet pour me rassurer, me tenir la main, rafraîchir mon front ou me murmurer des paroles apaisantes, voire m’administrer une potion ou une autre quand l’expérience avait été trop violente ou que mon état semblait trop sérieux.

Le matin du troisième jour, j'émergeai l’esprit clair ; j’étais encore fébrile, mais le pire était passé. L’inflammation de mes blessures s’était résorbée et même si ces deux jours de fièvre intense m’avaient laissé totalement épuisé, j’étais de nouveau capable, durant mes périodes d’éveil, de mener une conversation cohérente. Ejulia décida qu’il était temps pour moi de reprendre un peu de nourriture, sous forme de bouillons et de brouets qui ne figuraient pas dans mes mets préférés, mais que j’ingurgitais docilement – après tout, n’avais-je pas promis de faire le nécessaire pour me remettre de cette épreuve ?

En fouillant dans mes bagages, Klehon avait trouvé quelques livres qu’il disposa à mon chevet. Même si ma capacité à me concentrer demeurait limitée à de brèves périodes, j’étais heureux de pouvoir m’évader un peu. Ejulia m’avait aidé à passer une chemise et je me sentais de nouveau humain.

Je réalisai alors ce que j’avais fait subir à la jeune femme. Elle s’était occupée de moi avec un dévouement incroyable, et je remarquais les traces de fatigue sur son visage.

« Pourquoi en faire autant pour un étranger tel que moi ? lui demandai-je. Qui plus est, un étranger qui vous vole votre lit. Où avez-vous dormi durant tout ce temps ? »

Elle éclata de rire :

« Ne vous en faites pas pour moi. Je garde une paillasse sous l’appentis, qui sert aux membres de ma famille quand ils viennent me visiter.

— Ce ne doit pas être des plus confortable.

— Pas vraiment, mais dans votre état, il est normal que vous bénéficiiez du meilleur lit. »

Je soupirai, laissant mes yeux se poser sur ma jambe immobilisée. Ciderik était passé le matin et s’était montré satisfait de mon état. Il avait changé l’emplâtre sur mon genou et vérifié que l’attelle n’était ni trop lâche ni trop serrée. La tuméfaction demeurait importante même si la douleur s’était un peu calmée.

« Le saignement dans l’articulation a été abondant, constata-t-il en examinant la blessure. Il est possible que cela se résorbe spontanément, mais il pourrait être nécessaire de le ponctionner. Il vous faudra trouver un bon chirurgien capable de manier la lancette avant que la guérison ne risque d’être compromise. »

À cette annonce, je ne pus cacher ma préoccupation.

« Ce n’est pas une opération des plus graves, reprit-il, et il n’est pas encore certain que vous en aurez besoin. Combien de temps encore pensez-vous rester ici ?

— Croyez-vous raisonnable pour moi de prendre les airs demain ou après-demain ?

— Ma foi, votre fièvre devrait être totalement tombée d’ici ce soir, vos blessures ne sont plus enflammées et semblent guérir sans complication. Je peux dès cet après-midi mettre en place un appareil plus mobile sur votre jambe. »

Il me gratifia d’un regard sévère :

« Cela ne veut pas dire que vous serez libre de faire à votre guise. Vous ne pourrez vous déplacer sans une béquille et l’effort fourni risque de rouvrir vos blessures. Il est préférable que vous restiez autant que possible dans votre lit et, surtout, que vous évitiez tout surmenage, au moins durant les douze prochains jours, tant que les fils ne seront pas ôtés. Gardez votre bras dans son écharpe aussi longtemps qu’il sera douloureux. Il serait fâcheux que vos blessures s’enflamment de nouveau, et trop de mouvements ne feront que les irriter. »

Je remuai légèrement sous son œil implacable :

« Qui vous dit que je ne suis pas d’un tempérament raisonnable ? »

Le rire de Klehon répondit à ma remarque.

« Tout le monde est contre moi, à ce que je vois… remarquai-je avec amertume.

— Bien sûr que non, Capitaine, se hâta de répondre mon valet. Tout au contraire, nous sommes là pour prendre soin de vous, puisque vous n’êtes pas la personne la mieux disposée à le faire. Vous avez l’habitude de dormir peu et de profiter un peu trop des plaisirs de la vie… Sans oublier votre goût pour l’action et le frisson du danger qui n’est pas bienvenu en la circonstance. Essayez de donner priorité à la part plus indolente de vous-même…

— En bref, je devrai vivre comme les ascètes de Gundraj ? grommelai-je.

— Personne ne vous demande d’aller jusque-là, intervint Ciderik, et de telles extrémités ne feraient qu’affaiblir votre corps au moment où vous avez surtout besoin de reprendre des forces. Dormez autant que possible, mangez sainement et sans excès, évitez le froid et la chaleur, abstenez-vous de l’alcool et de tout ce qui pourrait trop exciter votre sang.

— Et n’est-ce pas vivre comme un ascète ? répliquai-je avec amertume.

— Bien sûr que non. Je dirais plutôt… vivre comme un convalescent. »

Ce mot évoquait pour moi toute une série d’images plus haïssables les unes que les autres. Pourquoi, pendant qu’ils y étaient, ne pas m’installer dans une chaise longue sur une terrasse au soleil, une couverture sur les genoux ? Je n’avais aucune envie d’offrir cette apparence de fragilité. Même blessé, je demeurais un combattant !

Un combattant qui se trouvait, pour le présent, incapable de se tenir debout. Je repoussai les draps, regardant avec amertume la planche dont j’étais prisonnier. Sous les bandages et les emplâtres, ma jambe paraissait informe et le peu que j'en voyais s'ornait d’une palette de bleus et de violets qui n’avaient rien à faire sur la peau humaine. Niché dans son écharpe, mon bras droit était à peine plus vaillant, mais au moins pouvais-je me servir de ma main tant que je gardais le reste immobile.

« Cessez de faire la moue comme un enfant contrarié. Hier encore, vous souffriez d’une fièvre sévère et des complications étaient à craindre. Vous avez eu plusieurs épisodes de délire qui ont fortement inquiété vos amis. À présent, vous êtes tiré d’affaire, mais une rechute est toujours possible. Vous êtes bien trop jeune pour mourir des conséquences de votre imprudence. »

J’avais l’impression d’être revenu à l’âge de dix ans et de me faire tancer par mon précepteur. Il fallait dire que j’étais assez coutumier de frasques qui n’étaient pas forcément du goût des fort sérieux pédagogues engagés par mon père. J’en avais usé cinq en autant d’années. Chacun d’entre eux avait souligné mon intelligence et ma facilité d’apprentissage, mais en ajoutant que de telles capacités étaient gâchées par ma naturelle rebelle, et que je n’arriverai sans doute à rien tant que je ne réformerais pas mon caractère. Au départ de ma mère, je m’étais employé à me présenter sous le jour le plus haïssable possible, afin d’être renvoyé avec elle à Harroldehm, et le sixième précepteur n’avait pas duré deux jours, mais les choses n’avaient pas tourné comme je l’avais souhaité. Mon père avait juste décidé que la dépense n’en valait pas la peine ; lire et écrire suffisait bien assez ! Après tout, il ne s’était jamais efforcé d'en apprendre plus. Ce qui m’avait paradoxalement poussé à travailler de mon propre chef. Je ne regrettais pas.

Je m’étais plongé dans l’étude des langues. Je parlais couramment le trazzetien en plus de deux autres dialectes locaux, sans compter, bien entendu, le langage vernaculaire éllégienne et le Tramondien, la langue privilégiée par les classes éduquées. Je lisais même fluidement l’argetien, ce que mon père n’avait jamais compris : pourquoi se préoccuper d’apprendre une langue morte ? Malgré tout, je n’avais pas l’étoffe d’un érudit. Je ne possédais pas assez de patience ni de constance pour m’emparer d’un sujet pour le creuser jusque dans ses abîmes. Je me sentais plus à l’aise aux milieux de gens simples et ancrés dans les réalités de la vie qu’au milieu de ces rats de bibliothèques qui préféraient respirer la poussière que l’air de l’altitude. J’étais fait pour l’action, non la contemplation.

« Capitaine ? »

Je quittai le chemin tortueux qu’avait pris ma pensée et me hâtai de revenir à la réalité.

« Arzechiel ne va pas tarder à arriver, m’informa mon valet. Nous pourrons en profiter pour planifier notre départ. Un de mes cousins va me prêter une charrette pleine de foin. Ce qui sera le plus adapté pour vous conduire au Paskiran en toute discrétion. Vous y serez plus confortablement installée que dans un fiacre !

— Je serai donc transporté comme un sac de farine ?

— Un ballot de paille, plutôt.

— Ça n’a rien de plus réjouissant… »

Klehon s’esclaffa, rejoint par Ejulia et même de Cederik. Je consentis à en rire à mon tour… et finalement, cela me fit le plus grand bien. Aucune circonstance n’était désespérée tant que l’on bénéficiait d’alliés aussi fidèles. Malgré tout, l'inquiétude retourna avec force quand j’envisageai la situation dans son ensemble.

« Klehon, sais-tu si les troupes d’Ingarya me recherchent toujours ?

— Un détachement s’est montré à vos anciens appartements. J’y avais laissé quelques affaires pour laisser penser que vous aviez fui en urgence. Ils pensent très certainement que vous avez décollé avec le Paskiran.

—Ils n’ont pas cherché à retrouver le Paskiran ? Une nef ne passe pas vraiment inaperçue...

— Nous l’avons cachée juste à côté de la frontière avec Brundisau. Elle se trouve techniquement toujours à Ingarya, mais la frontière à cet endroit est tellement sinueuse qu’il peut arriver de la franchir sans s’en rendre compte. Le princelet ne voudrait pas avoir sur le dos une querelle de limites alors qu’il lui manque une nef. Sans oublier que la situation le couvre de ridicule… Par contre, quand les troupes de l’Empire débarqueront, ce sera une autre chanson ! »

Je levai les yeux vers le plafond, regardant pensivement les nœuds et les fissures dans les poutres :

« Je me demande si l’Empire se donnera la peine de dépêcher des nefs. Généralement ; il ne les engage pas pour des problèmes internes à ses territoires… Mais puisque nous avons pris possession nous-mêmes d’une nef, la situation sera peut-être perçue différemment…

— Raison de plus pour ne pas faire de vieux os ici, déclara Klehon. Ils ont commencé à diffuser ceci ! »

Il tira de sa poche un papier qu’il défroissa avant de me le passer. Des caractères d’imprimerie irréguliers encadraient une mauvaise image censée me représenter. J’y distinguai vaguement mes traits anguleux, mes yeux en amande et mes cheveux sombres et lisses, attachés sur la nuque. Je reconnus avec amertume une vilaine copie d’un portrait miniature que j’avais offert à Serafia. Je déchiffrai le texte avec incrédulité :

Recherché pour désertion, trahison et vol de matériel militaire

Herlhand Guisberd Argyl vor'Deiter off'Trazzetia

Âgé de vingt-deux ans,

Six pieds et deux pouces

Cheveux noirs, yeux brun-rouge

Individu dangereux

À livrer vivant, forte récompense

« Vivant… Je suis vraiment touché ! Klehon, garde-moi ce torchon, je le ferai encadrer ! »

Mon valet le récupéra et le replia soigneusement avant d’aller le ranger dans sa sacoche. Au moins le princelet n’avait pas envoyé de troupes faire du porte-à-porte. J’imaginais à peine ce qui aurait pu arriver si des soldats avaient fait irruption quand j’étais encore fiévreux – même si, objectivement, je n’étais pas vraiment plus avancé. Je ne voyais toujours pas comment je pourrai échapper aux recherches, si je devais traîner cette planche.


Texte publié par Beatrix, 21 février 2019 à 21h48
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