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tome 1, Chapitre 15 « La face cachée du monde » tome 1, Chapitre 15

— Ça alors, Catherine, s’étonna Lyra en ouvrant la porte. Vous êtes déjà de retour !

Dorian nous rejoignit sur le pas de la porte et me gratifia d’un baisemain. D’un geste sec, il chassa les domestiques du manoir et m’invita à rentrer. Nous nous rendîmes dans leur élégant salon, où tout un tas de croquis avait été disposé sur une table.

— Bienvenue parmi nous, déclara-t-il. Je suis honoré qu’une femme aussi intelligente que vous nous rejoigne. Je considère ce travail comme l’œuvre de ma vie et j’y consacre, aux côtés de ma tendre épouse, un temps considérable. Comme Lyra vous l’a expliqué, je suis l’artiste. J’offre à ces créatures une seconde existence, tandis que mon épouse découvre leur identité.

Sa voix était rêveuse et enthousiaste. Après m’avoir proposé une collation, il m’emmena dans le laboratoire des curiosités et me présenta les restes de la Juventus Babina disposé dans une cage de verre. La chair du monstre avait été nettoyée afin de sublimer son apparence diaphane et froide. Une petite plaque commémorative avait été accroché pour indiquer son nom latin.

— Lyra et moi cherchons actuellement un nom plus… populaire pour compléter notre bestiaire, révéla-t-il. Notre analyse permettra de mettre en lumière sa personnalité, ainsi que ses « dons ».

— Les habitants d’Endwoods se contentent d’un « créature de l’enfer », soulignai-je.

Dorian éclata de rire.

— Parce qu’ils ignorent tout d’eux, rétorqua-t-il. Pour eux, il ne s’agit que de vulgaires monstres sans âme qui hantent nos forêts. Mais une fois que nous les aurons étudiés, nous serons plus aptes à les comprendre… et les repousser en conséquence.

Il caressa la cage de verre avec mélancolie et ajouta :

— J’ai passé la nuit entière à la préparer. Elle a beau être coupée en plusieurs morceaux, elle méritait de finir ses jours dans un état décent. C’est le premier spécimen que nous récupérons ici.

Il m’invita ensuite à sentir un fin morceau de tissu. Une curieuse odeur de soufre s’en dégageait.

— Cette brume a une odeur, révéla-t-il. Imperceptible de prime abord, mais présente sur chacune des créatures que les Patrouilleurs nous amènent. Géralt m’a révélé que son équipe la sentait régulièrement lors de leurs excursions dans la forêt.

— Elle a donc imprégné ces monstres, conclus-je.

— En revanche, nous pensons que les personnes contaminées par son venin ne le sont pas, ajouta-t-il.

— Des Cachés ?

— Les rumeurs se faufilent vite par ici, plaisanta-t-il. En effet, ces Cachés ne sont pas imprégnés de cette brume.

Regardez ses crocs, indiqua-t-il en me désignant une dent dans la cage de verre. Puissante, n’est-ce pas ? C’est par cet intermédiaire que le venin s’enfonce dans notre chair et se répand dans le sang. Lyra et moi connaissons l’anatomie de chacun de ces démons par cœur, mais je reconnais que la Juventus Babina possède une place spéciale dans le mien. Regardez, ce croc pourrait déchiqueter la chair la plus dure ! Même si en général, elle s’attaque à des cadavres fraîchement enterrés.

J’imaginais un instant l’apparence d’un cadavre et l’odeur fétide qui s’en échappait parfois. J’avais beau avoir côtoyé peu de morts dans mon existence, mes rares souvenirs me laissaient une trace amère dans mon esprit. La Juventus Babina possédait des goûts bien curieux…

— Voilà pourquoi l’odeur de la brume ne les marque pas, compris-je. Les humains – ou la plupart d’entre nous – n’ont jamais été en contact direct avec cette brume, sauf les Patrouilleurs.

— Sauf les Patrouilleurs, répéta Dorian d’une voix funèbre. Ils errent dans la forêt depuis les débuts de cette brume. Leur organisme a donc eu le temps de s’habituer à sa toxicité, même si leur résistance reste malgré tout limitée.

Il me remit alors un croquis, qui représentait une créature similaire à celle que j’avais rencontré dans la forêt. Ce dessin rendait parfaitement justice à sa férocité. Je me souvenais encore de son magnétisme animal et destructeur.

— Vous l’avez dessiné ? m’étonnai-je.

— Non, le dessin appartenait jadis à un autre chercheur, aujourd’hui banni de l’université à laquelle j’appartenais autrefois. Réaliste, n’est-ce pas ? Cette créature aurait, selon les rumeurs, créés plusieurs foyers de Cachés en deux siècles.

La théorie de Karen fonctionnait donc. Cependant, pourquoi ces humains assoiffés de sang prendraient-ils le temps de mettre en scène leurs assassinats ? De plus, lorsque le corps de Graham avait été retrouvé, celui-ci baignait dans une mare de sang. Ces monstres ne s’en étaient donc pas nourri.

— Comment fonctionne cette maladie ? Et surtout, comment vous y êtes-vous pris pour connaître toutes ces informations ?

— Le docteur Archibald Deauclair fut jadis un ami proche. Il m’a donné accès à l’une des plus grandes bibliothèques de notre région.

L’ami de Maddy, devinai-je aussitôt.

Décidément, cette région était vraiment petite. Cela signifiait également que les fréquentations du couple Hamilton – Montfleury feraient frémir les puritains acharnés. La position privilégiée de Dorian, le notable du village, lui évitait sans doute nombre de questions de la part du maire.

Au détour d’une conversation, j’avais appris que seul Dorian, de par sa position de noble, l’équivalait en matière de pouvoir.

— Pour tout vous dire, aucun médecin – pas même ce bon vieux Archibald – n’a pu observer un Caché d’assez près pour en apprendre plus sur le virus de Jouvence. Saviez-vous à ce propos que les Cachés seraient le premier lien entre notre espèce et l’Antimonde ?

— L’Antimonde ?

— Oh, vous n’en avez jamais entendu parler ? s’étonna-t-il, une pointe d’excitation dans la voix. C’est un monde miroir au nôtre. Il agit comme la face cachée, obscure, du monde des humains et l’arrivée du Fléau, suivie des créatures de l’enfer, sont la preuve évidente que celui-ci se mêle à nous aujourd’hui.

Sa voix était rêveuse, comme si cette espèce était une merveille.

— Ce ne sont que des légendes, du moins, tous ces récits enjolivent la réalité, ajouta-t-il. Quoi qu’il en soit, ces contaminés sont fascinants. Ils possèdent la même conscience que nous. Ils… ils pensent, réfléchissent, se souviennent, malgré les siècles qui passent. Nous ne possédons pas une connaissance assez développée du corps humain pour comprendre comment ce virus ont transformé leurs corps, mais une chose est sûre : aucune chose de ce monde n’est capable de ressusciter un mort. Cela vient forcément de l’Antimonde.

***

Je passais le reste de la journée à aider le couple Hamilton – Montfleury à transcrire leurs découvertes sur la multitude de feuilles séchées disposées devant moi. Les mains expertes de Dorian examinèrent la chair restante de la Juventus Babina sans entacher les indices que Lyra, experte, découvrit avec une rapidité surprenante.

— Elle a voyagé de longues semaines avant de croiser votre chemin, déduit-elle. La saleté entassée sur sa peau indique qu’elle vivait jadis dans une zone montagneuse. Vraiment intéressant. Les plus proches chaînes de montagnes se situent à des centaines de kilomètres de là…

Les noms de ces chaînes m’étaient totalement inconnus. Leurs consonnances ressemblaient de loin à du français, mais je ne parvins pas à les situer. Peut-être s’agissait-il d’une zone française encore méconnue ?

Après une journée riche en découverte, je laissais Dorian et Lyra terminer leur œuvre et rejoignis Raonaid dans les mêmes sous-sols que notre précédente rencontre. La sorcière m’attendait déjà, toujours recouverte de son foulard. Les bougies s’enflammèrent à mon arrivée et elle me gratifia de son éternel sourire.

— Bonsoir, Élia.

Cela faisait si longtemps que l’on ne m’appelait plus par mon véritable prénom que je tiquai. Raonaid remarqua mon malaise car elle ajouta :

— Endosser un tel rôle n’est pas simple, je présume ?

— En effet, admis-je. Merci de me recevoir. Je suis désolée d’avoir pris autant de temps pour vous annoncer ma décision, mais vous comprendrez aisément que ma disparition ferait débat.

— As-tu trouvé une solution ?

— Malheureusement non. Les alentours du village sont visiblement trop dangereux pour envisager de retourner chez moi par la suite et… je ne peux m’en aller sans retrouver mon fiancé.

Sans détour, je lui expliquai les circonstances de la disparition de Gale. Je me trouvais ici depuis presque trois semaines et il m’était impossible de savoir s’il allait bien ou non.

— Cette forêt est fourbe par moments. Ce monde regorge tellement de failles, déplora-t-elle. Mais nous t’aiderons. Si ton fiancé est des nôtres, la communauté déploiera son énergie à découvrir ce qu’il s’est passé. L’une de mes amies, Irène, te fournira l’aide nécessaire pour localiser ton fiancé par le biais de la magie.

— Merci infiniment. Sachez dans ce cas que je suis prête à vous rejoindre, mais je ne peux m’installer avec vous. Pas pour le moment. Si les Patrouilleurs – notamment Géralt – se lancent à ma poursuite et apprennent la vérité…

— Entendu, Élia, obtempéra Raonaid. Sache que je suis heureuse d’accueillir une nouvelle sorcière parmi nous. Désormais, tu n’auras plus à te dissimuler. Personne dans notre communauté ne te jugera. Tu seras écoutée et respectée. En échange, nous attendons de toi une participation active dans notre coven, ainsi qu’une loyauté sans faille. La trahison est punie de mort dans tous les cas.

— Je serai des vôtres, promis-je. Au vu de mon histoire, rien ne me ferait plus plaisir que de voir les Mortagh brûler en enfer.

Elle hocha la tête en guise d’assentiment.

— Les temps ne sont guère simples pour nous autres, reprit-elle. Ta jumelle le savait et en a payé le prix fort. C’était une jeune fille très téméraire, mais imprudente.

— Les disparitions inexpliquées semblent être communes dans cette région, soupirai-je à mon tour.

— Ce monde est étrange, Élia. La forêt abrite en son sein des monstres plus terrifiants les uns que les autres et arrache la vie aux innocents. Par chance, ton nom n’est pas inscrit sur cette fichue liste. Lorsque la chasse commencera, les villageois armés de fourches ne frapperont pas à ta porte. Fais-en sorte que cela dure ! déclara-t-elle. Il vaut mille fois mieux errer dans cette forêt pour l’éternité que de subir les foudres d’une foule en colère.

— Pourrais-je un jour rentrer chez moi ?

Raonaid ébaucha un sourire chargé de mélancolie.

— Prie la Déesse et le Démon-Créateur pour cela, répondit-elle d’une voix évasive. Car les sorcières n’ont jamais possédé le moindre foyer… sans l’avoir pris par la force.

Elle marquait un point. Néanmoins, la perspective de rechercher activement Gale et d’en apprendre plus sur mes pouvoirs me redonnait un peu de baume au cœur. Pour cette raison, je prendrai tous les risques nécessaires.

Soudain, des bruits de pas résonnèrent au-dessus de nous. Raonaid soupira d’un air exaspéré :

— J’avais oublié que les répétitions de la chorale avaient lieu chaque mercredi soir. Nous ferions mieux de nous éclipser avant d’attirer leur attention.

J’obtempérai. Alors que je regagnai la porte, la sorcière me toisa avec ironie.

— Es-tu idiote à ce point ? lança-t-elle. Attrape mon bras.

En quelques secondes, sans que j’eusse le temps de cligner des paupières, je me retrouvai devant la maison endormie d’Ian. Raonaid m’adressa un sourire taquin.

— Je t’attends demain en début de soirée à l’endroit habituel, indiqua-t-elle. Sois à l’heure, je te présenterai les membres du coven. Au fait, ajouta-t-elle avant de partir, arrête donc de me vouvoyer. Nous avons le même âge, tu sais ?

Elle renoua son foulard sur ses cheveux et disparut dans le silence de la nuit. Un large sourire étiré sur les lèvres, je regagnai la maison à pas de loup. Cristina et Maddy dormaient profondément et Ian patrouillait de nouveau dans la forêt, malgré son bras blessé.

Je le voyais peu en ce moment. Il passait ses journées à dormir et lorsqu’il se réveillait, il était déjà temps de repartir. En ouvrant la porte d’entrée, je distinguai une immense silhouette dans l’obscurité. Je me figeai lorsqu’une main se plaqua sur ma bouche. Je me débattis et tentai d’asséner à mon adversaire un coup dans le genou. Il poussa un bref juron et resserra ses doigts glacés autour de ma gorge.

Puis, alors que mon souffle se coupait et que mes gémissements commencèrent à s’étouffer, mon agresseur me relâcha. Je m’effondrai lourdement au sol, tel un vulgaire sac de légumes. Lorsque je recouvrai tous mes esprits, ma première pensée se dirigea vers Maddy et Cristina. L’idée qu’elles découvrent mes expéditions nocturnes me pétrifiait littéralement.

Malgré la pénombre, je pus jauger mon ennemi. Bien que je ne l’aie jamais auparavant, je devinais qu’il n’appartenait pas au village. Il était grand et doué d’une silhouette fine. Sa chevelure blond platine et sa peau de nacre contrastaient avec ses iris argentées, semblables à de la glace. Ses lèvres fines ébauchaient un rictus. Pour une raison que j’ignorais, ma présence semblait le décevoir.

— Tu as la désagréable odeur d’une sorcière, cracha-t-il tandis que je me relevai péniblement.

Malgré le mépris que son intonation trahissait, sa voix était douce et posée. Il dégageait un magnétisme animal, une force qui me signifiait que si j’esquissais le moindre mouvement, il m’abattrait d’un geste.

— Que faites-vous dans cette maison ? répliquai-je.

— Je réglais un problème, jusqu’à ce que tu arrives. Quoi que… j’aurais pu faire d’une pierre de deux coups en te tuant aussi.

Il haussa les épaules d’un air indifférent. Je balayai la pièce du regard dans l’espoir de trouver une arme. Mon ennemi comprit immédiatement mes intentions et bloqua mon poignet d’un geste. Sa peau glacée dressa mes poils sur la peau.

Aussitôt, la similitude avec la Juventus Babina s’imposa. Mais contrairement à cette dernière, il s’agissait bel et bien d’un être humain. S’agissait-il d’un contaminé, décrit par Dorian et Lyra quelques heures plus tôt ?

— L’espace d’un instant, je t’ai confondu avec cette salope de Catherine, ajouta-t-il. Mais tu dégages une puissance magique plus forte qu’elle. J’ignorais qu’elle possédait une sœur jumelle.

— Je ne suis pas sa jumelle, répliquai-je. Mais je réitère ma question : que fichez-vous ici ?

Ses lèvres s’étirèrent en un sourire carnassier. Il se rapprocha un peu plus de moi, dans une démarche féline et sensuelle. Tout n’était que grâce et beauté chez cet homme. Pourtant, mes poings se resserrèrent. Cet homme était bel et bien un Caché. En plus d’être glacé, sa peau était dure comme le marbre. Comment était-il parvenu jusqu’ici, en dépit des protections magiques ?

— Tu n’as pas besoin de le savoir, répondit-il. Estime-toi chanceuse que je ne te réduise pas en charpie ce soir.

— Si vous ne comptez pas commettre de meurtres, sortez d’ici, déclarai-je en luttant contre la panique qui m’assaillait. À moins que vous ayez l’amabilité de décliner votre nom pour que je puisse vous assassiner la prochaine fois.

Il éclata de rire.

— Je m’appelle Laurent, révéla-t-il. Et cette garce de Catherine avait raison à ton sujet. Tu lui ressembles trait pour trait. Ravi de te rencontrer, Élia Montgomery.

Je me statufiai. Comment connaissait-il mon nom ? Visiblement satisfait de mon désarroi, il précisa :

— Catherine te cherchait depuis si longtemps… Alors quand j’ai mis la main sur elle, il me fallait bien rencontrer la raison de sa présence dans ce village de malades. Je ne suis pas déçue, sorcière. Tu es encore plus puissante que je ne l’imaginais.

— Où est Catherine ?

— Mise dans un endroit où elle ne pourra plus nuire à personne. Mais cela n’a plus d’importance désormais. Sache que nos chemins seront bientôt amenés à se recroiser. Profite encore de ta quiétude, Élia Montgomery. Bientôt, tu me supplieras pour épargner ta misérable vie.

Sans ajouter le moindre mot, il tourna les talons et quitta la demeure comme si de rien n’était. Incapable de comprendre ce qu’il venait de se passer, je demeurai un instant immobile. Cristina apparut dans la pièce quelques minutes plus tard, mais je fus incapable de prononcer le moindre mot. L’attaque avait causé des dégâts matériels, mais je m’estimai chanceuse d’en être sortie vivante. Car une voix me susurrait que ce Caché aurait très bien pu m’assassiner si j’avais tenté de me défendre.

Alors que je poussai un soupir de soulagement, je distinguai un peu plus loin, cachée derrière la porte du salon, Maddy. Je me statufiai. Il était impossible qu’elle ait rejoint le salon pendant que Laurent m’attaquait. Elle avait donc entendu ma conversation.

Elle avait entendu mon véritable nom et connaissait maintenant mon terrible secret.

J’aurais voulu me lancer à sa poursuite et lui parler, mais mon instinct m’ordonna de me taire.

Tandis que la cuisinière s’éloignait, je restai tétanisée. Quand je recouvrai l’usage de mes membres, je remontai en trombe dans ma chambre. Cette décision était absurde, mais je ne voyais aucune autre possibilité se profiler à l’horizon. J’attrapai quelques affaires et m’enfuis de la maison avant que la domestique ne me dénonce.


Texte publié par Elia, 3 janvier 2018 à 13h52
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