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tome 2, Chapitre 7 « chapitre 5 - Le goût du sang » tome 2, Chapitre 7

Elena pénétra silencieusement dans la pièce. Comme à son habitude, elle s’était parfumée d’une eau de toilette afin de masquer l’odeur de la cigarette. Si elle adorait en fumer, elle savait qu’il détestait sentir le tabac. De crainte d’attiser sa colère, elle arborait cette fois-ci une délicate saveur de pêche.

Elle ne lui adressa aucun salut et se servit un verre d’eau. Son cœur battait normalement, même s’il la sentit sur ses gardes. Ses gestes étaient tendus, trop calculés pour être naturels. Un sourire s’étira sur ses lèvres. Même si ses yeux sombres fuyaient son regard, ils guettaient néanmoins une réaction de sa part.

— Tu n’approuves pas ce que j’ai fait, déclara Aleksandar d’un ton égal.

Elena s’interrompit et pivota vers lui, la mâchoire serrée. Elle porta le verre à ses lèvres, esquivant encore son regard insistant.

— Réponds-moi, ordonna-t-il d’une voix aussi calme.

Les traits de la jeune femme se durcirent un peu plus. Elle tentait de lui dissimuler ses émotions, d’arborer le même air impassible que Charles. Mais contrairement à ce dernier, elle n’était guère douée à ce jeu-là. Si son jeu de comédienne fonctionnait avec les humains, il pouvait voir en elle comme dans un livre ouvert.

— Tu es le chef, Aleksandar, rétorqua-t-elle. Je n’ai pas à juger.

— C’est pourtant ce que tu es en train de faire.

D’habitude, la jeune femme ne lui posait aucun problème. Intelligente, elle exécutait ses ordres sans poser la moindre question. Pourtant, depuis qu’elle avait assisté au viol de sa prisonnière, elle évitait de lui adresser la parole, feignant que tout allait bien.

— J’ai du travail, dit-elle avant de tourner les talons.

— Je ne t’ai pas autorisé à partir.

Elena s’interrompit, réprimant un soupir las, et lui fit de nouveau face. Ses mains se posèrent autour de sa taille fine et ses yeux sombres se teintèrent d’éclats de colère. Elle baissa la tête et tenta de calmer ses tremblements. Aleksandar s’approcha d’elle et caressa doucement sa joue à l’aide de son pouce. Elle ne broncha pas, laissant ses bras pendus le long de son corps, la tête désespérément baissée.

C’était une réaction automatique, presque mécanique, lorsqu’elle sentait la colère naître en lui. Malgré son sang-froid incomparable, elle n’était pas de taille à lutter contre lui et elle le savait. Aussi, elle ne lui résistait plus depuis longtemps.

— Je t’avais pourtant avertie, susurra-t-il. Cette femme m’appartient et j’ai tous les droits sur elle, même ceux réprouvés par votre code moral.

— Bien sûr, obtempéra-t-elle. C’est juste que… j’ai été surprise, je…

— Cela t’a choquée, mon cœur ?

— Non, bien sûr que non, assura-t-elle un peu trop rapidement, le teint pivoine. Je…

Il continua à caresser sa joue et sentit les émotions qui tourbillonnaient dans sa tête. Elle rêvait de s’échapper de la pièce. Il posa alors ses mains sur ses épaules pour contrecarrer son projet. Elena avait beau être docile, il était souvent contraint d’étouffer ses petites rébellions. Sa situation pouvait devenir précaire à n’importe quel moment. Il ne lui avait jamais menti à ce propos, mais la jeune femme était attirée vers le pouvoir tel un papillon vers une flamme.

— Elle… elle m’a reconnu, bredouilla-t-elle, de plus en plus mal à l’aise.

— Et alors, mon cœur ?

Elena possédait habituellement un sang-froid hors-pair. À l’instar de Svetlana, elle pouvait assassiner ses ennemis sans éprouver le moindre remord. Pourtant, la prisonnière lui inspirait une terreur pernicieuse, une terreur capable de briser son masque de froideur.

— Elle… elle fera forcément le lien avec l’Agencija et… et sa sœur, ajouta-t-elle.

Aleksandar caressa sa chevelure soyeuse et l’attira contre lui.

— Elle ne peut pas t’atteindre, Elena. Je l’ai laissé presque pour morte dans sa cellule. Crois-moi, elle a d’autres chats à fouetter que l’Agencija et sa sœur pour le moment.

— C’est stupide, je sais, mais elle était tellement déterminée à la retrouver…

— Regrettes-tu tes actes, ma belle ?

— Non, non, bien sûr que non…

— Katharina n’est plus un problème. Le véritable danger est sa sœur et c’est sur elle que nous devons nous concentrer. Puis-je compter sur toi ? Ou dois-je te rappeler ce qui se passerait si tu échoues encore ?

Il ponctua ses paroles d’un tendre baiser sur ses lèvres et d’un sourire enjôleur. Néanmoins, ses prunelles noisette se teintèrent d’un amas pailleté, qui fit frissonner la jeune femme.

— Michail et le reste de l’Agencija sont morts, assura-t-elle. Mes nettoyeurs sont en train de réduire en cendres les derniers corps.

— Es-tu certaine qu’il ne reste personne ?

Il resserra son étreinte autour de la jeune femme, dont les battements de cœur s’accélérèrent à vive allure. Il huma son parfum fruité, se délectant à la fois de sa beauté et de la terreur qu’il suscitait en elle. Elle contrôlait chacune de ses paroles en sa présence. Cela l’amusait de la voir se ronger les sangs ainsi, de redouter sans cesse le pire et de capituler à la moindre contrariété, alors qu’elle rêvait probablement de lui tirer une balle entre les deux yeux.

— Nos meilleurs traqueurs sont sur la piste d’Élise Laserre, dit-elle. Elle a été localisée près de Varsovie il y a deux jours, sur les terres du clan.

— Dépêche-toi de l’éliminer, ma belle.

S’il existait un agent aussi redoutable et futé que Svetlana, c’était elle. Malgré l’éradication de l’Agencija, la jeune femme s’en était tirée et il était probable qu’elle soit sur les traces de sa collègue.

Elena acquiesça d’un air faussement aimable.

— Svetlana ne t’a pas encore reconnue, murmura-t-il finalement. Elle était troublée en te regardant, mais elle n’a pas fait le lien. Sa rage n’avait rien à voir avec toi.

La jeune femme ne put retenir un soupir de soulagement.

— Si tu ne réussis pas à attraper Élise Laserre, je révélerai la vérité à Svetlana et te jetterai dans la même cage qu’elle, l’avertit-il. Je lui révélerai que tu es celle qui a poussé sa sœur à remonter le temps pour assassiner Laurent.

***

Je voulus me rendormir, échapper au contact de mon corps meurtri, en vain. Le sol poussiéreux de ma prison me faisait mal, mais cela m’importait peu. Je restais allongée, pantelante, épuisée. L’esprit de Kaća m’implorait de venir jusqu’à lui, mais toutes mes forces m’avaient abandonnée.

Mes lèvres sèches manquaient d’eau et à bout de forces, je léchai le sol humide dans l’espoir de me désaltérer un peu. Le vent soufflait au-dessus de ma prison. Je l’imaginai balayer ma peau meurtrie, dans l’espoir de retrouver la même énergie procurée par les flocons de neige. Mais je ne sentis rien. Alors mon esprit dessina Belgrade avec ses rues malfamées, grouillantes de déchets et d’individus tassés les uns sur les autres. J’imaginai Dimitrije réparant tout et n’importe quoi pour des prix dérisoires.

Il y a quelques années, ce décor m’aurait fait hurler. Mais Belgrade, avec Vienna, faisait partie des rares lieux où j’avais connu un peu de joie dans mon existence. Et désormais, ces souvenirs, couplés à l’espoir de retrouver Kaća, s’érigeaient en dernier rempart contre le démon.

La porte s’ouvrit dans un éternel grincement sinistre. Je fermai les paupières, happée par une terreur et un dégoût sans nom. Je sortis de ma torpeur lorsqu’une couverture fut déposée contre moi et je bondis vers mon gardien, avant d’être maîtrisée et jetée par terre.

Charles déglutit, stupéfait d’avoir eu le dessus, et me remit la couverture en détournant son regard. Je l’enroulai autour de moi, résistant à la furieuse envie de pleurer et de me laisser de nouveau choir contre le sol. Face à mes joues rougissantes, il recula un peu plus.

— Merci, murmurai-je.

Un rire résonna dans mon crâne, comme pour se moquer de mes paroles. Pourquoi devrais-je le remercier après tout ? De me traiter comme une humaine ? Cela était certes ridicule, mais l’attention trop rare pour être soulignée. La sympathie de mon gardien n’était donc pas totalement feinte.

— Je tâcherai de vous apporter un tee-shirt après la douche, dit-il. Je… je voulais vous l’amener maintenant, mais Aleksandar a refusé.

Malgré ma couverture, son regard se posa sur mes épaules nues, marquées de cicatrices et de blessures. Il ébaucha un rictus de dégoût et je déplaçai mes cheveux sales dessus pour les masquer.

Il m’amena ensuite à la douche et pénétra avec moi à l’intérieur de la salle d’eau. Il remarqua immédiatement le fragment de miroir et l’attrapa, avant de m’ordonner de déshabiller. Mon bas-ventre se contracta douloureusement et les sanglots affluèrent.

— Les ordres sont les ordres, soupira-t-il. Je dois rester ici pour vous surveiller.

Il tourna alors le dos et je restai plantée là, tétanisée à l’idée de dévoiler mon corps dans une pièce aussi… intimiste. Il m’avait pourtant vue dénudée, mais je me sentais désormais vulnérable, faible, comme une fourmi que l’on peut écraser.

— Vos cicatrices… dit Charles en me tournant toujours le dos. Elles… elles vous font encore mal ?

La douleur des cicatrices était bien moindre en comparaison de celle qui vrillait mon bas-ventre. Néanmoins, je me gardais de lui dire et acquiesçai en silence. Il régla alors la température de l’eau.

— Elle est tiède, indiqua-t-il. Ça vous fera moins mal.

Il retourna à sa place et attendit, visiblement mal à l’aise. Malgré mes sanglots, je m’aventurai sous l’eau coulante, laissant mon esprit vagabonder ailleurs. Je devais sentir mauvais, à force de transpirer de terreur et de saleté. Mes jambes me portaient à peine et mes paupières étaient lourdes. Mon esprit vaseux ne réagit pas lorsque Charles annonça la fin de la douche.

Les sanglots coulèrent, mais je restai tétanisée. Les mots se noyèrent dans ma gorge lorsque mon gardien me sécha et m’enroula dans la couverture.

— Vos cheveux, murmura-t-il une fois de retour dans la cellule. La couleur rousse, elle a… elle a presque disparue.

Un bref aperçu de mon reflet dans le miroir confirmait ses dires : mon changement physique était désormais impossible à dissimuler. Mes cheveux blond platine étincelaient de mille feux, s’assortissant à ma peau diaphane. Seules mes pupilles possédaient encore leur teinte verte naturelle.

Un second gardien apporta soudain un plateau de nourriture, ainsi qu’un tee-shirt. Il était bien trop grand pour moi, mais je l’enfilai avec un soulagement non-dissimulé. Il couvrait le haut de mon corps ainsi que mes genoux. C’était suffisant pour ôter la vue insupportable de mes blessures et m’aider à me sentir maîtresse de moi-même, du moins, en apparence.

Ma bouche saliva à la vue du plateau et je luttai pour l’avaler d’un air mesuré en dépit de ma faim grandissante.

— Vous paraissez bien plus jeune que votre âge, dit Charles.

Je le regardai sans réellement comprendre le sens de sa question.

— Vous avez reçu l’autorisation de me tenir compagnie ? demandai-je d’un ton cinglant.

Les mots sortirent difficilement de ma bouche, comme une voiture que l’on démarre après des semaines d’inutilisation. Cela faisait une éternité que je n’avais pas prononcé une phrase aussi longue.

— Aleksandar s’est absenté pour une urgence, révéla-t-il. Et les gardes sont occupés, ils… ils jouent au poker.

— Vous n’avez donc pas d’autorisation.

— Je voulais prendre de vos nouvelles.

J’éclatai de rire malgré moi. Il connaissait déjà la réponse ; et je n’avais aucune envie de discuter des sévices de ce monstre. J’attrapai alors mon assiette et amenai un gros morceau de viande à ma bouche, toujours en songeant à la veine juteuse de mon gardien.

— Je suis vivante, finis-je par répondre.

N’était-ce pas l’essentiel ? Beaucoup de personnes préféreraient souffrir ainsi plutôt que de mourir. Seulement, la mort était une option inenvisageable, autant pour mon ravisseur que pour moi.

L’héritage d’Élia aurait dû me protéger. Lorsqu’elle avait contraint le Démon-Créateur à empêcher tous ses héritiers de mourir, elle imaginait sans doute que personne ne pourrait m’atteindre. C’était une grossière erreur. À cause de cela, deux options se dressaient devant moi : fuir jusqu’à la fin des temps, ou souffrir.

— J’ignorais que mon sort vous préoccupait tant, dis-je.

Ma voix avait recouvré un peu d’assurance et l’attrait pour la veine de mon compagnon s’atténua un peu. J’inspirai une goulée d’air et terminai mon assiette d’un air docile.

— Vous êtes une tenace. Même lorsque vous mangez, on dirait que vous menez un combat à mort, dit-il.

J’ébauchai un rictus.

— Ce n’est pas dans ma nature de capituler.

Face à sa gêne visible, j’ajoutai d’un air las :

— Inutile de fuir sans cesse mon regard. Je ne suis pas un basilique, je ne tue pas systématiquement les gens que je croise.

— La mort du britannique prouve le contraire.

— La mort de ce mollusque était amplement méritée. Qu’imaginez-vous, Charles ? Que j’allais les laisser me violer sans réagir ? Pour l’amour du ciel, comment pouvez-vous me redouter à ce point alors que vous travaillez pour l’ordure de la pire espèce ?

Il tourna la tête vers moi, conscient que je marquai un point.

— Qu’il est agréable d’être enfin considérée comme une personne, ironisai-je.

— Blond platine est votre couleur naturelle de cheveux ? interrogea-t-il pour changer de sujet.

J’arquai un sourcil, méfiante. Continuait-il l’interrogatoire ou était-il seulement curieux ? Ma rousseur naturelle me manquait déjà. Ce trait physique, propre à ma famille maternelle depuis plusieurs générations, était l’un des rares points communs que je possédais avec ma sœur disparue.

— Pourquoi cette question ? répliquai-je.

— Vous ressemblez à une adolescente avec cette couleur. Si les traits de votre visage n’était pas autant marqué par la fatigue et la souffrance, je vous aurais donné cinq ans de moins.

— En temps normal, j’aurais pris votre remarque pour un compliment. Le blond a tendance à me rajeunir, admis-je en faisant comme si de rien n’était. Et vous, Charles, quel âge avez-vous ?

Discuter avec lui me procurait un réconfort bienvenu. Sa sympathie était provisoire, simulée même. Mais vu ma situation, je m’en fichais. Sa présence m’aidait à hisser la tête hors de l’eau et me faisait oublier les événements de la veille.

— J’ai vingt-sept ans, répondit-il. Bientôt vingt-huit.

— Depuis combien de temps travaillez-vous pour Aleksandar ?

— Deux ans. J’effectuais à la base des petites missions pour le clan de Prague, avant de gravir les échelons et devenir son bras droit.

— Vous avez pourtant un sacré accent anglais, soulignai-je. Je ne le pensais pas capable de faire confiance à un britannique.

Sa haine envers les habitants du Royaume-Uni était de notoriété publique. L’alliance créée pour bombarder Vienna avait été le résultat de longues négociations et compromis. Mais cela importait peu : cette haine – ancrée au plus profond de ce monstre – serait à jamais vivace.

— Je ne suis pas britannique, dit l’homme. Je suis hongrois d’ascendance américaine.

— Pour l’amour du ciel, cessez de vous moquer de moi. Votre accent est plus anglais que le mollusque de l’autre jour.

— Parce que vous ignorez tout de l’accent américain.

— Plus aucun américain n’a foulé le sol européen depuis la création de Vienna. Leurs descendants ont perdu leur accent depuis le temps. Cessez de me prendre pour une idiote.

— Quelle perspicacité, railla-t-il. Dans ce cas, Aleksandar a jugé mon accent à son goût puisque je suis son bras droit.

Je ne répondis rien, surprise par sa facilité à discuter du démon et de son rôle au sein de son clan avec moi. S’il cherchait à me tirer les vers du nez, il se compromettait bien trop pour s’en sortir indemne en cas de mon évasion.

Suite à la fondation de Vienna, divers clans s’étaient formés sur l’ensemble de l’Europe. Puisque les gouvernements – ou ce qu’il en restait - de chaque pays ne servaient plus à rien, ces clans avaient su éviter l’anarchie. Beaucoup d’entre eux profitèrent du marché noir pour obtenir des ressources sanitaires et alimentaires, ce qui évita une extinction prématurée de la population européenne. Certains s’étalaient parfois sur plusieurs pays et géraient la justice ainsi qu’une partie de l’économie du territoire contrôlé. Celui de Prague s’en sortit si bien qu’il réussit à stabiliser la situation. Ainsi, la République Tchèque, la Slovaquie et la Pologne tirèrent leur épingle de jeu et offraient désormais une illusion d’une Europe d’antan, stable et sereine.

— Vous êtes trop sympathique pour un mercenaire sans scrupules, dis-je avec prudence. J’en sais presque trop sur vous, maintenant. Alors expliquez-moi à quoi rime cette discussion.

— Suis-je déplaisant à ce point ?

— Loin de là.

Il haussa les épaules, ramassa mon assiette et s’assura que ses compagnons jouaient toujours au poker. Il ajouta dans un souffle :

— Elena a retrouvé le rapport fourni par Schenpfoff sur les accusations d’assassinats.

— Un tissu de mensonges.

— Ce rapport est suffisant pour vous envoyer au bûcher.

— Je suis déjà sur l’échafaud, soupirai-je.

Il m’adressa un regard étrange, rempli de sous-entendu. Il délaissa le plateau en dépit de son appréhension perceptible. Cela n’était pas seulement lié à ma simple présence. Quelque chose d’autre lui pesait sur le cœur.

— Vous êtes une sorcière, dit-il. C’est un fait.

— Si c’est une confession que vous espérez, vous…

— Votre confession et vos crimes m’importent peu.

Moment de silence. Au-dessus de ma cellule, des bruits de pas s’agitèrent.

— Que voulez-vous, alors ? risquai-je.

Les pas s’intensifièrent.

— La partie de poker est terminée. Ils arrivent.

Cette agitation n’augurait rien qui vaille. J’ignorais combien de temps il me restait avant sa prochaine visite. Cette pensée suffit à chasser le peu d’énergie recouvrée lors de ma discussion avec Charles. Même absent, Aleksandar pouvait me rendre visite par l’intermédiaire de mes cauchemars.

Ce calme ne signifiait rien ; mon calvaire recommencerait bientôt.

— Je suis désolé de ce qu’il vous arrive, confessa-t-il. Je suis lâche de vous abandonner à ses griffes, je… j’ignorais qu’il en arriverait là.

Il soutint mon regard avec un courage jusque-là absent. Sa considération me toucha. Cela faisait longtemps qu’une personne ne m’avait pas considéré ainsi, comme un être humain doué d’émotions. Ma propre famille me méprisait et la dernière personne à avoir discutée avec moi sans faux-semblant était mon ancien petit-ami, Dimitrije. Il me manquait parfois. Je l’avais abandonné depuis mon départ de Belgrade et je me demandais s’il réparait toujours les machines à Leštane. (1)

— Votre situation n’est cependant pas irrémédiable. Peut-être vos dons de sorcière pourraient aider le mercenaire que je suis. Et peut-être qu’en échange, je pourrais vous offrir une porte de sortie.

Mon souffle se coupa un instant, tandis qu’un nœud vrilla mon ventre. Je ne pouvais y croire, je nageais une fois de plus en plein rêve, cela ne pouvait être réel. On m’arracherait bientôt à cet espoir, il ne pouvait en être autrement.

— Qu’attendez-vous de moi ? balbutiai-je.

— Le voyage astral… il… il peut servir à entrer en contact avec les défunts, n’est-ce pas ?

— Seulement si l’âme n’a pas atteint le royaume des morts.

— Et si l’âme n’est ni dans un corps, ni dans le royaume de la Déesse, ni dans l’autre réalité ?

— Il faut recourir à des pratiques plus… occultes.

Il acquiesça sans ciller.

— Seriez-vous capable de les utiliser ? demanda-t-il.

— Bien entendu.

Il réprima un sourire, ainsi qu’un soupir de soulagement.

— Je cherche une personne… qui a… disons, disparue.

— Un être cher ?

Ses lèvres se pincèrent.

— Mon aide ne sera pas gratuite, rétorquai-je, le cœur battant à tout rompre. Je ne prendrai pas le risque de vous aider sans garantie de votre part.

Charles hocha la tête d’un air entendu. La détermination dansait au fond de ses prunelles et mon instinct me susurrait qu’il ne s’adressait pas à moi par hasard. Peu de sorcières étaient en mesure de recourir à de telles pratiques. Si l’occultisme régnait en maître chez les sorcières, ces sortilèges requéraient une part de risque non-négligeable.

Il réfléchit un moment avant de chuchoter au creux de mon oreille :

— La femme qui a assisté à votre… hum, elle s’appelle Elena. Elle soutient Aleksandar depuis son arrivée à la tête du clan de Prague et je la soupçonne même d’avoir incité son prédecesseur, Boris Schapov, à le nommer comme son unique héritier dans son testament.

Il marqua une pause pour me laisser le temps d’enregistrer l’information et ajouta :

— Elle est aussi fragile que vous. Méfiez-vous d’elle, car le sens de l’honneur n’est pas son point fort. Mais ce n’est pas le plus important. Vous l’avez rencontrée par le passé.

Cette fois-ci, mes jambes faillirent glisser sous mes pieds. J’hochai la tête, masquant mon excitation. Mon instinct ne me trompait donc pas totalement.

— Elle a travaillé à l’Agencija, dans la branche des Balkans, sous la direction de Michail. Mais elle a un jour claqué la porte sans avertir personne et a été embauchée ensuite à l’université de Prague, comme consultante en histoire anglaise… et du Demi-Monde.

Il n’ajouta rien et m’adressa un regard entendu. Si mes souvenirs m’avaient fait jusque-là défaut, je me remémorai sans peine le jour où je l’avais rencontrée. Au lieu de laisser la colère me submerger, une agréable satisfaction déferla en moi et apaisa mes maux.

La douce saveur de la vengeance me chatouillait le palais et Charles venait de me l’offrir sur un plateau d’argent.

— Qu’attendez-vous exactement de moi ? demandai-je.

— Vous voulez retrouver votre sœur et réduire Aleksandar à néant. C’est un noble projet. Aidez-moi à retrouver mon être cher et je vous faciliterai les choses, même s’il faut trahir ce démon.

— Ne craignez-vous pas sa fureur ? m’étonnai-je. Vous savez ce dont il est capable. Il ferait peur à un tueur en série.

Il haussa les épaules d’un air las.

— Je compte sur vous pour le vaincre, rétorqua-t-il avant de quitter la pièce.

(1) : commune située en périphérie de Belgrade.


Texte publié par Elia, 17 mars 2018 à 10h35
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