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D'où vient le malheur ?

D'où vient la détresse ?

De l'imprévu.

Elijah ferma le livre en soupirant. Il ne trouvait pas la réponse... Pourtant, il avait épuisé toute sa bibliothèque, celle de la ville... Il avait obtenu l'autorisation de sortir de Pendulum pour aller consulter des collègues dans les plus grandes capitales d'Europe : Londres, Paris, Vienne... En vain. Il ne repérait nulle part de pistes dignes d'être explorées. Ne constatant rien qui puisse confirmer une affection du corps, il s'était même entretenu avec des aliénistes, mais aucun d'entre eux n'avait pu lui donner un éclairage convaincant sur la question. Chaque fois qu'il pensait reconnaître les symptômes de ce mal insidieux, il découvrait qu'il faisait fausse route.

Supprimez l'imprévu, et n'importe quel système marchera à la perfection.

Comme une horloge bien rodée.

Il en est de même pour les sociétés humaines.

Ce sont les événements imprévus qui contrecarrent leur développement.

Les famines, les guerres, les crimes...

Si l'on supprime tout cela, si chaque individu fonctionne comme un rouage, avec une régularité exemplaire, le malheur sera banni.

Elijah ôta ses lunettes et les essuya soigneusement, avant de les rechausser avec un soupir fatigué. Il posa sa main sur sa poitrine, sentant la vibration régulière qui scandait chaque instant. Il aurait dû déjà se trouver à son cabinet, et le Minuteur le lui faisait savoir.

Il déplia son corps long et mince du fauteuil où il s'était installé, au coin de la cheminée, et décida de ne pas temporiser davantage. Il attrapa son manteau et quitta sa petite maison étroite, blottie entre deux bâtiments plus élevés.

Le médecin s'avança dans la rue, laissant sagement passer les véhicules à vapeur qui traçaient leur chemin d'une allure régulière. Il leva les yeux vers les façades pimpantes qui bordaient l'avenue et, au-delà, le mécanisme gigantesque qui dominait la ville : en particulier l'immense roue dentée dont la progression, cran par cran, orchestrait toute son activité. Un revêtement bleuté lui prêtait des reflets de glace. Il commandait tout. La rotation des transports. L'ouverture et la fermeture du Voile qui la protégeait des intempéries. La mise en marche des différentes machines... Et même la vie des humains, grâce au minuteur inséré dans leur poitrine, qui leur rappelait chaque obligation de leur existence.

Imaginez un destin où rien n'est livré au hasard. Où chacun, jour après jour, a la certitude de s'éveiller dans un logis confortable, de manger à sa faim, de posséder un travail, du temps pour lui... de dormir profondément chaque nuit.

Un monde où l'imprévu ne vient pas détruire les plus beaux édifices de l'humanité.

Enfin, l'omnibus s'arrêta juste devant lui, laissant échapper de grandes volutes de fumée par ses deux cheminées. Elijah monta pour s'asseoir entre une jeune femme et un homme âgé. Il ne put s'empêcher de bâiller, s'attirant des regards surpris de la part de ses voisins. Il n'était pas habituel de voir quelqu'un de fatigué, car le mécanisme du Pendulum régulait le sommeil de chacun.

« Est-ce que vous êtes malade ? demanda le vieil homme, un peu suspicieux.

- Non... je suis médecin. »

Le véhicule siffla l'arrêt. Elijah descendit rapidement, ne tenant pas à) éveiller plus de curiosité. Son cabinet se situait au rez-de-chaussée d'une demeure bourgeoise, derrière une grille délimitant un petit morceau de jardin. Il déverrouilla la porte et se dirigea vers son bureau, en sachant qu'il n'aurait pas beaucoup de répit.

Athanase se trouvait dans le couloir ; l'automate qui lui servait d'homme à tout faire s'inclina devant lui :

« Est-ce que tout va bien, maître ?

- Je ne dirais pas cela, Athanase. »

La mécanique le regarda en silence, incapable de trouver une réponse à ces mots désabusés. Il possédait une apparence vaguement humaine, celle d'un gentleman de métal à la peau de cuivre, vêtu d'une livrée argentée, avec une redingote et un haut de forme délicatement ouvragés, mais il n'en restait pas moins une machine. Tout ce que l'éloignait de sa routine bien huilée le perturbait et le laissait impuissant...

Déjà, les premiers clients affluaient. En temps normal, la tâche d'Elijah était assez légère : chaque habitant de la ville venait régulièrement le voir pour qu'il contrôle son état de santé. Les accidents n'étaient pas totalement inconnus à Pendulum, les maladies non plus, mais ils étaient devenus très rares.

Malgré tout, depuis quelques mois, les patients se faisaient de plus en plus nombreux, atteints d'un mal qui semblait se répandre inexorablement, et contre lequel le médecin se sentait totalement impuissant. Les victimes dépérissaient, littéralement.

La première qu'il reçut était une femme ; elle travaillait comme couturière dans la principale rue commerçante de Pendulum. Ou plutôt, elle concevait les modèles de vêtements ; toutes les tâches pénibles étaient effectuées par les machines qui retraçaient ce qu'elle avait dessiné, le découpaient, l'assemblaient...

Il l'avait connue enjouée, d'une beauté triomphante, illuminée par un caractère flamboyant. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Elle avait perdu sa flamme créatrice, puis le sommeil, l'appétit... À présent, sa santé même devenait compromise. Elijha nota son teint grisâtre, ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites.

Par acquit de conscience, il demanda à la jeune femme d'ôter son corsage de soie : dans son corset couleur champagne, à hauteur du cœur, était pratiquée une ouverture qui donnait accès au Minuteur. L'aiguille sur le cadran doré poursuivait correctement sa course. Il lui permit de se rhabiller, se détournant pour lui offrir un peu d'intimité. Elle avait compris qu'il ne pouvait pas grand-chose pour elle ; le médecin ne voulait pas contempler la détresse sur son visage fatigué. Quand elle disparut par la porte, il décida qu'il était inutile de recevoir les autres patients : qu'aurait-il à leur dire ? Il ordonna à Athanase de le fermer et demeura seul dans le bureau déserté.

Avant son voyage, Elijah avait lui-même éprouvé des symptômes de ce mal inconnu. Quand il avait quitté la ville, il avait obtenu du créateur de Pendulum, Auguste Vérité, qu'il arrête son Minuteur qui ne serait que source d'inconfort loin de son logis. Une fois à l'étranger, il s'était senti mieux. Pourtant, aucune des grandes métropoles de l'Europe ne bénéficiait des conditions de vie aussi favorables que la population que Pendulum. Il y régnait le crime, la pauvreté... Elles étaient traversées par des rivières où se déversaient tous les déchets des quartiers voisins, s'étouffaient lentement sous un épais brouillard gorgé de fumée... Alors pourquoi était-ce en cette cité saine et salubre qu'il se sentait mal ?

Machinalement, il ôta sa redingote, ouvrit un par un les boutons de sa chemise et observa son Minuteur : se détachant sur la peau pâle, il ressemblait une horloge miniature enfoncée dans sa poitrine. Cela faisait à présent assez d'années que les habitants de la ville le portaient pour que son usage soit considéré comme sûr. Et pourtant, depuis qu'il fonctionnait de nouveau, il ressentait les atteintes de cette étrange mélancolie.

Il ferma les yeux, brièvement, tandis que son poing se crispait par-dessus le mécanisme.

L'idée l'avait maintes fois effleurée, même s'il l'avait toujours repoussée. Et si c'était cette perfection, cette régularité qui avait apporté la satisfaction, l'opulence, la sécurité qui tuait insidieusement ceux qui les avaient reçus ? Il se releva pour tirer de l'étagère le règlement de Pendulum, et parcourut de nouveau la préface.

Supprimez l'imprévu, et n'importe quel système marchera sans la moindre faille.

Il saisit sa plume, la trempa dans l'encrier et ajouta quelques lignes avant de placer le livret dans sa poche intérieure. Puis il reboutonna sa chemise, renfila sa redingote, coiffa son haut de forme et sortit de son bureau, sous les yeux artificiels et non moins surpris d'Athanase.

« Où allez-vous, monsieur ?

- Faire mon devoir. »

Il n'eut pas à attendre trop longtemps pour attraper un omnibus. Il monta et actionna la manette qui sollicitait un arrêt à l'aérogare. Il ne lui fallut que dix minutes pour arriver à bon port. À la frontière de la ville, s'étendait une aire où se trouvaient posés différents modèles de petits dirigeables. Ces zeppelins étaient prêtés à ceux qui devaient impérativement traverser la cité sans subir la circulation, même fluide ; en tant que médecin, il avait appris à les manœuvrer avait reçu une autorisation spéciale de les utiliser. Le minuteur dans sa poitrine protesta, lui rappelant douloureusement qu'il était censé être à son cabinet.

L'employé en livrée rutilante s'avança vers lui, vérifia sa license et lui proposa de sélectionner le véhicule qui lui conviendrait le mieux : il dédaigna les plus luxueux, avec leurs habitacles de bois lustré rehaussé de dorure, et choisit un engin en métal argenté en forme de navette, à peine décoré de filets de cuivre martelé. L'employé lui rappela comment lancer les machineries pour actionner les hélices .

Elijah s'installa dans le fauteuil de cuir tandis que le zeppelin montait lentement, en direction de l'immense Rouage qui poursuivait sa trajectoire régulière. Il s'octroya un instant de réflexion, avant de diriger l'aérostat entre deux dents, un peu avant l'endroit où il s'enfonçait dans le titanesque coffrage qui contenait le reste du mécanisme. Profitant du temps de pause la machinerie, il manœuvra la forme effilée de l'engin dans l'espace visé. Le métal crissa contre le métal ; il stoppa les hélices pour éviter que l'appareil ne se dégage accidentellement et attendit, les yeux fermés, d'être broyé par les gigantesques engrenages. La coque commença à se froisser autour de lui... la mécanique géante hurla comme un animal blessé.

Elijah glissa la main dans sa poche intérieure, où reposait le carnet, et ferma les paupières.

* * *

Le médecin ouvrit les yeux sur une chambre blanche, celle d'un hôpital qu'il connaissait bien, même si ce n'était pas en tant que pensionnaire. Il fut vaguement surpris d'être encore en vie.

Un homme lui tournait le dos, élégamment vêtu, avec des cheveux gris soigneusement gominés et séparés pas une raie bien nette. Se sachant observé, il se retourna lentement. Elijah sentit sa gorge se serrer en reconnaissant Auguste Vérité, le créateur de Pendulum. Il considéra le médecin d'un regard placide, où ne résidait aucune colère.

« Vous avez été secouru à temps. Le mécanisme a été arrêté pour vous désincarcérer avant que vous ne soyez broyé ; d'après vos confrères, vous n'avez à déplorer que quelques os brisés et quelques plaies sans gravité. Vous vous en remettrez...

- ... pour payer mon crime ? » souffla-t-il faiblement.

Varutré haussa les épaules :

« J'étais tenté de croire à un accident, jusqu'à ce que nous trouvions ceci... »

L'horloger tira de sa poche le livret et l'ouvrit avec précaution, lisant à haute voix :

« Supprimez l'imprévu, et n'importe quel système marchera sans la moindre faille.

... Sauf l'humain.

Il est fait pour le danger, pour l'imprévu.

Donnez-lui la perfection, et elle le tuera lentement.

Elle ne laissera de lui qu'une coquille vide sont on ne pourra plus rien tirer. En pensant le rendre heureux, vous le tuez peu à peu. »

Vérité esquissa un petit sourire fataliste :

« Il semblerait que vous ne soyez pas, après tout, le plus grand criminel dans cette pièce. Je prendrai acte de vos remarques. Cette voie n'était peut-être pas aussi bonne que nous étions portés à le croire... Mais, vous savez... »

Il laissa passer une petite pause avant d'ajouter, sur le même temps fataliste :

« ... il vous aurait suffi de m'en parler. »

Elijah réalisa qu'il ne l'avait même pas envisagé. Tout son corps était douloureux, mais il parvint cependant à monter un bras bandé vers sa poitrine. Le Minuteur ne s'y trouvait plus.

Il ferma les yeux et se laissa de nouveau emporté dans le sommeil, dans la douce satisfaction du devoir accompli.


Texte publié par Beatrix, 6 janvier 2018 à 10h41
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