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Je sais que c'est un peu cryptique, mais un jour vous comprendrez mieux... ^^

* * *

Quand elle s’éveilla, il était beaucoup plus tôt que d’habitude ; aucune trace de jour ne filtrait à travers les fentes des volets ; la place à côté d’elle dans le lit était vide et déjà froide. Elle fronça les sourcils, soudain inquiète. Une lampe à pétrole brûlait en sourdine à côté d’elle ; parfois, elle regrettait la ville et tout le confort qu’elle garantissait, mais cette maison de bois isolée de tout, perdue au milieu des montagnes et des forêts, offrait à son époux un sentiment de sécurité en attendant qu’il puisse se retrouver lui-même. Il devait apprendre à vivre sereinement avec celui qu’il était à présent, et cela ne serait pas chose facile.

Avec un soupir, elle se leva, frissonnant légèrement quand ses pieds touchèrent le parquet froid. Elle attrapa l’épaisse robe de chambre qui pendait à la patère et se dirigea vers le séjour. L’horloge indiquait cinq heures du matin. Elle frotta ses yeux ensablés ; même si la fatigue alourdissait encore ses membres, elle savait qu’elle ne parviendrait pas à se rendormir. Son époux n’était nulle part en vue, ni dans le salon, ni dans la cuisine. Les seules autres pièces de la maison étaient les chambres des enfants, qui se trouvaient toujours plongés dans un profond sommeil.

Elle décida de préparer le petit déjeuner, afin de pouvoir s’occuper, sans laisser son esprit trop vagabonder. Petit à petit, il redevenait lui-même, et elle s'en réjouissait, en dépit des changements qu’avait subis son apparence. Il suffisait qu’elle retrouve son regard, son sourire, ses manières qu’elle avait appris à apprécier… le reste lui était égal. Elle l’aurait accepté même s’il avait été défiguré, ou atteint d’une maladie débilitante. Il était le seul à ne pas vouloir le comprendre.

Bientôt, l’odeur des toasts qu’elle avait mis à griller embauma la petite pièce. C’était la base commune de leur petit déjeuner ; pour le reste, leur culture respective divergeait du tout au tout. Elle sourit en y songeant, tandis qu’elle continuait à s’affairer. Quand il accepterait enfin de se montrer, et qu’il aurait retrouvé un semblant de paix avec lui-même, sans doute serait-il heureux de trouver la table garnie. Il rirait et plaisanterait, avec la vivacité d’esprit qui restait son trait principal, comme si un moment de trouble ou de doute n’avait pas tenu le sommeil loin de lui.

Mais les minutes s’égrenaient, et il n’avait toujours pas refait son apparition. Elle aurait pu décréter qu’il n’avait qu’à être là, et qu’il pouvait bien prendre son petit déjeuner froid, mais elle ne se sentait pas le cœur à être si dure avec lui, pas plus qu’il ne pourrait l’être envers elle, probablement. Elle se décida à enfiler ses bas et ses bottines et à jeter un châle épais sur ses épaules avant de sortir. Il faisait encore sombre ; le ciel s’étendait comme un drap de velours bleu marine piqué d’étoiles, veillé par une lune blême. Seul un mince ruban d’argent à l’horizon préfigurait l’aube même si une lumière pâlichonne éclairait déjà le paysage de vallons couverts d’arbres enneigés.

Elle décida d’aller voir si elle le trouvait en son lieu préféré, au bord du lac. Il lui arrivait souvent de s’asseoir sur la berge, pour réfléchir ou méditer. Elle le connaissait assez pour savoir qu’il était capable d'être parti sans prendre de manteau ; elle se résigna à faire demi-tour pour lui en chercher un avant de le rejoindre.

Il avait de nouveau neigé pendant la nuit ; l'épaisse couche immaculée craquait sous ses pas. Pour elle qui a vécu entre Londres et les pays exotiques de son enfance, toute cette blancheur est toujours un peu déstabilisante ; c’était comme si le monde s’était endormi sous une couverture de plumes glacées. Et c'était peut-être plus frappant encore sous ce ciel d’un bleu sombre et profond, piqué par des milliers de diamants qui ne semblaient pas prêts à se ternir. Elle repèra une série de pas, plus larges et décidés que les siens, et choisit de les suivre, d'autant qu'ils partaient dans la direction qu’elle escomptait déjà prendre.

L’horizon s’était un peu éclairci ; la neige elle-même émettait comme une douce lueur bleutée, dissipant un peu la pénombre du petit jour. Le froid vif et piquant s’insinuait dans ses vêtements, qui n’étaient pas adaptés à un matin d’hiver. Un frisson courut le long de sa colonne vertébrale ; elle resserra le châle autour d’elle.

Enfin, le lac fut en vue : elle l’aperçut, debout dans le premier rayon doré d’une matinée qui s’annonçait belle. Mais il n’était pas seul : sa main reposant sur l’encolure d’un cerf qui lui faisait face, la tête légèrement penchée en avant. Jeune, sans doute, à sa ramure encore épurée, l’animal ne semblait pas éprouver la moindre crainte. Elle le contempla, étonnée, avant de se rappeler son don de commander aux bêtes, y compris les plus sauvages. Après tout ce qu’il avait traversé, la compagnie d’une présence aussi simple et innocente devait l’apaiser. Elle ressentit un petit pincement au cœur en songeant qu’elle ne pouvait lui apporter cette paix. Elle chassa aussitôt cette pensée. Si tel était le cas, il ne l’aurait pas admise, ni dans sa vie ni dans cette retraite où il tentait de nouveau d’exister.

Elle admirait sa silhouette plus élégante encore, peut-être, que par le passé. Ses cheveux avaient presque totalement repris leur couleur d’autrefois. Elle grimaça en voyant qu’il était en bras de chemise, mais elle n’osa pas l’approcher de peur de briser cette image si paisible et fascinante. Elle en oubliait presque la brise qui glissait des doigts de glace dans ses boucles éparses. Il semblait si calme, si posé qu’elle se demanda s’il était réellement cet homme empli d’une irrépressible énergie et débordant d’un esprit caustique qu’elle avait connu des années plus tôt.

Le cerf releva la tête et posa sur elle ses yeux brillants, avant de reculer, faire demi-tour et s'évaporer en quelques bonds. Il regarda l’animal disparaître, puis se tourna vers elle avec une ombre de sourire :

« Tu n’aurais pas dû sortir…

— Ton petit déjeuner est prêt, déclara-t-elle plus brusquement qu’elle l’aurait voulu.

— Je suis désolée, je t'ai encore inquiétée… »

Il enfouit les mains dans ses poches, contemplant la surface gelée du lac. Elle se demanda ce qui le préoccupait ; pourquoi ne voulait-il pas lui en parler ?

« Si quelque chose ne va pas, tu pourrais très bien me le dire. Je pense que je peux aussi bien te comprendre qu’un cerf ! »

Elle leva les yeux au ciel :

« Je ne te comprends pas ! Autrefois… »

Il sursauta légèrement, comme s'il avait été brûlé.

« Autrefois… »

Il se mit à rire, un son creux, presque désespéré :

« Autrefois. Avant. À l’époque… Oui, je le reconnais, je devais être quelqu’un de bien plus séduisant. »

Elle aurait voulu lui répondre qu’il avait tort, qu’il se faisait des idées fausses, mais elle n’en était pas sûre elle-même. Il se tourna vers elle et la saisit par les épaules :

« Regarde-moi… Regarde-moi bien… vois-tu toujours le même homme ? »

Elle ouvrit la bouche, et la referme aussitôt, incertaine.

« Peux-tu me dire que tu m'aimes comme avant ? Exactement comme avant ? Sans me mentir ? »

Elle déglutit péniblement :

« Non. »

Il laissa tomber ses bras le long de son corps, résigné. Ses épaules s’étaient légèrement voûtées. Déjà, elle le sentait s'éloigner d’elle, imperceptiblement, et si elle ne faisait rien, il continuerait à le faire.

« Non, parce que tu n’es pas le même. Oui, j’aimais celui d’autrefois. J’aimais un homme désinvolte, séduisant, spirituel… Mais celui que j’aimais n’était qu'une apparence. Qui est tombée comme les feuilles en automne… empotant cet amour avec lui… »

Elle leva les yeux vers les branches dépouillées des arbres, où quelques feuilles brunies s'accrochaient encore :

« Mais une fois la dernière feuille tombée, on voit à quoi ressemble réellement un arbre. Sa beauté pure et dépouillée, sur laquelle de nouvelles feuilles sont prêtes à s'épanouir… »

Elle s’approcha d’un pas :

« Et le nouvel amour que je conçois pour toi est comme les nouvelles feuilles qui vont apparaître au terme de l’hiver… Plus pur, plus intense… Plus fidèle à ce que tu es à l’intérieur de toi… »

Avec douceur, elle posa le manteau sur ses épaules, avant de reprendre sa main glacée dans la sienne :

« Viens à présent. Ton déjeuner t'attend, même si je vais sans doute devoir faire griller de nouveaux toasts ! »

Ils remontèrent ensemble dans la lueur dorée du matin naissant, sous le regard liquide du cerf qui s’était attardé sur la rive.


Texte publié par Beatrix, 18 décembre 2017 à 01h59
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