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tome 1, Chapitre 14 « Le laboratoire des curiosités » tome 1, Chapitre 14

La nuit suivante.

La lune étincelait. Accoudée contre le rebord de la fenêtre de ma chambre, je profitais du silence de la nuit pour prier la Déesse. Les propos de Raonaid faisaient écho en moi, comme si je connaissais ma différence depuis toujours sans avoir osé me l’avouer.

J’ai besoin de votre aide, aujourd’hui plus que jamais.

Sur le chemin du retour, j’avais attrapé un peu de terre afin de lui faire une offrande digne de ce nom. Après l’avoir déposé près d’un mur végétalisé, je l’avais imploré de me guider vers la bonne voie. Devais-je fuir vers Liverpool ou m’attarder quelques temps avec mes semblables ?

Je me sentais perdue, désorientée. Si jadis, j’avais rêvé d’assumer pleinement ma foi, aujourd’hui, la crainte de la traque prenait le pas sur le reste. Je ne possédais plus la force de vivre cachée, dans la terreur.

Mais la Déesse est là et veillera sur toi quoi qu’il arrive. Peu importe où tu iras Éli, la terreur te guettera.

— Debout, Lady Catherine ! s’exclama une voix enjouée.

Je sursautai avant de découvrir Maddy qui attendait sur le seuil de la porte. Ses yeux azurs pétillaient d’énergie et elle semblait attendre depuis plusieurs minutes que je sorte de ma rêverie.

— Pour l’amour du ciel, Maddy, ne vous a-t-on jamais appris à frapper avant d’entrer ? pestai-je.

— J’ai frappé une dizaine de fois avant d’ouvrir la porte, répliqua-t-elle d’un air bougon. Il faut me suivre, Lady Catherine. Vous avez de la visite !

Je la suivis de mauvaise grâce. Même si je peinais à m’endormir, je manquais cruellement de sommeil et je n’avais aucune envie de recevoir de visiteurs alors que le jour n’était pas encore levé.

— Dépêchez-vous, Lady Catherine ! insista-t-elle. Nous devons finir avant que Lord Hamilton ne rentre !

— De quoi parlez-vous ?

Elle m’intima l’ordre de me taire et attrapa sa chandelle. Nous descendîmes dans le salon où un homme nous attendait. Ce dernier, âgé d’une cinquantaine d’années, portait une valise à la main. Il me gratifia d’un sourire aimable et inclina la tête pour me saluer.

— Lady Catherine Montgomery, je présume ? demanda-t-il. Je suis le docteur Archibald Deauclair.

— Docteur ? m’emportai-je. Maddy, que signifie cette histoire ? Je croyais avoir été claire en…

— Du calme, du calme ! fit la domestique. Cristina a beau être sourde, vous allez finir par la réveiller ! Le docteur Deauclair est un médecin spécialiste des blessures surnaturelles. Il n’officie pas au village.

— Nous avons peu de temps devant nous, Lady Montgomery. J’ai une réputation peu recommandable, je ne tiens pas à être vu dans le coin avec la folie ambiante. Asseyez-vous et montrez-moi votre bras, je vous prie.

Malgré ma colère naissante, j’obéis. Ce dernier palpa ma blessure qui me provoqua une douleur désagréable, bien plus forte que les picotements que je ressentais habituellement. Face à ma grimace, Maddy me regarda d’un air triomphal.

— Vos doutes étaient fondés, mon amie, dit Archibald à Maddy. C’est une morsure liée au virus de Jouvence ! Elle a pénétré dans votre sang et il est donc impossible de stopper sa propagation. Lady Montgomery, dans quel état étiez-vous lorsque l’attaque a eu lieu ?

— Quelle créature ? dis-je.

— Ne faites pas mine de ne rien savoir, railla-t-il. Je suis spécialiste de ces créatures, du moins, de leurs blessures. Vous n’avez pas été mordue par l’opération du Saint-Esprit !

— Très bien, capitulai-je. J’étais à terre, immobilisée. La créature s’est assise sur moi et a planté ses crocs dans ma chair. Je ne pouvais pas me débattre.

— Vous … vous étiez consciente ? s’étonna Maddy.

— Oui.

— Comment cela est-il possible ? s’étonna Archibald. Le poison se propage dans le sang à une vitesse monstre et vous en emporte en quelques minutes ! Incroyable ! Je dirais même impossible ! Aucun humain normal ne…

— Comment cela se fait-il que le poison ne se soit pas propagé dans mon corps ?

— À votre place, je me demanderais plutôt pourquoi il ne vous a pas tué.

— Pour que la maladie transforme la personne en… cette créature, il faut que celle-ci soit… morte, expliqua Maddy. Une personne mordue de son vivant succomberait immédiatement. Vous avez dû faire une erreur !

— Je sais ce qu’il s’est passé. J’étais vivante et consciente lorsque cela s’est produit, protestai-je.

— La maladie se répandra malgré tout dans votre corps, insista Archibald. J’ignore de quelle manière elle vous transformera, car aucun cas précédent n’a été soigné jusqu’à maintenant. Mais elle attaquera vos sens les plus basiques, les développera, les aiguisera et tuera l’humaine en vous pour laisser place à l’instinct animal le plus primitif.

Maddy blêmit, tout comme moi.

— Êtes-vous sûr de cela ? m’horrifiai-je.

Archibald acquiesça d’un air grave.

— Aucun doute, Lady Montgomery. Cela prendra du temps, mais la transformation sera effective et irréversible. Le virus de Jouvence est encore méconnu de mes confrères, mais je connais la créature à l’origine de cette maladie. Elle fait partie de ce que l’on nomme « les créatures de l’enfer ».

— La juventus babina, achevai-je. Les Patrouilleurs ont mentionné son nom après l’attaque.

C’était un cauchemar, un terrible cauchemar.

— Cette créature ne vient pas d’ici, je me trompe ? repris-je.

— En effet, Lady Montgomery. Sa présence dans notre région est aussi inexplicable que de mauvais augure. Quoi qu’il en soit, ce virus permet à sa victime de conserver une jeunesse éternelle. Certaines personnes les nomment « les Cachés ». Avez-vous déjà entendu ce nom ?

Mon sang se glaça aussitôt. Karen avait prononcé ce nom lors de son exécution. Elle les avait désignés comme les responsables des meurtres attribués aux païens.

— Les rumeurs à leur propos sont… terrifiantes, je vous l’accorde. Mais votre cas est vraiment particulier, Lady Montgomery. Je… mes connaissances sont insuffisantes pour vous permettre une aide appropriée. La seule chose que je puisse faire pour le moment est de vous prescrire une lotion afin de retarder la transformation.

Je songeai à cette créature aux yeux argentés, d’une attirance surnaturelle. Sa puissance était remarquable. Comment pouvais-je perdre mon humanité, moi qui avais passé l’essentiel de ma vie à tenter de faire le bien autour de moi ?

Archibald sortit de sa valise un petit flacon.

— Malheureusement, j’ignore si cet onguent sera efficace ou non, précisa-t-il d’une voix penaude. Votre peau pâlira, vos cheveux blanchiront et vos prunelles se teinteront en argent. Je suis désolé, Lady Montgomery. Il n’y aucune explication qui puisse justifier votre survie. Mes prières vous accompagneront. En attendant, vous devez masquer cela.

Maddy posa une main réconfortante sur mon épaule, la mine totalement déconfite. Après plusieurs minutes de silence, elle fit signe au médecin de rejoindre l’entrée et paya la consultation, tout en s’assurant au passage de sa discrétion.

— Je suis désolée, Lady Catherine, déclara la jeune fille.

— Le docteur Deauclair est-il certain de son verdict ?

— Je crains que oui, Milady, il… c’est un spécialiste de la question.

Je m’assis sur une marche des escaliers, ignorant où donner de la tête. Ce médecin commettait forcément une erreur, je ne pouvais pas être condamnée à me transformer en créature de l’enfer.

— Lady Catherine ? reprit Maddy.

— Qui êtes-vous, Maddy ? interrogeai-je.

— Votre amie, Lady Catherine. Depuis le début, j’assure vos arrières et vous couvre face aux Mortagh – et Lord Hamilton. Cessez donc de me toiser comme une pestiférée, après tout ce que j’ai fait pour vous, pourquoi vous méfiez-vous encore de moi ?

— Comment avez-vous connu ce… ce médecin ?

— Archibald devait me rendre un service, je lui ai donc demandé de venir ici. Je ne suis pas stupide, vous savez. Lord Hamilton parle souvent et les secrets sur les créatures de l’Enfer ne sont plus si secrets que cela…

— Votre aide vous met en grand danger. Si on apprend que vous avez fait venir ce médecin ici, vous…

— Lorsque la mémoire vous reviendra, Milady, vous comprendrez. Les choses seront beaucoup plus limpides dans votre esprit.

***

— Catherine, que se passe-t-il ? interrogea la voix inquiète de mon amie.

J’étais arrivée chez elle à l’aube, le visage ruisselant de larmes. J’ignorais pourquoi je ressentais ce tel besoin de la voir alors qu’il m’était impossible de lui révéler la vérité, mais elle était la seule personne en mesure d’apaiser ma colère et mon chagrin.

— Lyra, pardonnez ma visite à une heure aussi matinale, mais… j’ai besoin de votre aide.

— Entrez mon amie ! Désirez-vous boire quelque chose ?

L’expédition se rapprochait de jour en jour du cromlech où était enterré la famille de ma jumelle. Mon temps dans ce village était compté, tout comme ma vie, si je laissais les Mortagh remonter ma piste et ce virus se propager dans mon corps.

Mon amie écarquilla les yeux, abasourdie.

— Je ne peux rester dans ce village, confessai-je.

— Catherine, enfin, ressaisissez-vous ! Attendez, j’ai de quoi vous remonter le moral. Oui, nous allons discuter de tout cela tranquillement et…

— Non ! Il n’y a aucune discussion à avoir. J’ai besoin de votre aide, ainsi que celle de votre époux.

— Catherine, vous connaissez déjà les risques qui entourent le chemin reliant notre village au reste de la région. Cette Dame Blanche vous a déjà sauvé la vie une fois, sa miséricorde n’est pas infinie ! Ce chemin est maudit et ce Fléau se rapproche de plus en plus. La sortie nord du village est impraticable à cause de cela ! Plus personne ne peut s’y aventurer, la brume a tout détruit !

— Ce n’est plus mon problème ! Je refuse de rester ici alors que la brume se rapproche. Si j’attends, nous serons tous piégés ici sous peu !

— Où iriez-vous ? Endwoods est votre foyer, désormais.

— Je m’appelle Lady Catherine Montgomery, je n’appartiens pas encore à votre cousin. Je refuse d’appartenir à un village dirigé par des fanatiques religieux prêts à sacrifier leurs propres enfants !

Un silence pesant s’installa. C’en était trop. Si je disparaissais sans laisser de traces, les Patrouilleurs se lanceraient de nouveau à ma recherche et les chances de localiser le coven de Raonaid augmenteraient. Si je rompais mes fiançailles, cependant, personne ne se poserait de question.

— Catherine, je comprends votre sentiment, dit-elle. Vraiment, mais… mais vous ne pouvez pas partir. Je veux vous aider, mais je ne peux vous sortir de là.

Elle réfléchit quelques instants, comme si elle mourrait d’envie de me révéler quelque chose. Finalement, elle se dirigea vers une commode et sortit du tiroir un cahier en feuille séchée, qu’elle jeta sur la table.

— Catherine, je vous apprécie sincèrement. Dorian et moi vous considérons comme une véritable amie. Mais il est de mon devoir de vous protéger : le danger est trop grand. Regardez l’intérieur de ce cahier. C’est le fruit de plusieurs mois de recherche, en collaboration avec certains Patrouilleurs.

À l’intérieur y était dessiné diverses créatures, plus effrayantes les unes que les autres. Elles semblaient tout droit venir de l’enfer. Même dans mes pires cauchemars, je n’aurais pu dresser des portraits aussi terrifiants.

— Nous ignorons quel nom leur donner, expliqua Lyra. Les Patrouilleurs volontaires me les décrivent et je fais le plus de recherches possibles afin de déterminer leurs caractéristiques. Celle-là, par exemple, ajouta-t-elle en me désignant une créature microcéphale, se nourrit de chair humaine en période de chasse, qui se situe au printemps et la nuit uniquement. Elle est apparue dans les contrées Nord de notre région, peu après l’apparition du Fléau. Je pourrais vous citer des dizaines d’exemples comme celui-ci. Elles rôdent dans nos forêts et se rapprochent de nos villages. Un jour, elles finiront par pénétrer chez nous et détruiront le peu d’humanité qu’il reste encore ici.

— Comment est-ce possible ? D’où… d’où viennent-elles ?

— Du Fléau. Cette brume détruit la faune, la flore, les humains, et pourtant, elle est capable d’engendrer ces monstres. Il est impossible de déterminer ce qui les compose, je ne peux donc confirmer aucune hypothèse.

— La Dame Blanche a-t-elle aussi un lien avec cette… cette brume ?

— Je pense que non. C’est une entité à part, dont la présence ici m’échappe encore.

Cependant, il était probable que la funeste procession soit liée à cette brume. Pourquoi ces monstres erraient-ils dans cette forêt ? Que cherchaient-ils ? Étions-nous de simples gibiers ou désiraient-ils autre chose de nous ?

— Tant que le mystère ne sera pas résolu, je ne vous laisserai pas partir, avoua Lyra. Deux Patrouilleurs ont apporté hier les restes de la juventus babina. Venez voir, c’est fascinant.

Elle m’invita à la suivre dans une espèce de laboratoire, rempli de créatures empaillées ou prêtes à être disséquées. Cela ressemblait à un véritable musée de créatures surnaturelles. Comme figées à jamais dans le temps, elles semblaient avoir été exécutées en pleine action, comme en témoignait plusieurs monstres empaillés, prêts à bondir vers nous avec leurs crocs acérés.

— Dorian s’occupe d’empêcher leur décomposition, tandis que je les dissèque. Cette pratique est prohibée par notre religion, pour cette raison, les Mortagh ignorent tout de ce projet.

Sur une table était disposé une multitude d’outils, similaires à ceux qu’un chirurgien disposait pour opérer ses patients. Malgré ma stupeur, je ne pus m’empêcher de scruter les outils avec fascination.

— J’ai été en partie formée par une femme nommée Beatriz, révéla-t-elle avec fierté. Je me rends régulièrement à la capitale afin de bénéficier de son savoir. Elle me fournit également ces outils pour pratiquer mes opérations.

Elle me désigna alors les restes de la Juventus Babina. Hormis un bras et quelques morceaux de chair, il ne restait rien de la malheureuse créature.

— Elle n’est pas originaire d’ici. Nous pensons avec les Patrouilleurs qu’elle vient des contrées Est de notre monde. Elle a été aperçue pour la première fois aux alentours d’Endwoods il y a cinquante ans.

— Je l’ai aperçu, lors de l’excursion, révélai-je. Elle semblait si… humaine.

— En effet, cette créature est la plus similaire à l’Homme. Elle se déplace sur deux pattes, peut parler et possède aussi une dentition proche de la nôtre. Mais sa taille, ainsi que sa force, est bien plus élevée. Son venin est parfois appelé « virus de Jouvence ». Il est capable d’offrir à sa victime l’immortalité et la jeunesse éternelle. En échange, celle-ci se retrouve condamnée à perdre son humanité et à se nourrir du sang de ses semblables.

— Et avez-vous déjà observé des cas… de contamination ?

— Jamais. Personne n’a pu confirmer la véracité des effets de ce virus, ni d’observer un contaminé en chair et en os. Tout cela appartient aux rumeurs pour le moment.

Je songeai à la mystérieuse procession. Si je n’avais guère eu l’occasion d’observer leurs visages, se pouvaient-ils qu’ils soient liés d’une manière ou d’une autre à la Juventus babina ?

— Dorian et moi avons baptisé cette pièce « le laboratoire des curiosités ». Si vous le souhaitez, vous pourrez assister à l’une de nos séances.

J’écarquillai les yeux, mi- intriguée, mi- horrifiée. Lyra éclata d’un petit rire.

— La première fois que je vous ai parlé de cette occupation, votre visage s’est tordu de la même manière ! confessa-t-elle. J’ai conscience que cela puisse… surprendre. Mais croyez-moi, mes recherches font grandement avancer les connaissances des Patrouilleurs !

Elle bomba le torse et rougit de fierté.

— J’ai toujours été fascinée par ses créatures, révéla-t-elle. Quand j’étais petite, mes parents me disputaient quand je posais des questions à leur sujet. C’est seulement grâce à Dorian et Ian que j’ai pu assouvir ma soif de connaissances.

— Ian… tolérait cela ?

— Il partageait le même intérêt pour ces créatures ! Alors au lieu de me brimer comme mes parents savaient si bien le faire, il m’a offert une splendide bibliothèque pour que je puisse rassembler les ouvrages sur le sujet. Dorian m’a ensuite aidé à aménager cette salle pour approfondir nos connaissances.

Des étoiles brillèrent dans ses yeux à l’évocation de son époux. L’implication de Ian dans le projet de sa cousine me surprenait. Lui qui était si protecteur, si paternaliste…

L’enthousiasme de Lyra aurait eu raison de mes réticences si la Juventus Babina ne m’avait pas mordu. Mon esprit niait volontairement l’évidence, enfouissant cette mauvaise rencontre aux confins de ma mémoire. Mais je savais qu’un venin rongeait mon corps. Je le savais et refusais de l’accepter.

— Peut-être que Ian considérait cette passion comme un passe-temps sans utilité. S’il avait su que mes recherches prendraient autant d’importance, il m’aurait sans doute remise à ma place, soupira-t-elle. Mais… avant votre disparition, vous adoriez assister à nos séances de dissection. C’est… c’est pour cette raison que je vous l’ai proposé aujourd’hui.

— Je suppose que Ian n’était pas au fait de ces rencontres ?

— Vous ordonniez à Maddy de lui raconter un mensonge. Elle savait que vous me rendiez visite, mais vous l’utilisiez comme alibi.

J’ébauchai un rictus, désarçonnée par le rôle ambigu de la jeune fille dans les projets de Catherine.

— Le temps presse, mon amie. Mes recherches ont dressé un premier portrait de ces créatures, mais cela ne suffit plus. Si nous ne trouvons pas d’autres éléments concluants, alors les pierres qui protègent nos villages ne nous seront bientôt plus d’aucune utilité.

Son air dépité me peinait. Lyra était sans doute la personne la plus lucide de ce village, mais tant que les Mortagh établiraient leur loi, le danger encouru contre mes semblables demeurait immense. Même si je supportais la vue du sang, l’idée de disséquer ces créatures me répugnait un peu. Si Catherine adorait ceci, je me voyais mal jouer la comédie et feindre du plaisir alors que la seule idée de toucher ces créatures mortes me révulsait.

— Je… je viendrai, promis-je. Mais… comme observatrice, je… pour le moment, je suis bien trop effrayée par ces monstres.

Puisque ma fuite devait être retardée, autant aider la jeune femme à comprendre ce qui se tramait ici. Peut-être réussirai-je à trouver des indices sur la disparition de Gale et à protéger mes semblables. De plus, je devais jouer le rôle de ma jumelle jusqu’au bout.

— Vous… vous avez donc changée d’avis sur mon cousin ? s’étonna Lyra.

— Pour le moment, non. Cela ne change rien aux sentiments que j’éprouve pour votre cousin, ni sur mon envie de quitter ce village. Une fois ce problème résolu, je partirai, avec ou sans votre aide.

— Merci, Catherine. Si le sang ne vous effraie pas, vous pourriez participer à nos séances de dissection. Je vous apprendrai, n’ayez crainte. C’est un sujet intéressant et peu de femmes ont la liberté de s’y pencher.

En effet, nous étions bien loties par rapport à d’autres. Surtout Lyra, dont l’époux semblait éperdument admiratif de ses talents, que d’autres auraient réprimés.

***

Malgré la terreur que m’inspirait l’idée de finir ma vie en créature de l’enfer, je ne pouvais m’empêcher de contempler ma blessure avec fascination. J’appliquai l’onguent dessus, dans l’espoir que la douleur s’atténue un peu.

— Tout va bien, Lady Catherine ?

Maddy s’aventura dans ma chambre, l’air timide. Depuis la visite du médecin, nous n’avions pas rediscuté de la tournure des événements.

— Je suis venu vous apporter ce remède, dit-elle en me montrant un flacon rempli d’un liquide mauve. Il n’est pas prescrit par le médecin, mais il atténuera la douleur et gardera votre lucidité bien mieux que cet onguent de pacotille.

— Cet onguent de pacotille ?

J’attrapai le flacon avec perplexité. Elle m’adressa un regard encourageant.

— Faites-moi confiance, Lady Catherine. Ma grand-mère a déjà eu recours à ce remède et il a été très efficace.

— Pourquoi le médecin ne m’en a-t-il pas prescrit, dans ce cas ?

— Parce qu’il ignore son existence pour le moment, avoua Maddy en rougissant. Ma grand-mère n’a jamais cru aux remèdes classiques. Elle possédait un caractère bien trempé, alors elle a choisi de faire un élixir personnel. S’il vous plaît, essayez-le.

Je capitulai, craignant que sous ses airs angéliques, la jeune fille veuille m’empoisonner. Je regrettai aussitôt cette pensée. Devenais-je paranoïaque ? Sous son regard insistant, j’attrapai un peu de cet onguent et en appliquai sur ma peau. En quelques secondes, la douleur disparut alors que le remède du médecin m’avait laissé quelques picotements sur la peau.

— La douleur a totalement disparue ! m’exclamai-je.

— Il faut en appliquer une fois par jour, à la même heure si possible, précisa la jeune fille. Ma grand-mère a tenu cinq ans avant de se transformer définitivement en ...

Elle laissa la phrase en suspens.

— Cinq ans ?

— Les progrès demandent du temps, dit-elle. Elle a pu vivre normalement un long moment, même les changements physiques sont apparus tardivement ! Gardez cet onguent avec vous et jetez celui d’Archibald. Les effets seront plus efficaces avec celui-là.

Sur ces mots, elle se retira de la pièce. Je plaçai son remède en vue mais décidai de ne pas jeter l’ancien par mesure de prudence.

***

Cette nuit-là, les cauchemars s’invitèrent dans mon esprit.

Je me retrouvais à nouveau allongée dans ce tombeau à ciel ouvert. Les rayons du soleil m’aveuglaient partiellement, m’empêchant de reconnaître qui se penchait au-dessus de moi. Bientôt, de la terre humide fut projetée contre mon visage, m’étouffant au passage. Ma bouche émit quelques mots, dont je ne parvenais pas à saisir le sens. La personne qui m’enterrait parla à son tour ; je reconnus une voix d’homme.

Les larmes se mêlèrent à la terre. Je ne parvenais plus à bouger. Aucun de mes membres n’était entravé, mais j’étais immobilisée. Quelques secondes plus tard, l’homme émit un juron et laissa tomber quelque chose près de mes yeux. Alors je reconnus le soleil ensanglanté qu’on avait dessiné sur les mallettes de Catherine.

Soudain, ma bouche hurla à plusieurs reprises un prénom, le même que Karen avait prononcé avant d’être engloutie par les flammes : Laurent.

— Catherine, Catherine ! s’écria une autre voix masculine. Catherine, réveillez-vous, c’est un cauchemar, un simple cauchemar !

Je me réveillai en sueur. Les larmes aux yeux, je sentis mon cœur battre à une vitesse vertigineuse. Ian me murmura des paroles rassurantes et cela m’humilia au plus haut point.

Je me détachai de lui pour découvrir Catherine au fond de la chambre. Adossée contre le mur, ses cheveux étaient emmêlés et son visage blême comme la lune. J’entendis son souffle irrégulier, son cœur tambourinant à toute vitesse, ses larmes coulant sur ses joues. Quand nous fûmes à quelques centimètres l’une de l’autre, elle se redressa.

Laurent ! hurla-t-elle.

— Catherine, ma chérie…

Les bras de Ian se resserrèrent autour de ma taille et me bercèrent tendrement. Telle une poupée de chiffons, je le laissai faire, la terreur ayant absorbé le peu d’énergie dont je disposais encore.

Le poids du mensonge s’enroulait autour de moi, telle une corde que l’on resserrait autour de mon cou. Je le savais depuis le début, avant même d’abandonner ma bague de fiançailles dans la forêt, mon esprit s’était préparé aux conséquences de ce mensonge.

Je ne pouvais plus observer mon reflet dans le miroir. Je me haïssais et ignorais comment me sortir de ce guêpier. Pourtant, lorsque les bras du Patrouilleur m’emprisonnaient et me cajolaient, la terreur s’évanouissait. Son souffle chaud, mêlé à son parfum aux notes de menthe, éveillaient en moi des sensations contradictoires.

Je rêvais par moments de me réfugier dans la docilité, d’obéir à ses ordres, de lui plaire, pour qu’il m’aime et me protège en retour. J’aimais cette sensation de protection.

Mais parfois, je rêvais de lui cracher mon venin, de le provoquer comme au procès de Karen, de le mettre face à ses responsabilités. Je lui en voulais de m’humilier ainsi, de me traiter comme une poupée fragile et naïve, qu’il pouvait contrôler à sa guise. Je m’en voulais encore plus de capituler aussitôt. Il tenait, sans le savoir, mon destin entre ses mains. Je m’écrasais et je me fustigeais pour ce courage qui me fuyait.

Les aiguilles de l’horloge tournaient à une vitesse folle. Depuis mon arrivée dans ce village, le temps fuyait dans une course frénétique. Les jours défilaient et avant que je n’eusse le temps de m’y accoutumer, la nuit s’abattait, implacable.Était-ce moi qui sombrait dans la folie ou le temps ici qui défiait les règles de la logique ?

Je clignai des paupières et découvris, à travers la fenêtre, les premières lueurs de l’aube. Je soupirai, lasse. Je m’étais pourtant endormie deux ou trois heures plus tôt !

— Vous tremblez, remarqua Ian en m’invitant à me rallonger.

Je m’enroulai dans la couverture et enfouis ma tête contre l’oreiller, tout en gardant ma main serrée dans celle du jeune Lord. Une voix intérieure me sommait de le renvoyer de ma chambre. Elle se noya rapidement dans les méandres de mes pensées embrumées.

Le Patrouilleur hésita un instant, puis, délicatement, s’allongea à mes côtés en resserrant son étreinte protectrice. Je me figeai, soudain terrifiée à l’idée qu’il ne tente de me toucher. Mes poils se redressèrent sur ma peau dans un étrange frisson. Mais Ian, visiblement réceptif à mes craintes, se contenta de jouer avec ma chevelure avant de souffler sur le chandelier qu’il avait utilisé pour me rejoindre ici.

Une fois plongée dans la pénombre, je me remémorai mon cauchemar, incapable de trouver le sommeil. Il y avait le ciel, le soleil éclatant, l’ombre de cet homme mais également au fond, une pierre dressée, sur laquelle était gravé avec du sang plusieurs symboles inconnus.

Ces symboles appartenaient au langage des morts. Et je réussis, pour la première fois, à les déchiffrer consciemment.

Sorcière. Cachés. Démons. Armée des morts. Ennemi commun.

Si je ne compris guère le lien qui unissait ces mots, je compris aisément qui m’avait envoyé cette vision. Catherine. Pour la première fois, ma jumelle m’adressait un signe.

Cependant, que signifiait-il ?


Texte publié par Elia, 3 janvier 2018 à 13h47
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