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tome 1, Chapitre 42 « Le pacte - II » tome 1, Chapitre 42

Contrairement de là où nous venions, la ville fortifiée ne contenait qu’une unique entrée. Par mesure de précaution, Archibald avait changé d’identité. Il risquait à tout moment de croiser quelqu’un qui le reconnaîtrait, mais nous ne pouvions l’abandonner dans la forêt, sous peine de le livrer en pâture aux créatures de l’enfer.

Malcolm se dirigea vers la tour de garde et frappa plusieurs coups. Une fenêtre s’illumina et une porte s’ouvrit. Un Patrouilleur sortit à l’extérieur, armé jusqu’aux dents. Il salua poliment son collègue et lui expliqua brièvement la situation avant de demander l’autorisation d’entrer.

Il avait été convenu de séjourner le reste de la nuit ici, afin de nous reposer un peu et d’emprunter des armes. Malcolm, qui avait travaillé ici avant de rejoindre Endwoods, souhaitait rendre visite à l’un de ses amis également acquis à notre cause.

— Il nous fournira l’aide nécessaire. Sans lui, nous mourrons avant même d’avoir rejoint le coven, avait-il expliqué.

— Chaque coven dispose-t-il d’un espion Patrouilleur ? avait ensuite interrogé Archibald.

— Non. Henry a plusieurs fois collaboré avec celui d’Endwoods et des Roses Blanches, mais seule Raonaid a recouru à mes services.

J’appris à ce moment-là que Malcolm ne partageait pas nos croyances. Il avait jadis pratiqué la religion locale, avant de secrètement tourner le dos à sa foi originelle.

Pour ne rien changer, Bone’s Village demeurait aussi lugubre que sa voisine. Malgré l’heure tardive, on pouvait distinguer les immenses croix accrochées sur les portes d’entrées. Je réprimai un frisson et échangeai un regard lugubre avec Maddy.

Une fois l’autorisation de rentrer accordée, les portes s’ouvrirent dans un grincement sinistre. Malcolm nous fit signe de garder le silence et prit les devants, la main serrée autour de son épée. Quelques rues plus loin, il s’arrêta devant une porte en bois et donna plusieurs coups secs.

— Malcolm ? Que… que fais-tu ici ? Hé beh… t’as pas idée d’frapper à une heure pareille !

Une femme aux yeux engourdis nous dévisageait, les mains posées sur ses hanches généreuses.

— Heureux de te revoir, Lizzie, sourit le Patrouilleur.

Cette dernière se frotta les yeux avant de le serrer chaleureusement dans ses bras.

— Henry va pas en croire ses oreilles quand j’vais lui annoncer la nouvelle ! s’exclama-t-elle. Entrez, entrez, faudrait pas qu’les curés vous chopent ici !

Une fois à l’intérieur, elle nous abandonna pour réveiller son époux et dresser la table en urgence. Le couple ne disposait guère de domestiques, puisque Maddy, face à l’agitation de notre hôtesse, se dévoua aussitôt pour l’aider.

— Vous cherchez aussi un lit pour la nuit, j’imagine ? demanda Lizzie en sortant du placard des draps neufs.

Sa chevelure flamboyante s’agitait dans tous les sens et elle n’attendit pas notre réponse pour jeter les draps sur les couches libres.

— Fais dormir Lady Lyra dans le lit d’appoint, intervint le dénommé Henry. Les autres se serreront sur les couches restantes.

— La demoiselle couchera avec elle, intervint Malcolm en me désignant.

Il évita de nouveau mon regard et après nous avoir présenté Henry, s’éclipsa avec ce dernier pour installer Bourru dans une grange. Lizzie nous invita ensuite à nous asseoir et fit mijoter des légumes dans une marmite avant de disposer du pain sur la table.

— Ça fait des mois que j’ai pas d’nouvelles, mon ami ! s’exclama-t-elle une fois les deux hommes revenus. T’es enfin parti d’ce village de malheur ?

Malcolm éclata de rire.

— Disons que la situation a pris un mauvais tournant, révéla-t-il. Je suis surpris que votre village ne soit pas encore parti en vrille comme le nôtre.

— Ça ne saurait tarder, soupira Henry. Le village des Cendres arrête pas d’envoyer des renforts, soi-disant pour nous venir en aide. Tu parles ! Ils cherchent à éviter la merde qui s’est produite au Devil’s Village !

— Nos maires perdent la boule, déplora à son tour Lizzie.

— D’ailleurs, vous avez appris pour les Mortagh ? demanda Malcolm.

— Oh oui ! Le village fait que d’parler d’ça ! s’écria Lizzie. Par le ciel, depuis l’temps que j’attendais d’voir ces salauds rôtir en enfer ! La p’tite a été condamnée ?

Elle remplit un pichet de vin, sans doute pour trinquer à cette victoire. Mes poings se contractèrent et je repoussai discrètement mon verre.

— Pas encore, les juges doivent délibérer, mais avec les preuves que je leurs ai amenés, ça ne saurait tarder.

— Dis-nous en plus ! insista Lizzie. Comment t’as fait pour traîner les deux filles Mortagh à l’échafaud ?

— J’ai retourné la perfidie des Mortagh contre eux. La mort de Karen n’a pas suffi à les fragiliser.

— Tu comptais réellement sur les instincts maternels de Xénia ? ricana notre hôte.

Le Patrouilleur secoua la tête.

— Raonaid m’a aidé à placer les preuves chez elle, ajouta-t-il. Avec ça, cette garce ne pouvait rien faire d’autre que la renier. Mais comme je te l’ai dit, ça n’a pas suffi.

D’un bond, je me relevai. Tous les regards se tournèrent vers moi et je soutins celui de Malcolm, qui me dévisageait d’un air provocant. Comment pouvait-il parler de cela sur ce ton détaché ? Karen avait été leur alliée. Elle avait fait confiance à Raonaid, c’était d’ailleurs sous son impulsion que j’avais été à sa rencontre.

J’avais conscience que la sécurité du coven primait avant tout, mais ce ton désinvolte m’écœurait.

— Un problème, Catherine ? s’enquit Henry.

— Vous ne vous en sortirez pas aussi facilement, dis-je à Malcolm.

Ce dernier réprima un rictus et seule l’intervention de Maddy m’empêcha de me ruer sur lui afin de l’étrangler.

— La survie d’une communauté nécessite des sacrifices. Karen le comprendrait, rétorqua-t-il.

— Elle a risqué sa vie pour vous !

— Je vous l’ai dit, il faut parfois faire des sacrifices pour le bien commun.

— En me joignant à vous, j’espérais trouver des alliés qui partagent les mêmes valeurs que moi. Vous ignorez ce que cela fait d’être arrêtée en connaissant d’avance le verdict ? À entendre les gens raconter des purs mensonges en toute légalité ? J’ai vécu cette situation deux fois dans ma vie. Deux fois ! Vous n’avez aucune conscience et ni notre Déesse, ni votre Seigneur ne toléreraient un tel cynisme.

— Qui êtes-vous pour prétendre savoir ce que les dieux pensent ? cracha-t-il.

Il se leva à son tour, ses prunelles noisette brillant de fureur. Je soutins à nouveau son regard et Maddy posa une seconde fois sa main sur mon bras pour m’enjoindre à me calmer.

— Si vous connaissiez réellement votre religion et celle que vous prétendez défendre, vous ne seriez pas en train de plaisanter sur les morts de ces deux innocentes, rétorquai-je en mâchant mes mots.

Le Patrouilleur ne répondit rien et se rassit dans un mouvement brusque. Il se fichait bien de mes états d’âme et je me sentis ridicule à croire que mes remontrances lui feraient regretter ses actes. Pourquoi m’étais-je voilée la face ? Et surtout, pourquoi lui faisais-je des reproches alors que j’avais aussi sacrifié Edwige ?

— Il va falloir ranger vos scrupules au placard, Lady Montgomery, soupira Malcolm dans un effort pour garder son calme. Parce que sans moi, vous n’irez nulle part.

— C’est vrai que tu ne nous as pas dit où vous alliez, intervint Henry.

Je me rassis à contrecœur, le cœur fulminant de rage.

— Le coven des Roses Blanches, répondit ce dernier. Lady Montgomery veut parler à Beatriz. Puis, si leur Déesse le veut, nous irons ensuite dans la Vallée fantôme, au cromlech situé près du Devil’s Village.

— Pourquoi faire ? interrogea Lizzie.

— Mettre un terme au règne des fanatiques.

Un long silence s’installa. Le couple attendait visiblement que je prenne à mon tour la parole, que je leur en dévoile plus sur notre voyage. Mais je n’avais aucune envie de parler, ni même de leur témoigner la moindre sympathie.

— Vous allez devoir traverser le village, remarqua Henry. Le cromlech, selon les dernières patrouilles de la capitale, est accessible seulement par là-bas.

— Il n’y a pas moyen de le contourner ? soupira Malcolm.

— Tous les chemins alentours n’ont pas été défriché depuis des années, tu sais. La nature a repris ses droits. Le seul sentier encore accessible traverse le village.

— Le village a pourtant été déserté il y a plusieurs années sur ordre de la capitale, s’étonna Lyra. Personne ne peut survivre dans une brume aussi opaque !

— Lady Lyra a raison, approuva Henry. Cette brume est mortelle et même nous, qui sommes habitués à ses effets, ne pourrions résister bien longtemps. Plus le temps passe, plus le danger augmente. Vous allez avoir besoin d’une tunique spéciale. On en a reçu de la Capitale. J’ai plusieurs rechanges. Si vous voulez survivre, pas le choix.

Par chance, le repas ne s’éternisa pas. Après avoir discuté des créatures de l’Enfer et avalé un repas chaud, Lizzie nous montra nos chambres alors qu’Henry présentait les tuniques en question à son compagnon. Je partageai la mienne avec Lyra, qui resta de longues minutes sans m’adresser la parole.

Lasse, j’enfilai ma chemise de nuit et m’enroulai dans la couverture.

— Qui sera le père de votre enfant ? interrogea soudain mon ancienne amie.

Je me redressai d’un bond.

— Mon enfant ?

— Vous… vous nous avez révélé que Lady Catherine était votre descendante. Qui… qui sera le père ? Vous devez bien donner naissance à un enfant pour qu’elle naisse à son époque.

— Certainement pas votre cousin, rassurez-vous.

Ma réponse désinvolte lui arracha un soupir. Je tentai de lui adresser un sourire plus aimable, même si le cœur n’y était pas.

— Je l’ignore, repris-je. Peut-être mon fiancé ? À moins que ma route soit amenée à croiser celle d’un nouvel homme.

— Vous ne semblez guère triste de sa disparition.

— Détrompez-vous, Lyra. Son absence me brise le cœur. Il n’y a pas un seul jour sans que je ne pense à lui. Mais j’ai choisi de survivre et… j’ai appris à taire mes sentiments.

— Et Ian ?

J’arquai un sourcil, préférant ne rien répondre de crainte de la blesser.

— Vous l’avez détruit, vous savez ? Si je n’étais pas intervenue, il se serait rendu dans mon manoir afin de vous implorer de revenir. J’ai passé des nuits entières à le réconforter.

— Je suis désolée, Lyra.

— Il aimait Catherine. Il aurait sacrifié sa vie pour elle si cela avait été nécessaire.

— Elle lui mentait. Je l’ignorais avant d’endosser son identité, je… je pensais qu’elle était sincère. Mais elle se moquait de lui.

— Le mensonge et la manipulation sont donc un héritage familial ?

— Sans nul doute.

Lyra garda un moment le silence, avant de déclarer :

— Personne ne doit apprendre la vérité. Sur vos mensonges, vos allégeances… Votre départ est difficile à supporter, alors la vérité l’achèverait. De plus, cela le compromettrait auprès de ses compagnons.

— Ian est déjà au fait de mes allégeances, Lyra. Mais il ne sera pas mêlé à nos affaires, je vous le promets. Merci de… de l’avoir empêché de revenir.

— Je ne l’ai pas fait pour vous. Il ne mérite pas de souffrir. Il mérite de trouver une femme qui l’aime et le respecte.

— Lorsque ma quête touchera à sa fin, je disparaîtrai de vos vies et tout rentrera dans l’ordre.

Lyra ne répondit rien et ses yeux émeraudes se teintèrent d’un étrange voile. J’avais le net sentiment qu’elle me cachait quelque chose d’important, mais qu’elle n’était pas prête à m’en parler.

Mes poils se hérissèrent soudain sur ma peau et des sueurs froides perlèrent de mon front. Ma vision se flouta et le visage de Lyra se multiplia. Cette dernière posa sa main sur mon épaule et me rattrapa in extremis avant que je ne vacille sur le lit.

— Tout va bien ? s’enquit-elle. Vous… vous refaites un malaise ?

Mes jambes flageolèrent et je m’agrippai au rebord du lit pour rester assise. Au même moment, une rafale ouvrit la porte de notre chambre avec fracas et traversa la pièce. Un bruit assourdissant, semblable au tonnerre lors d’un orage, retentit au-dehors.

Lyra se releva d’un bond et se précipita vers la fenêtre. Mon cœur continua sa folle course et une boule se forma dans le creux de mon ventre. La jeune femme jeta un regard inquiet en direction de la cour, sur laquelle la fenêtre donnait vue, puis s’avança vers moi pour m’aider à me relever. Une fois près du rebord, l’obscurité me permit seulement de distinguer une forme qui déambulait dans la cour.

— Lyra ! Élia ! s’écria Malcolm en ouvrant la porte.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Lyra. Quelque chose rôde dans la cour !

— Henry est parti chercher des armes. J’ignore ce qui s’est introduit ici, mais vu le vacarme, il s’agit pas d’un voleur. Attrapez ça et suivez-moi !

Il nous remit deux poignards avant de disparaître dans les couloirs. Je voulus fermer les volets mais un projectile manqua de me transpercer l’œil. Je m’éloignai aussitôt de la fenêtre et rejoignit Malcolm, Henry et Archibald dans le couloir.

— Qu’est-ce que c’est ? m’épouvantai-je. Un Caché ?

— Je croyais que les pierres magiques nous protégeaient ! dit Archibald.

— Espérons que ce soit l’cas, maugréa Henry en sortant son épée. Vous, les deux Lady, r’joignez Lizzie et la ptite dans l’salon ! On s’occupe du monstre !

Sans attendre, les trois hommes foncèrent vers le jardin. Je me précipitai vers les filles, serrant le creux du poignard dans mes mains. Maddy et Lizzie verrouillaient toutes les portes de la maison tandis que Lyra, blafarde comme la lune, n’en menait pas large.

— C’est une créature de l’enfer, chuchota-t-elle. J’ai discerné son ombre sur les murs des couloirs et son odeur… c’est… c’est celle de la brume.

— Comment est-ce possible ? Les… les pierres magiques seraient obsolètes ?

Avant qu’elle ne puisse répondre, un second projectile brisa la vitre de la fenêtre en mille morceaux. Nous poussâmes un cri d’effroi et quittâmes la pièce en trombe, à la recherche des trois hommes. Soudain, une main sortit du plafond et agrippa ma tignasse. Une ombre surgit ensuite du mur et je fus brutalement éjectée en arrière.

J’atterris, non sans douleur, contre celui-ci avant de m’écraser lourdement au sol. Je fermai les paupières et tentai, dans un geste désespéré, d’éveiller le fragment de mon âme qui m’avait sauvé face à Laurent.

Une créature atterrit soudain face à moi. Son souffle fétide chatouilla mes narines et malgré mes muscles endoloris, j’effectuai un mouvement de recul. Elle ne ressemblait en rien à la Juventus Babina. Elle faisait ma taille, mais son pelage sombre et ses griffes acérées pouvaient me déchirer d’un geste.

Ses iris pailletées étincelaient de mépris. Elle tourna brièvement la tête vers Maddy, Lizzie et Lyra, recroquevillées dans un recoin du couloir, avant de s’intéresser à moi. Une désagréable odeur de soufre emplit la pièce et tétanisée, je me statufiai. La créature poussa un grognement funeste et brandit soudain une lame argentée. Je ravalai ma salive et adressai un regard suppliant aux trois femmes cachées derrière lui.

Ses lourdes pattes écrasèrent mes jambes et elle leva la lame vers moi. Je roulai sur le côté en tentant de calmer les battements terrifiés de mon cœur. La lame perfora le sol et le fissura. Mon adversaire m’obligea ensuite à lui faire face et alors qu’il s’apprêtait à me la planter en pleine poitrine, une boule bleue jaillit et la repoussa quelques mètres plus loin.

Une silhouette se matérialisa et fut poignardée à ma place. Son cadavre s’effondra sur le sol et une mare de sang s’écoula sur le parquet poussiéreux, éclaboussant ma chemise de nuit. Lyra retint un cri d’effroi et Maddy s’avança pour m’aider à me relever. La créature poussa un grognement sinistre et fléchit ses genoux, prête à bondir. Soudain, un tir retentit.

Le démon écarquilla ses grands yeux globuleux et posa ses doigts crochus sur son ventre. Maddy, tremblante, avait brandi un pistolet. Sans attendre, je m’éloignai du monstre, qui poussa un râle lugubre.

— Où a-t-elle trouvé cette arme ? s’offusqua Henry.

Personne ne l’écoutait. Tous les regards étaient rivés vers l’intrus et alors que Maddy s’apprêtait à tirer une seconde balle, deux silhouettes surgirent de la vitre brisée et se saisirent du démon. Le grondement bestial fit trembler la demeure entière.

Laurent, accompagné de Shay, dévisageait le démon de ses prunelles glacées. Des flammes avides dansaient au fond de son regard et d’un geste, il le plaqua au sol avant de lui écraser le thorax. Shay m’adressa un regard mauvais et arracha ensuite son bras. Un cri strident déchira la nuit et une seconde mare de sang se mêla au parquet empoussiéré.

Quelques secondes plus tard, le deuxième bras vola à travers le couloir et atterrit près de nous. Lyra blêmit, tandis que le démon poussa un cri d’agonie. Laurent essuya le sang qui tâchait ses mains sur son pantalon avant de se tourner vers nous.

Mon double gisait encore au sol, inerte. Le sang avait cessé de couler, mais je constatai que ses mains couvraient son ventre, comme pour le protéger. Pourquoi le couvrait-il alors que la lame venait de perforer son cœur ?

— Qu’est-ce que… balbutia Lyra.

— La protection du Démon-Créateur, devina Archibald, de retour avec les deux Patrouilleurs.

La sueur coulait de plus belle le long de mon corps et mon regard vogua du médecin aux Cachés.

— Mer… merci, bredouillai-je, encore sous le choc.

Ma tête tournait dans tous les sens et mon cœur menaçait de m’abandonner à tout moment. Archibald, Malcolm, Henry, alertés par le bruit, me toisèrent d’un air ahuri. Shay poussa un feulement menaçant, mais fut aussitôt interrompu par Laurent qui hocha la tête pour me signifier que tout allait bien.

— Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? demanda Malcolm, la main resserrée autour de son épée.

Nouveau silence.

— Les pierres qui protégeaient ce village sont obsolètes, l’éluda Laurent. Lorsque nous avons commencé à pister ce démon, nous ignorions qu’il parviendrait à franchir les limites magiques avec autant de facilité.

Henry et Malcolm brandirent leur épée, mais j’interrompis leurs élans guerriers d’un geste. Pour la première fois, les deux Cachés venaient en paix, je le sentais à la manière dont Laurent me regardait, ou me dévorait des yeux pour être exacte.

— Qui est ce démon ? demandai-je. Que faisait-il ici ?

— Il te cherchait, sorcière, répondit Shay. Il a été envoyé pour te tuer.

Sa voix trahissait une pointe de déception à l’idée que cela n’ait pas fonctionné.

Me tuer ?

Si les intentions de la créature étaient aussi hostiles, elle ne m’avait pas ciblée par hasard. Pourquoi se serait-elle aventurée ici pour chasser ? Je déglutis à cette pensée.

— Il se sent menacé, expliqua Laurent. Il sait que tu manigances quelque chose.

— Je ne comprends pas, répondis-je. De qui parles-tu ?

— De notre ennemi commun.

Il marqua une pause, comme s’il cherchait ses mots, et reprit :

— Tu sais comment éveiller tes pouvoirs, n’est-ce pas ?

Sa question n’en était pas une. Il connaissait déjà la réponse et le ton de sa voix ressemblait plus à une affirmation. Je sentis le corps de Maddy et d’Archibald se crisper.

— Soit. Et vous suiviez cette créature pour veiller à ma protection ? ironisai-je, dans l’espoir de masquer la terreur qui m’agitait.

— Ton cher Démon-Créateur y veille déjà, rétorqua Laurent d’un air sérieux. Nous l’avons suivi pour te montrer ceci.

Il attrapa la lame argentée et me la remit dans un geste délicat.

— Étrange, commenta Archibald en s’approchant de moi. Cette matière, si je ne m’abuse, est constituée d’un fragment de pierre magique, les mêmes utilisées pour protéger les villages et les covens.

— Aucun humain, hormis les maires des différents villages, ne connaît le secret de ces pierres. Seules les sorcières le connaissent, intervint Malcolm. Comment se fait-il que ce démon ait eu cette lame en sa possession ?

— Une… une trahison ? s’épouvanta le médecin.

— Aucun humain censé ne conclurait de pacte avec l’Antimonde, soulignai-je. Et les sorcières non plus.

— Cette arme lui a été remise par un autre démon, révéla Laurent.

— Celui… au sommet de la hiérarchie de l’Antimonde ? dis-je.

Il acquiesça d’un air empreint de gravité.

— Il peut prendre forme humaine et se mêler à vous, expliqua-t-il. Il parle chacune de nos langues et c’est pour cela qu’il a en sa possession le secret de ces pierres. Et il a armé ses sbires en conséquence.

— Lizzie, va vérifier qu’aucun voisin ne guette la maison, chuchota soudain Henry. Si quelqu’un apprend que les protections sont détruites, la panique va se répandre et le village des Cendres nous détruira.

Cette dernière s’exécuta sans attendre et courut d’un pas lourd et rapide vers la rue afin de rassurer le voisinage.

— Pourquoi me tuer ? repris-je.

— Je l’ignore, sorcière. Mais les démons doivent sûrement craindre l’éveil de tes pouvoirs. Si nous concluons une alliance et que tu éveilles cette maudite armée, l’Antimonde sera contraint de retourner en arrière.

— Le sortilège du Démon-Créateur me protège.

— Pour le moment. Comme les pierres, elle n’est que temporaire. D’autant plus que le Démon-Créateur n’est pas une divinité et demeure vulnérable aux créatures de l’enfer. Si l’une d’elles devient assez puissante pour s’opposer à lui, je crains que ton don ne devienne obsolète à son tour.

Mon double disparut, emmenant avec lui la mare de sang qui s’était formée et qui tâchait ma chemise de nuit.

— Ce n’est que le premier d’une longue liste, dit Laurent. Il en enverra d’autres jusqu’à ce que l’armée soit rassemblée.

— Nous ne serons pas toujours là pour te protéger, précisa Shay d’une voix méprisante. Cette lame est capable, à long terme, de briser la protection de ton démon. Ton âme est fragile, sorcière.

Un silence pesant s’installa. Instinctivement, mes compagnons reculèrent, à l’exception de Maddy, qui fixait le chef des Cachés avec rage. La douleur et l’angoisse qui agitaient mon ventre s’atténuèrent un peu, sans pour autant disparaître.

Je savais ce qu’ils voulaient. Dès leur arrivée, je l’avais compris. Les paroles de Laurent n’avaient pas été prononcées en l’air et malgré l’espoir de n’avoir jamais à prononcer ces mots, le temps était venu. Tout était si simple. Il me suffisait de les prononcer, d’admettre l’évidence, de capituler.

Au fond de moi, je connaissais les véritables intentions du Caché. Son silence à ce sujet ne me dupait guère. Sa conquête du Demi-Monde ne suffisait pas. Si je lui offrais mon aide, si j’acceptais de collaborer et d’envoyer cette armée repousser les créatures de l’enfer, nos destins basculeraient. Il ne se contenterait pas de repousser ses ennemis et de dévorer les humains qui vivaient encore.

Tôt ou tard, sa soif de sang et de pouvoir s’étendrait au Monde.

Les propos de Maddy confirmaient mes doutes, même si je la soupçonnais de m’avoir caché ma part de responsabilité dans cette conquête.

— Je ne peux accepter le pacte, soupirai-je. Je n’ai aucune légitimité pour prendre cette décision. Pourquoi moi, Laurent ? Je ne suis ni cheffe, ni prêtresse.

— Nous avons besoin de toi, dit-il. Je sens ton aura, je devine ta puissance et sans toi, l’avenir n’aura aucun sens.

— Mais je ne suis qu’une étrangère ici ! Pourquoi les sorcières accepteraient-elles de m’écouter ? De plus, j’ai conscience de tes projets. Accepterais-tu réellement de faire la paix et nous accorder des terres alors que tu souhaites conquérir toutes les parcelles de ce Demi-Monde ?

— Nous avons besoin de votre aide. Je n’ai donc aucune raison de vous assassiner.

— Et les messagères dans la forêt ? Et Catherine, que tu as fait enterrer vivante ?

— Si cela te tient à cœur, je la sortirai de son trou. Mais tu dois guider les autres. Tes pouvoirs, si les légendes disent vrai, te confèrent une légitimité bien plus grande que n’importe quelle cheffe ou prêtresse !

Je cherchai de l’aide dans le regard de Maddy, partagée entre l’envie de prendre mes jambes à mon cou ou de saisir cette lame et me la planter dans mon cœur. Malgré les nombreuses semaines passées au coven et mon apprentissage, je demeurais une étrangère. Mes coutumes, ma vision des choses, différeraient toujours des leurs et il me faudrait des décennies avant d’acquérir la moindre légitimité.

Pourtant, Irène me faisait confiance. Elle m’avait confié de nombreux secrets et accepté l’idée d’invoquer cette armée sans broncher. Depuis le début, elle était favorable à cette alliance. Mes doutes n’en étaient pas vraiment.

J’inspirai profondément et m’efforçai de soutenir le regard de mon ennemi.

— Je parlerai à Irène, ainsi qu’à la cheffe du coven des Quatre Roses. Je plaiderai votre cause… notre cause.

— Raonaid vous accusera de trahison ! rétorqua Malcolm.

— Raonaid est partie. L’effectif du coven s’est réduit comme peau de chagrin par votre faute. Combien de personnes périront sous la lame de ces gardiens ? Vous avez assez causé de dégâts pour le moment.

Je remis à Laurent la lame et demandai à Henry de m’amener de l’encre et du papier.

— Ma loyauté envers elle a pris fin le jour où vous avez décidé de sacrifier ces innocents, ajoutai-je. Laurent a raison depuis le début. Ma véritable allégeance se tourne désormais vers les occultes.

Shay attrapa le cadavre du démon et le saisit sur son épaule. Henry m’amena l’encrier et d’un geste, je griffonnai un mot à l’adresse de mon amie. Si je ne pouvais prédire sa décision finale, je savais qu’elle me prendrait au sérieux.

Archibald semblait perplexe et inquiet, mais ne pipa mot. Je remis alors la lettre au chef des Cachés et déclarai d’une voix sèche :

— Je n’ai guère voix au chapitre et la décision finale reviendra à la meneuse des occultes. Remets-lui ceci, elle connaît ma signature et saura que je lui dis la vérité. Amène-lui également cette lame et le corps de ce démon.

— Me croira-t-elle ?

— Si vous respectez la promesse écrite dans ces mots, alors le pacte sera conclu. Plus de morts, Laurent. Les sorcières choisiront entre combattre à vos côtés ou se réfugier au Monde. Elles ne souffriront d’aucunes représailles en cas de refus.

— Vous… vous n’allez tout de même pas les croire sur parole ! s’offusqua Archibald. Élia, ils… ils ont assassiné nos messagers, ils nous ont empêché d’avertir les covens voisins ! Il faut en discuter de vive voix avec Irène et…

— Nous n’avons plus le temps ! Si… si ce démon a décidé d’envoyer ces créatures pour me tuer, je demeure vulnérable tant que mes pouvoirs n’auront pas été éveillé. La menace est réelle, tout comme les craintes des Cachés.

— Mais…

— C’est notre dernier espoir, intervint Maddy. Élia et moi avons longuement discuté et désormais, je comprends que ce pacte est nécessaire. Elle prend la meilleure décision. Ainsi va le destin, mon ami.

Les propos prophétiques de la jeune fille eurent raison des réticences du médecin, qui se retira.

— Acceptez-vous mes conditions ? repris-je. Acceptez-vous de les soumettre à Irène ?

Laurent balaya la lettre du regard et hocha la tête en silence. Ses prunelles me dévisagèrent une fois de plus de la tête aux pieds, comme s’il espérait bien plus de cette alliance. Mes joues adoptèrent une teinte rouge pivoine, ce qui n’échappa pas au Caché. Pourquoi me fixait-il ainsi ?

— Ne sois pas troublée, sorcière, murmura-t-il en s’approchant un peu trop près de moi. Tu risques de me troubler à mon tour.

Il tendit alors sa main glacée vers moi pour sceller notre accord.

— Si vous ne respectez pas l’accord, déclarai-je avant de la serrer, je vous détruirai moi-même.

Laurent esquissa un sourire triomphal, comme si cette menace lui faisait particulièrement plaisir. Je ravalai ma salive, consciente qu’il me dominait d’une bonne tête et que sa force surpassait la mienne. Il se rapprocha un peu plus de moi, capturant ma main pour m’empêcher de reculer.

— Je n’en attends pas moins de toi, répliqua-t-il. Après tout, tu es autant capable d’apporter la Mort que de l’éliminer.

J’arquai un sourcil, ignorant où il voulait en venir. Le Caché observa nos compagnons, qui assistaient à la scène sans comprendre un traître mot de notre échange et de notre rapprochement physique.

— Voilà pourquoi j’ai besoin de toi, susurra-t-il. Voilà pourquoi le Démon-Créateur a tenu à te faire revenir ici. Ce don te rendra aussi puissante que la Mort elle-même… si tu es prête à en payer le prix.

Face à mon silence ahuri, il précisa :

— Le don des morts ne consiste pas seulement à parler leur langage et à sentir la Mort approcher. Il s’agit de plus, bien plus. Tu pourras assassiner tes ennemis par une simple pensée, tout comme il te sera possible de ressusciter un défunt. Mais en payant le prix du sang.


Texte publié par Elia, 17 février 2018 à 17h33
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