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tome 1, Chapitre 45 « Beatriz » tome 1, Chapitre 45

Lorsque les grilles du coven des Quatre Roses s’ouvrirent, mes jambes m’abandonnèrent définitivement. Malcolm, aussi épuisé que moi, marmonna un juron dans sa barbe et retint Maddy in extremis alors que je m’effondrais. Il continua sa route sans m’accorder la moindre considération, tandis que je m’obligeai à me relever. Cela fut vain. Mon corps n’était plus qu’un réceptacle vide d’énergie. Sans quelqu’un pour me soutenir, je serais à mon tour engloutie sous terre, comme Lyra.

Deux femmes encapuchonnées nous prirent en charge. L’une d’elles passa mon bras autour de son épaule, avant que des guérisseurs ne surviennent pour me porter. Nous fûmes amenés à l’intérieur d’un bâtiment de pierre. Il était difficile d’oublier la présence du Démon-Créateur : sa statue décorait chaque recoin des couloirs silencieux de l’édifice.

La nuit s’était abattue depuis déjà plusieurs heures et le coven était plongé dans une sombre veillée funèbre.

L’ambiance était morose et le silence primait. Maddy fut déposée sur un lit d’appoint et deux guérisseuses se précipitèrent à son chevet. La jeune fille n’avait pas ouvert l’œil depuis notre départ, malgré sa respiration saccadée.

On m’enroula dans une couverture de laine, tandis que le Patrouilleur s’assit sur un siège, l’esprit trop embrumé pour m’insulter de tous les noms.

Je refusais d’accepter l’évidence. Lyra finirait par nous rejoindre, soutenue et aidée par Archibald. Tout avait été si brutal et soudain. Comment leurs vies avaient-elles pu être arrachées aussi facilement ? Je ne parvenais pourtant plus à pleurer. Mes sanglots avaient silencieusement coulé le long de notre épuisante marche et j’étais désormais trop abattue pour ressentir la moindre tristesse.

Quelques minutes plus tard, une femme nous rejoignit. Revêtue d’une cape noire aux broderies argentées, toutes les personnes présentes dans la pièce inclinèrent la tête avec respect lorsqu’elle franchit le seuil de la porte.

Elle ôta sa capuche et dévoila sa chevelure noire et soyeuse. Ses boucles encadraient son visage sévère, au teint plus bronzé que la plupart des habitants de la région. Ses yeux sombres semblaient lire en moi tel un livre ouvert.

— J’aurais sincèrement voulu vous rencontrer dans d’autres circonstances, déclara-t-elle. Permettez-moi cependant de vous souhaiter la bienvenue ici. Je me nomme Beatriz et je suis l’actuelle cheffe de ce coven. Comme vous vous en doutez, je suis une occulte.

— Je m’appelle Élia Montgomery et voici Malcolm, mon… chaperon, répondis-je. Merci de nous accueillir en ces temps troublés.

Beatriz m’examina un instant avant de jeter un regard peu amène au Patrouilleur. Avait-elle senti la tension qui jalonnait la pièce ?

— Votre amie se trouve dans un état critique, dit-elle. Les guérisseuses m’ont contées le récit de l’accident. Combien de temps avez-vous passé au contact de la brume ?

— Une dizaine d’heures… en plus de celles écoulées durant notre évanouissement, répondit Malcolm.

Les guérisseuses écarquillèrent les yeux, épouvantées. Beatriz hocha la tête en leur direction et celles-ci s’empressèrent de parfumer la pièce d’encens.

— Levez-vous, Élia, ordonna-t-elle. Nous nous occupons des rites d’usage pour veiller sur votre amie. Malcolm, vous resterez à son chevet jusqu’à notre retour.

Ce n’était pas une suggestion, mais un ordre ferme, sans appel. Pour une fois, le Patrouilleur obtempéra et resta en retrait lorsque les guérisseuses entamèrent leurs prières. La situation était grave, mais impossible de me laisser aller. Il me fallait encore tenir. Si cette entrevue avec la sorcière me semblait insurmontable, le souvenir des épreuves traversées depuis mon arrivée à Endwoods me rappela que je tenais encore debout.

Tant que je vivrais, il me faudrait avancer.

Beatriz semblait attendre ma venue depuis longtemps et je devais donc rassembler mes dernières forces pour embrasser l’héritage qui me revenait. Aidée d’une guérisseuse, je me relevai et attrapai le grimoire de Lyra. Je suivis Beatriz dans un écritoire. Un crucifix était suspendu au mur et deux faibles chandelles éclairaient la pièce. Malgré ma surprise face à ce symbole papiste, je me sentis en paix ici.

— Voici un remontant, , dit Beatriz en me servant une coupe de vin chaud. Nos vignerons m’en ont apporté et vous en avez bien besoin. J’imagine que vous êtes en état de choc, mais cette rencontre ne saurait être retardée plus longtemps.

J’acquiesçai sans conviction. Qu’imaginait-elle ? Que je partirais dès mes pouvoirs récupérés ? Cela était impossible. J’étais épuisée et il me fallait recouvrer mes esprits. Lyra venait de mourir et mes amis la rejoindraient sûrement dans la tombe. Je ne pouvais continuer comme si rien ne s’était produit.

Beatriz devina mes pensées et s’assit à son tour sur une chaise en bois. Elle semblait lasse. À l’instar de Raonaid, le poids qui pesait sur ses fines épaules s’alourdissait chaque jour. Je me surpris à scruter ses traits en détails. Quel âge avait-elle ? Sa prestance était sans égal, tout comme son savoir et son expérience de la vie.

— Pardonnez mon empressement, dit-elle. Je ne souhaite guère vous brusquer, mais… les tensions sont vives en ce moment. Le coven redoute l’arrivée des Patrouilleurs et des créatures de l’enfer. J’ignore comment faire pour apaiser leurs inquiétudes et je voyais dans votre arrivée la résolution de nos maux.

— Vos attentes sont… ambitieuses, mais je crains qu’il ne me faille votre aide pour les combler. Lyra et Archibald étaient persuadés que vous détenez la clef de mon destin.

J’avais instinctivement parlé d’eux au passé et les larmes coulèrent aussitôt.

— Ne regrettez rien, Élia, répondit-elle. Lyra est montée dans cette diligence en parfaite connaissance de cause.

— Que… que voulez-vous dire ?

— La Dame Blanche, en guise de punition, lui a révélé la date exacte de sa mort. Lorsqu’elle m’a envoyé cette lettre, expliqua-t-elle en me remettant la missive, elle a compris qu’elle mourrait en vous menant sur le chemin de votre quête. Il s’agissait de l’unique moyen d’expier son péché… celui d’avoir refusé d’affronter la Dame Blanche.

Je comprenais désormais qu’en ayant accepté de monter dans son carrosse, j’avais symboliquement accepté de faire face à mon destin. Lyra s’y était soustrait et l’avait payé de sa vie. La voix de Beatriz ne trahissait ni tristesse, ni crainte à l’évocation de son amie perdue.

La sorcière toucha cependant le pendentif d’or accroché à son cou et récita une brève prière à son l’attention.

— Cette… cette sanction envers Lyra n’est-elle pas… démesurée ? m’étonnai-je. Je veux dire… ce carrosse est si terrifiant. Lyra était sûrement effrayée, sa réaction est… est humaine.

Beatriz acquiesça d’un air sombre.

— En effet, Élia, le prix que notre amie a payé est lourd. Mais vous devez comprendre que la Dame Blanche est envoyée par la Déesse. Son carrosse a abordé Lyra en cette nuit sans lune pour une raison précise. Le rôle de Lyra est primordial. Toutes ses recherches seront un jour utiles.

Elle marqua une pause et ajouta :

— Parlez-moi de votre histoire, dit-elle.

J’éclatai de rire. Mon histoire était chaotique et peu plaisante à raconter. Mais les mots jaillirent de ma bouche, ponctués de larmes. Je n’enjolivai pas la réalité et admis mon rôle dans l’usurpation de l’identité de Catherine. Malgré mes intentions louables, j’avais commis de nombreux péchés.

— Oh, pardonnez-moi, soupirai-je à la fin de mon récit. Quand je raconte cette histoire, j’ai le sentiment d’être folle à lier !

Elle balaya mes paroles d’un geste de la main.

— Vous n’êtes pas folle, Élia. Bien au contraire. Vous tenez debout alors que le monde s’est effondré autour de vous. Votre fiancé, votre famille, la terreur qui vous ronge depuis votre première arrestation…. Vous êtes la femme la plus forte qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Elle se risqua à serrer ma main en geste de réconfort.

— Vous l’êtes assurément, renchérit-elle. Beaucoup se seraient laissé engloutir par les abîmes du désespoir, de l’alcool, de la vengeance ou de la mort. Rien ne vous obligeait à continuer. Vous auriez pu suivre Maddy et retrouver votre fiancé dans le futur. Vous auriez pu tout abandonner derrière vous. Pourtant, vous vous trouvez ici, face à moi. Connaissez-vous l’adage « on ne choisit pas son destin… »

— On l’accepte, achevai-je.

— Je n’y crois pas. Nous sommes maîtres de nos choix et les vôtres vous ont menés ici. Peu importe que la Dame Blanche vous aie transmis ces médaillons ou forcé à revenir à Endwoods. Ce n’était qu’un obstacle.

— Est-ce là un reproche ?

Un sourire ému s’étira sur les lèvres de la sorcière.

— Bien au contraire, Élia. Vous avez choisi une route solitaire et semée d’embûches. Vous avez choisi d’embrasser votre héritage non par égoïsme, mais par le désir sincère d’aider votre descendante. Je salue votre foi et votre courage. Votre arrivée ne signifie non pas la fin de notre espèce, comme je le redoutais lorsque la Dame Blanche m’a susurré cette prophétie au creux de mon oreille, mais bel et bien la naissance d’une nouvelle ère.

Elle marqua une pause, et reprit :

— Longtemps avant notre naissance, nos trois mondes ont commencé à se lier. Une brume perfide a franchi les portails liants l’Antimonde au Demi-Monde. Depuis, elle répand la mort et la désolation. Mais c’est grâce à elle que les sorcières et les Cachés sont nés, permettant à l’espèce humaine d’évoluer.

— Vous voulez dire que… la brume est présente ici depuis plusieurs siècles ?

— Depuis des millénaires, rectifia-t-elle. Le Démon-Créateur nous a transmis son héritage il y a de cela cinq mille ans. Les Cachés, selon nos prêtresses, sont nés il y a moins d’un siècle. Les choses évoluent et cela prend du temps. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à une crise sans précédent.

Son regard se teinta d’un voile sombre, similaire aux ombres mortelles qui m’avaient envoûtées de leurs chants trompeurs lors de l’accident.

— L’accomplissement de la destinée des sorcières est la seule chose qui m’importe, confessa-t-elle. J’ai… j’ai lu de nombreux livres, j’ai dédié ma vie à la recherche d’une solution pour préserver les miens du triste sort qui nous attend.

— La conquête de ce monde par les Cachés ?

— La victoire de l’Antimonde.

— Rien n’est encore joué, Beatriz. J’ai conscience du sort et des sacrifices qui nous attendent, mais nous pouvons encore abattre nos dernières cartes.

— En concluant le pacte avec Laurent et ses monstres ?

J’hochai la tête avec tristesse.

— Et en fuyant vers le Monde, pour y bâtir un nouveau foyer. Voilà la raison de ma venue, Beatriz. J’ai conscience que… que je viens d’un monde différent du vôtre. Je suis une étrangère, mais je veux aussi préserver nos croyances. S’il vous plaît, croyez-moi lorsque je vous dis que cette alliance est notre dernière chance.

— Qu’a décidé le coven d’Endwoods à ce sujet ?

— Les négociations ont probablement lieu en ce moment, mais Irène acceptera le pacte. Les sorcières qui le souhaitent se joindront aux Cachés pour repousser les créatures de l’enfer. Les autres pourront fuir dans le Monde sans crainte de représailles.

— Nos effectifs sont trop moindres, remarqua-t-elle.

— Cela importe peu. Nous devons nous unir pour repousser l’Antimonde. Si nous continuons à nous quereller, ils vaincront. Et nos croyances rejoindront les méandres de l’Histoire.

— Est-ce là le destin que la Déesse et le Démon-Créateur nous ont réservé ? Capituler face à ces monstres ?

— Ce n’est pas une capitulation. Nous sommes cernés de toutes parts et le Monde demeure l’unique refuge viable. Il s’agit de survivre.

Beatriz hocha la tête, vaincue.

— Veillerez-vous à la survie des sorcières une fois l’héritage transmis ? Veillerez-vous à ce que nous franchissions le portail sans redouter la furie de ses gardiens ?

— Je le jure sur ma vie.

Beatriz fronça les sourcils et ajouta :

— Mon rôle est de veiller à vous remettre votre héritage. Vos ancêtres, selon les légendes, ont pris la fuite il y a fort longtemps, en usant d’un sortilège interdit par nos lois. Savez-vous en quoi consiste vos pouvoirs, Élia ?

Face à mon silence, elle me fit signe d’attendre et sortit une clef accrochée autour de son cou, derrière son pendentif d’or. Elle se leva ensuite en direction d’un modeste placard et en sortit un coffret de bois précieux, orné de motifs anciens. Elle enfonça la clef dans la serrure et attrapa un pendentif jalonné d’un splendide rubis.

Une étrange sensation envahit l’ensemble de mon corps. Je me relevai brusquement, animée par une énergie et une force qui ne m’étaient plus familières. Mes prunelles azurs étincelèrent d’admiration et d’envie, mais Beatriz m’empêcha de m’approcher.

— Ce don est à la fois une bénédiction et un cadeau empoisonné, révéla-t-elle. Chaque génération qui s’est succédé a dû affronter la puissance du don des morts. Beaucoup de vos aïeux se sont brûlé les ailes en tentant de s’approprier un tel héritage.

Mes rares expériences face à ce pouvoir confirmaient les propos de la sorcière. Le don des morts était puissant, mais source de nombreux maux. Les appels de Catherine, les malaises, les terreurs nocturnes et les innombrables cauchemars… combien d’entre eux avaient sombré dans la folie ?

Alors que je détaillai le collier sous toutes les coutures, des murmures caressèrent mes oreilles.

— Élia, j’ai conscience des pertes que vous avez subies pour en arriver jusque-là. La Dame Blanche savait que cela se déroulerait dans la douleur et le sang, mais quel que soit votre décision, je vous soutiendrai. Je vous guiderai pour que débute le nouvel âge des sorcières. Mais vous devez prendre conscience d’une chose : une fois votre héritage embrassé, il vous sera impossible de retourner en arrière.

Je gardai le silence, à la fois excitée et terrifiée, comme si je m’apprêtais à sauter du haut d’une falaise. Le vide, l’inconnu m’attirait. Depuis le début, mes pas m’avaient guidé jusqu’ici. Depuis le début, j’avais tu les souffrances et l’angoisse, dans l’espoir d’embrasser un jour mes croyances.

Mes mains tremblèrent tandis que je les approchai du collier. Je reculai en hâte, sous le sourire bienveillant de Beatriz. Le secret de mon arrivée ici résidait au sein du diamant. Devant moi se trouvait la connaissance du passé et de l’avenir. Étais-je digne de le recevoir ?

— En quoi croyez-vous le plus ? interrogea la sorcière. Pourquoi cette nuit, vous trouvez-vous face à moi malgré la perte de votre fiancé et les sacrifices engendrés ?

Pas en la Déesse, ni au Démon-Créateur. Je les vénérais, bien sûr. Ils m’avaient façonné et offert un destin aussi incroyable que douloureux. Ma foi était plus vivace que jamais. Malgré les doutes, je compris pourquoi je tenais encore debout. Je me redressai pour soutenir le regard de Beatriz. La réponse était enfouie au plus profond de mon âme depuis le début.

En moi-même.


Texte publié par Elia, 24 février 2018 à 12h23
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