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tome 1, Chapitre 9 « Le Marchand des Âmes » tome 1, Chapitre 9

Amaël tenait entre ses doigts la précieuse rémige, puis la remit au renard qui la dissimula dans sa fourrure.

– Amaël, je te confie ceci, lui glissa le goupil, tandis qu’il déposait au creux de ses mains un petit paquet enveloppé dans un mouchoir de soie.

Un instant plus tard, il était redevenu une innocente et inoffensive pipe de bois

– Fais-en bon usage, lui chuchota-t-il depuis le fourreau.

En faire bon usage, qu’entendait-il par là ? Curieux, il ouvrit le petit paquet qu’il lui avait confié juste avant de se métamorphoser. Il y découvrit de minuscules brins bruns forts parfumés. Amaël avait souvent vu son père fumer la pipe, mais n’avait jamais tenté d’en faire autant. Il se souvenait, il en bourrait le fourreau avec des plantes, chaque fois différentes, qui parfumaient alors toute la maison. Quand il lui demandait pourquoi. Ce dernier lui répondait toujours de la même manière : je vois d’autres horizons. Dépouillé de l’âme de la camériste, il détacha la broche piquée sur sa poitrine et la porta à ses lèvres.

– Ô Judicaëlle, princesse et fille des Enfers, entend mon appel, murmura-t-il à l’adresse du diamant de sang.

– Ô, Amaël, prends garde à ce que mon père ne t’entendît point. Prends garde, car il est fourbe et cruel. Lorsque tu me trouveras. Écoute ton cœur, il sera le seul en qui tu pourras te fier, car, hélas, ma bouche sera emplie de faussetés.

Sur ces recommandations, Amaël cacha le bijou et reprit sa route sur un sentier escarpé. Au loin, il devinait la silhouette massive du palais d’obsidienne du maître de l’Hadès. Une lumière noire se reflétait à sa surface. Il était comme un phare de ténèbres dans une obscurité lumineuse. À son entrée se tenaient les trois juges : Rhadamante, Minos et Éaque ; la plaine de la Vérité. Devant eux se masse la foule des âmes qui gagneront soit les Champs Élysées, les prés de l’Asphodèle ou le Tartare. Comme il se mêlait à l’assemblée des âmes, la voix tonitruante de Minos retentit :

– Avance mortel et expose les raisons de ta présence !

À ces mots, Amaël s’avança.

– Minos, Éaque et Rhadamante n’ont aucun pouvoir sur les vivants, à moins que Lucifer ne le leur ordonnât, lui chuchota le renard.

– Je suis Amaël, fils de meunier et garçon d’écurie et, si je m’en suis venu ici, c’est pour arracher aux enfers la princesse Judicaëlle.

Du haut de leur promontoire, Éaque et Rhadamante le fixaient d’un œil sévère.

– Rien n’est plus vrai ! affirma le premier.

– Assurément, confirma le second.

– En ce cas, traverse les Champs Élysées. Le palais de Sa Majesté se trouve de l’autre côté, jeune insensé, rugit Minos.

Amaël s’inclina, puis franchit l’arche au-dessus de laquelle les trois dieux jugeaient les morts. Alors que les enfers baignaient dans une atmosphère lugubre, en ce lieu une douce brise chassait toutes les pensées mauvaises, même les plus obscures et substituait à leur place une étrange félicité. Cependant qu’il progressait, il lui semblait que s’émoussait sa volonté et qu’il oubliait les raisons qui l’avaient amené à entamer cette odyssée insensée. Épuisé par sa longue marche, il s’assit près d’un massif de fleurs d’où s’exhalait un parfum aussi enivrant qu’entêtant. Étendu sur l’herbe grasse, il ne tarda pas à sombrer dans un sommeil, peuplé de chimères et de ténèbres. Depuis la surface d’un lac obscur, nageaient et s’échappaient des silhouettes familières : un père, une mère. Puis elles disparurent, remplacer par d’autres figures : un roi, une reine, une princesse, Judicaëlle. Au-dessus d’elles en planaient d’autres, sombres et sournoises ; elles murmuraient quelque chose. Leurs lèvres remuaient. Hélas, il n’en sortait que des sons muets. Soudain, le lac se changea en une rivière qui coulait au milieu d’une forêt. Au loin, il reconnut le moulin vers lequel se dirigeait une ombre. Elle se glissait tel un fauve dans la pénombre, puis se faufila par une fenêtre entrouverte. Dans son sommeil, il sentit son sang se figer, en même temps qu’il entrevoyait cette vérité dont il avait déjà aperçu l’ombre. Désormais, il comprenait le dessein du maître rusé et le danger qu’il encourrait si leur subterfuge était éventé. Ainsi plongé au cœur du rêve, il demeurait sourd aux sortilèges du maître des ténèbres. À son réveil, le doux murmure avait cédé la place à des chants discordants des lémures et la verte vallée était devenue une plaine désolée et accidentée. Plus loin, ce n’était plus un palais resplendissant, mais un mausolée en ruine, d’où s’échappaient des vapeurs fétides. L’illusion soufflée ne restait que la sombre réalité d’un monde souterrain, hanté par un souverain aussi cupide que cruel. L’ombre d’un sourire effleura ses lèvres, mais il disparut aussitôt ; leur confrontation ne tarderait plus et il en savourait déjà les contours. Amaël fixait la voûte obscure où était apparu le visage de son père. Il prit une grande inspiration et enfouit au plus profond de son âme tous ses sentiments, eux seuls l’empêcheraient de céder à la peur. Devant lui sinuait un chemin pavé de dalles luisantes et noires de bonnes intentions. Au bout, l’antre de celui que l’on appelait le Porteur de Lumière.

– Approche mon garçon. Que puis-je pour toi ? susurra ce dernier en haut de l’escalier monumental, alors qu’Amaël s’avançait vers son palais.

Arrivé aux pieds des marches, le jeune homme redressa la tête. La voix de son père était si douce, il pénétrait son esprit avec une facilité rare. Charmeur, enjôleur, manipulateur, il était tout cela à la fois. Mais il ne lui céderait pas. Il lui était difficile de soutenir son regard incisif et inquisiteur, pourtant il ne défaillit point.

– Père ! tonna Amaël.

– Père ? ronronna Lucifer.

Ses yeux étincelaient et ses lèvres s’étiraient en sourire qui dévoilait ses dents carnassières.

– Père ! rugit Amaël. Je suis venu pour ma sœur Judicaëlle.

– Et que me proposeras-tu en échange ? Une âme ? Hélas, je n’en désire point, à moins…

Le jeune homme devinait quelle serait sa réponse. Cependant, il choisit de ne rien dévoiler de ses intentions et répéta en écho :

– À moins que ?

Lucifer souriait de plus bel.

– Comment ! Mais je m’offusque ! Tu ne devines point ! Je pensais que tu aurais hérité bien plus de ma part.

– Ta part n’est que spirituelle. Cependant, je puis te répondre. Je ne suis point sot, comme tu sembles l’entendre. Tu n’échangeras son âme qu’à la condition que je t’offre une âme équivalente, aussi pure et brillante ; la mienne.

Les yeux de Lucifer brillaient de mille feux.

– Une âme… oui, une âme… ce sera cette seule condition que je te la rendrai. Après tout, je suis un marchand.

Lucifer se tut un instant, surpris par le sourire narquois arboré par son fils.

– Aurais-tu quelque chose à me confier, Amaël ?

– En effet, Père, susurra-t-il. Néanmoins, c’est au marchand, non au père que je m’adresse. Considère-moi comme un client, parce que je suis venu racheter son âme, non te l’échanger.

À ces mots, le diable éclata d’un rire féroce qui fit s’écrouler des pierres du mausolée.

– Quoi ! Tu oses prétendre que tu possèdes une âme encore plus magnifique et plus pure que la tienne. Ah, ah, ah ! Je ne puis le croire. Une telle chose n’existe pas !

– À ta guise, père, murmura Amaël, comme il souleva avec précaution le rebat de sa besace, d’où jaillit un violent éclat de lumière.

– Referme-le ! rugit-il. Où te l’aies-tu procuré et comment as-tu fait ?

– Tu n’as pas à le savoir, seule compte sa valeur ! rétorqua Amaël.

– Ma foi, je peux l’avouer. Tu sais éveiller ma curiosité. Pourtant, j’hésite encore à te vendre son âme.

Cependant, cette brillance l’attirait. Ce ne pouvait être que l’âme d’un dieu pour qu’elle possédât semblable éclat.

– Je te l’accorde, Amaël. Néanmoins, ce sera à mes conditions, mon enfant. Cela te convient-il ?

Amaël sourit.

– Je suis d’accord, mais je désire ajouter les miennes. Acceptes-tu le marché, père ?

Lucifer parut réfléchir. Il scrutait les pensées de son fils à la recherche de la moindre malice, mais il n’y découvrit que le vice et le sang d’un archange sur ses mains.

– C’est équitable, ronronna-t-il. Voici les miennes, j’ai organisé un ballet ce soir, tu auras jusqu’à minuit pour retrouver Judicaëlle. Si tu échoues, tu demeureras à mes côtés pour le reste de ton existence.

– Fort bien, père. Si je trouve Judicaëlle, alors je te confierai cette âme. Ensuite, tu nous laisseras partir et tu ne chercheras pas à retenir.

– Tu as ma parole, Amaël. Et tu sais que mon serment est irrévocable. Cependant, permets-moi cette remarque : tu es fort bien mal apprêté pour le bal que je donne ce soir. Va-t’en donc t’en trouver Circée, elle sera avec sa nièce Médée, je doute qu’elles ne trouvassent point ce qui te conviendra le mieux.


Texte publié par Diogene, 30 septembre 2017 à 12h07
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