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On l’avait appelée la génération de la vie. Celle qui verrait ses besoins comblés de la plus parfaite des manières, et ce depuis le début jusqu’à la toute fin. La génération qui bénéficierait de ce que l’humanité avait créé de mieux.

La génération du train.

- Dis maman, pourquoi eux ils vont dans l’autre sens ? Tu m’as dit qu’on allait tous dans la même direction.

La mère interrompt sa tâche pour jeter un regard incrédule à sa fille, comme si elle n’avait jamais rien entendu d’aussi incongru de sa vie.

- Dans l’autre sens ? Qui diable va dans l’autre sen…

Quand elle voit sa fille lui désigner la fenêtre, elle retient un soupir. Elle se remet aussitôt au travail, se retenant de la maudire de l’avoir dérangée pour quelque chose d’aussi futile :

- Des animaux. Ce sont des animaux, chérie. Ils ne vont dans aucune direction parce qu’ils ne pensent pas. C’est juste le vent qui…

Elle semble réaliser qu’elle ne possède pas les connaissances nécessaires en aérodynamisme d’oiseaux pour faire illusion auprès de sa fille, puisque ses mots se perdent. Elle se reprend et lui dit d’un air assuré, les yeux toujours rivés sur l’écran qui se déroule, les mains et les bras s’agitant dans des opérations invisibles :

- Nous, par contre nous savons où on va ! A plus de cinq-cents kilomètres à l’heure ! Cinq-cents kilomètres à l’heure !

- Où est-ce qu’on va ?

Sa génitrice secoue la tête avec un léger sourire, l’attitude réservée aux questions auxquelles on n’accorde pas le droit d’exister :

- Mais là où tout le monde va, chérie ! Tout le monde ! Là où tes grands-parents sont allés, là où j’irai et puis toi aussi, un jour ! La prochaine étape, c’est Amsterdam ! Tu me remercieras quand tu seras plus grande ! Ensuite…

Tess a déjà décroché tandis que sa mère s’égosille, débitant les syllabes aussi mécaniquement que ses doigts qui s’agitent, que ses yeux qui bondissent, de ligne en ligne. Des noms d’étapes, Tess en a entendu des tas. Ils se perdent tous dans un brouhaha de mots qui ne revêtent aucun sens.

La petite fille reporte son regard vers la vitre froide, à sa gauche. Les étendues infinies de champs qui se déroulent sous ses yeux. Des plantes jaunes, aussi jaunes que les accoudoirs de son siège.

A côté d’elle, elle entend sa mère cesser de monologuer pour lui tendre son écran d’un air machinal. Un petit bonhomme lui fait un large sourire, et sa voix électronique s’exclame à son intention :

« Eh eh eh, on va apprendre des tas de choses ensemble ! Combien y a-t-il de… »

Tess lâche la tablette, désintéressée, et la voix se tait. Elle lève les yeux vers sa mère en quête de…

Elle marque un temps d’arrêt. Elle ne sait pas exactement ce qu’elle cherche. Elle se sent creuse.

Sa mère, elle, a perdu son sourire et dédie à nouveau toute son attention à son propre écran, ses doigts gigotant dans la valse familière qui signifie qu’elle est en plein travail. Dans ces moments-là, elle ne veut pas qu’on la dérange.

Ses doigts tapent vite. Si vite…

Tess ferme les paupières, pour retrouver le son familier du train, comme un deuxième parent, qui cahote à la manière d’un cœur. Cela fait longtemps qu’elle a oublié la pulsation du sien. C’est un bruit qui l’accompagne depuis qu’elle a vu le jour. Depuis qu’elle a vu le plafond du wagon-maternité, serait-il plus juste de dire. Aussi indissociable de sa vie que le son de sa respiration.

Tchakatcha. Tchakatcha. Tchakatcha.

- Maman ? J’ai envie de marcher dehors.

Sa mère extirpe avec un soupir l’appareil qu’elle a enfoncé dans ses oreilles, et semble faire un effort surhumain pour sourire à sa fille :

- Eh bien vas-y ma chérie, répond-elle en ouvrant la porte du compartiment.

Tess serre les accoudoirs de son fauteuil.

- Le dehors du train, maman.

Son sourire si laborieusement dessiné se décompose, avant de se reformer aussitôt, comme une pâte de cire bien entraînée :

- Tu sais ce que nous allons faire, Tess ? Nous allons aller à la serre !

Avec une sorte d’entrain forcé, elle se lève, prend sa fille par la main, ouvre la porte du compartiment et s’engage dans l’allée centrale, le chemin interminable qui traverse tous les wagons, les uns après les autres.

Tess n’en a jamais vu le bout. Elle ne sait même pas s’il y en a un.

Sa mère marche d’un pas vif, empressé, comme font tous les adultes. Il fut un temps où Tess courait derrière elle avec joie. Où elle aimait la vitesse dont chacun des mouvements était emprunt.

Mais ça, c’était avant que son grand-père ne parte. Aujourd’hui, Tess traîne des pieds comme un poids mort.

Tandis qu’elles tracent leur chemin, la petite fille voit défiler une myriade de visages, à mesure qu’elles dépassent chaque compartiment d’arpenteurs. Il y a une vitre entre eux et elles, ils sont tous occupés, les yeux fixes et les mains qui s'agitent spasmodiquement. Comment pourrait-ce ne pas être le cas ? Ils ont tous tout ce qu’ils veulent à disposition, dans le train. Ils n’ont qu’à tendre le bras.

L’espace d’un instant, elle se demande qui ils sont, tous ces gens, à côté d’elle tous les jours. Elle s’attarde devant un compartiment, où un garçon de son âge a les yeux rivés sur un écran. Elle plaque sa paume sur la vitre, comme pour entrer en contact, mais il est trop loin. Sa mère tire sur son bras. Tess lâche pour se laisser entraîner.

Elle ne regarde que du coin de l’œil ce que sa mère lui montre. Là où elle essaie de lui expliquer que l’herbe et la terre sont des amas de tout petits microbes, Tess, elle, ne voit qu’une nouvelle série de vitres.

Plus tard, allongée sur sa couchette, Tess fixe le plafond. A travers la porte du compartiment, elle entend distinctement sa mère dans le couloir, discuter avec une dame :

« Je ne sais pas ce qu’elle a, ces derniers temps. Montez la lumière. »

Par réflexe, la main de Tess enserre le coussin du fauteuil. Elle le sait, elle, ce qu’elle a. Elle a lu le livre de grand-père, qu’il lui a laissé quand il est parti. Elle a vu des dessins superbes, qu’il avait fait du temps où il était dehors. Le dehors du train.

Allongée sur sa couchette, elle contemple les néons. Le soir n’existe pas, dans le train. Lumière permanente, pour que chacun soit libre de faire ce qu’il veut, quand il veut.

Le train est le fleuron de la technologie. L’étincelle de l’humanité qui ne cède pas devant la nuit.

Elle perçoit les ampoules intensifier leur lumière, et ferme les yeux pour s’en protéger, contemple les soleils qui luisent sous ses paupières.

Elle ne sait même pas ce que c’est, que d’avoir le ciel au-dessus de sa tête.

Les jours suivants, le dehors du train a un peu perdu de son intérêt. La lumière est tellement plus forte, dans leur compartiment, qu’aux images du dehors du train se superpose leur reflet. Sur les montagnes, Tess voit une grande femme assise, les traits figés, la mine affairée, et une petite fille qui la regarde avec un regard plein de tristesse. Un regard qui ne lui plaît pas.

Alors Tess cesse de regarder.

A ses quinze ans, on tire les rideaux des fenêtres. Son avenir est à l’intérieur, maintenant, comme il l’a toujours été. Et très vite, elle est entraînée. Entraînée dans la vitesse de la vie, parmi ces gens qui tapent, regardent, écoutent, sont là en ne l’étant pas. Qu’elle regarde mais ne voit pas.

Ils s’affairent tous, sans cesse.

A quoi ?

Elle n’en sait rien.

- Eh bien, ne reste pas plantée là, le train ne va pas avancer tout seul !

Ça n’a pas de sens.

Et si elle ne fait rien, peut-être cela va-t-il arrêter le train ? Pourra-t-elle marcher dehors ?

Ça n’a pas de sens.

Alors, Tess se met au travail.

Un jour, elle est assez grande pour régler elle-même sa lumière. La lumière de son compartiment à elle.

Elle baisse les néons, respire profondément, et les éteint même.

Son regard timide se glisse vers l’extérieur, doucement, comme si le dehors du train pouvait lui brûler la rétine. La lumière s’engouffre en elle depuis l’horizon, si loin, même pour le ciel. Une lueur qui se démultiplie en mille couleurs, plus que son écran ne pourra jamais en créer, elle en est soudain persuadée.

Elle se sent envahie d’une brusque bouffée de… De quoi ?

Elle aurait dit nostalgie, si elle n’était pas aussi cruellement consciente qu’elle n’avait jamais connu ce sentiment de liberté que lui inspiraient les étendues de l’extérieur.

Elle continuait à se demander. A se questionner. A rêver.

Qu’est-ce que ça pouvait être, le vent ?

Timidement, presque avec délicatesse, elle sort la besace de dessous son siège, le vieux sac qui sent l’odeur de son grand-père. Elle en tire le vieux stylo, le vieux papier. Elle a vu son grand père s’en servir, une fois. C’étaient des très vieux modèles, comme on n’en faisait plus.

Il y avait plus économique, plus fiable, plus performant… Plus rapide.

Alors, de la pointe de la plume, Tess se mit à écrire.


Texte publié par Layssira, 16 octobre 2017 à 18h59
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