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tome 1, Chapitre 9 « Les blessures du coeur (3) - V2 » tome 1, Chapitre 9

3 – Où Herlhand réalise que rien n'est plus douloureux que les blessures du cœur... ou presque ! (3)

Les grands yeux sombres de Serafia me contemplèrent comme si j'étais devenu fou.

« Même si je t'ai fait tomber dans un guet-apens ?

— Je suis peut-être mieux disposé à accepter tes erreurs que ton père et ce prince à la petite semaine... Et tu as intercédé pour me sauver ! »

La jeune femme leva les yeux au ciel.

« C'est pour cela que jamais je n'aurais pu partager ta vie. Tu es irréaliste. Et de toute façon, je doute que tu puisses sortir de chez moi. La porte est gardée ! »

Je lançai un regard vers Adellis :

« Vous voulez toujours me tuer ? »

La servante me contemplait sombrement ; je sentis que si Serafia n'avait pas – totalement – consenti à ce guet-apens, elle l'avait pour sa part appuyé, dans la mesure où il ne mettrait pas en danger sa précieuse maîtresse.

J'aurais voulu être aussi précieux pour quelqu'un...

Plaider ne servait plus à rien. Je lançai un coup d'œil vers les fenêtres : elles représentaient désormais ma seule échappatoire. Je savais la cour enclose de toutes parts, mais elle donnait sur les écuries qui devaient comporter une issue de service pour livrer la paille et le foin aux bêtes. Du moins l'espérais-je !

« Eh bien, je tente le coup. Si je meurs, vous serez débarrassée de moi. Si je vis, je jure de ne plus jamais croiser volontairement la route de votre maîtresse. Serafia... je ne te demanderai même pas un baiser d'adieu. J'aurais trop peur qu'il soit empoisonné... »

Sur cette pique pitoyable, je ramassai mon épée de la main gauche – mon bras droit me refusait tout service – et je me dirigeai vers la seule issue possible. Après l'avoir mise au fourreau, j'attrapai une chaise tombée au sol pour la lancer dans la fenêtre. Les carreaux explosèrent, livrant un espace suffisant pour me laisser un passage.

Je me glissai laborieusement à l'extérieur. Je dus soulever ma jambe blessée de ma main valide pour la hisser de l'autre côté, en serrant les dents pour ne pas gémir de douleur. Les éclats qui restaient dans les montants mordirent ma chair, mais je n'étais plus à quelques coupures près. Heureusement pour moi, la fenêtre donnait sur la terrasse qui longeait l'arrière de la demeure ; une volée de marches menait à la cour en contrebas. En m'agrippant à la rampe, je descendis aussi vite que je le pouvais, traînant ma jambe raide comme un poids mort.

La souffrance voila un instant mon regard, mais je n'avais pas le temps de pleurer sur mon sort. Boitant lourdement, je gagnai les portes grandes ouvertes des écuries ; un jeune palefrenier me fixa avec des yeux effarés. Claudiquant, couvert de sang, je devais présenter un tableau effrayant ! Profitant de sa stupeur, je lui arrachai sa fourche des mains, pour m'en servir comme d'un bâton tandis que je pénétrai dans le bâtiment.

Une douce obscurité m'accueillit, habitée par les senteurs de l'herbe sèche, du crottin, du cuir et cette fragrance animale et étrangement chaleureuse propre aux chevaux. Troublées par l'odeur du sang, les bêtes soufflèrent et piaffèrent, mais j'y prêtais peu d'attention.

La remise où l'on conservait la paille devait se situer à l'extrémité de l'allée qui desservait les stalles. Je tâchai de presser l'allure, sans grand succès. Arrivée devant la porte, je constatai qu'un simple loquet la fermait. Je posai la fourche pour le manipuler, mais dans cet état de faiblesse, avec seulement une main valide et pas la plus habile, je dus m'y reprendre à plusieurs fois pour le débloquer. Heureusement pour moi, il n'y avait plus trace du palefrenier ; sans doute était-il parti chercher du renfort. Il fallait faire vite !

Enfin, le battant s'ouvrit. Je récupérai la fourche, qui pourrait me servir d'arme autant que de canne. Si des gardes surveillaient les autres issues, peut-être avaient-ils convergé vers la sortie des écuries en apprenant ma fuite.

La porte donnait sur un petit décroché dans une rue secondaire. Il commençait à pleuvoir – de grosses gouttes glacées, qui traversaient sans pitié ma fine chemise et mon gilet. Je réalisai seulement que j'avais laissé mon manteau et mon chapeau à l'intérieur. La panique me saisit un instant ; je me rappelai alors que j'avais placé les subsides « généreux » de l'amiral vor'Klehm dans la sacoche à ma ceinture et le précieux flacon de liqueur de coquelicot dans la poche de mon gilet. Seule la lettre de recommandation était restée dans le petit salon, mais elle n'avait jamais revêtu la moindre utilité, compte tenu de mes plans.

La pluie s'intensifia, emportant avec elle les traînées de sang qui coulaient de mon épaule, de mon côté, de mon bras. Pourtant, la douleur de mon genou outrepassait celle de ces plaies ouvertes, manquant à chaque pas de me faire défaillir. J'espérais, sans doute en vain, qu'il n'était que violemment froissé et contusionné, plutôt que brisé. Dans tous les cas, retourner dans cet état vers mon baquet constituait une épreuve insurmontable.

Je me doutais que personne ne me laisserait entrer, désormais, dans la cour de l'arsenal.

Je ne savais même pas si on me permettrait de vivre.

Avec une grande inspiration, je regardai tout autour de moi, dans l'espoir de voir apparaître un fiacre miraculeux. Mais je pouvais toujours rêver... Si, par chance, une voiture à cheval s'aventurait dans cette ruelle, le cocher refuserait de faire monter quelqu'un dans mon état. Même si j'étais la victime...

En m'appuyant lourdement sur la fourche, j'esquissai quelque pas vers l'extrémité de la venelle qui s'éloignait de la rue principale. J'ignorai où menait le passage, mais j'étais prêt à tenter l'inconnu, sans en attendre grand-chose.

Je m'aperçus bien vite que, même avec l'aide de mon bâton improvisé, je ne parvenais plus à avancer. Ma jambe refusait de me soutenir. Je me baissai pour porter la main à mon genou. Mes doigts trouvèrent l'articulation si gonflée et douloureuse que ce simple contact manqua de me faire défaillir. Des larmes de souffrance noyèrent mes yeux, à mon grand embarras. Je ne m'étais jamais considéré comme quelqu'un de douillet, mais il y avait des limites à ce genre de tolérance. Avec d'infinies précautions, je me laissai tomber sous un porche, ma jambe infirme tendue devant moi, l'autre repliée contre ma poitrine. Il ne me restait plus qu'à espérer le passage d'un inconnu assez généreux pour aider un homme blessé avant l'arrivée de mes poursuivants. C'était bien naïf, mais je ne pouvais me résoudre à attendre la mort.

Je fermai les yeux, dans l'espoir de reprendre quelques forces, quand un bruit de pas attira mon attention. Avec effort, je soulevai mes paupières alourdies.

« Capitaine ? Capitaine ! »

Je redressai vivement la tête, en frémissant quand le mouvement trop brusque envoya une vague de douleur dans tout mon corps. La voix me parut familière ; ce n'était pas celle d'un ennemi. Se pouvait-il...

Stupéfait, j'écarquillai les yeux :

« Kle... Klehon ? »

C'était bien mon serviteur qui se dressait là, avec ses yeux ronds et son allure rustique. Il tenait entre les bras une épaisse cape de laine. Klehon s'approcha pour la déposer sur mes épaules et abaissa la capuche sur mon visage.

« Vous pouvez vous lever ? »

Pour toute réponse, je lançai un coup d'œil éloquent vers ma jambe blessée.

« À quel endroit ?

— Mon genou... »

Klehon s'accroupit à côté de moi pour examiner l'étendue des dégâts, mais à peine ses doigts avaient-ils effleuré l'articulation blessée que je me crispai sous la douleur. Une lueur inquiète passa dans ses yeux. Avisant la fourche qui reposait non loin de nous, il en arracha le fer et rompit le manche en deux. Puis il détacha le foulard qu'il portait autour de son cou et le déchira en bandes. Appliquant les deux cylindres de bois de part et d'autre du membre abîmé, il les lia solidement à hauteur de la cuisse et du mollet afin d'immobiliser le genou. Je crispai la mâchoire pour retenir des gémissements susceptibles de nous trahir, au point que mes dents menacèrent de se briser.

Quand il eut terminé, mon valet ôta ma propre cravate qu'il attacha en un bandage serré autour de mon bras, qui continuait de saigner abondamment.

« Ce n'est pas grand-chose, mais c'est le mieux que je puisse faire pour l'instant. Je vais tâcher de vous mettre en sécurité. Mais il va falloir vous lever... Appuyez-vous sur moi, je vais vous aider ! »

Malgré l'aide offerte, se remettre debout avec une jambe raide et déchirée par la douleur n'était pas une mince affaire, mais mon valet se révéla aussi robuste et entêté qu'un cheval de trait. Mais j'avais bien d'autres sujets d'étonnement.

« Qu'est-ce que tu fais là, Klehon ?

— Mine de rien, nous, les valets, nous entendons et nous voyons beaucoup de choses, répondit-il innocemment, en passant mon bras valide par-dessus son épaule. Et nous parlons pas mal entre nous. Presque tous les serviteurs de la maisonnée ont reçu un jour de congé. Avant de partir, ils avaient vu arriver des hommes bizarres et dangereux...

— Et tu savais que j'allais... venir là ?

— Ce n'est pas comme si c'était la première fois, capitaine ! »

Décidément, j'allais de surprise en surprise. Serafia m'avait trahi de la plus abjecte façon – même si je parvenais toujours à lui trouver des circonstances atténuantes –, mais je découvrais dans ce rustaud un être bien plus fin et loyal que je l'avais imaginé. Du moins, je l'espérais ; il était encore possible qu'il courût me livrer aux autorités d'Ingarya, alors que je ne répondais, pour le moment, d'aucun crime avéré.

Je levai les yeux vers le ciel ; quand j'aurais d'autres préoccupations que rester en vie, je réaliserais douloureusement la perte de celle dont j'étais... amoureux.

J'effaçai aussitôt ce mot de mon esprit.

Je n'étais pas prêt à l'accepter.


Texte publié par Beatrix, 8 novembre 2018 à 02h13
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