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tome 1, Chapitre 4 « L'Ombre et la Bête » tome 1, Chapitre 4

Les mois, les années passèrent. Hélas, le temps n’effaçait, ni les peines ni les heurts et la rancœur demeurait nichée au plus profond de son cœur. Sitôt la macabre découverte faite, le roi s’était empressé de la confier à ce sorcier qui vivait au milieu des marais. Au fond de lui, il conservait le fol espoir que la reine eût été trompée. Malheureusement, l’homme balaya tout espoir et la gangrène noire n’en finit jamais de ronger son âme. Il ne s’était point remarié, car il était incapable d’effacer le souvenir de cette femme qu’il avait jadis aimée. Malgré les recommandations de plus en plus pesantes de ses conseillers, qui le pressaient de reprendre une épouse, afin d’assurer une descendance, il demeurait amer et solitaire.

Dans le château, le temps passait, morne, sombre, semblable à un hiver sans fin au cœur d’un été vieillissant. Dix années ainsi s’écoulèrent, sans que le roi n’exprima le moindre désir de célébrer de nouvelles épousailles. Cependant, des seigneurs voisins avides ne cachaient plus leurs appétits pour ce royaume sans héritier, n’attendant que l’instant où ils pourraient le dépecer et festoyer de ses restes. Alarmés, ses proches insistèrent tant et si bien qu’il finit par leur céder, à la condition que sa future fiancée soit aussi belle que le fut sa reine. Dans l’embarras, l’on ordonna alors aux pages, valets et autres hommes sans armes de partir en quête de toutes les jeunes filles nubiles du royaume et de les ramener au château. Ainsi organisa-t-on l’enlèvement de plusieurs dizaines de jeunes femmes à leur famille. Or à quelques lieux de ce sombre donjon, vivaient un meunier, son épouse et leurs deux enfants. Leur fille, bien qu’elle ne fut pas de leur sang, mais de celui d’un parent éloigné, ils ne l’en aimaient pas moins que leur propre garçon. Aussi lorsque l’on vint s’en enquérir et qu’elle leur fut arrachée malgré leur résistance, ce fut le cœur brisé qu’ils virent leur fils se dresser et se faire rosser par les sbires de ce roi sans cœur. Le jeune homme leur promit alors qu’il ferait tout pour la ramener parmi eux, en arguant qu’une fille des champs n’aurait pas sa place au sein des sombres machinations princières. Son père, puis sa mère protestèrent, s’efforcèrent de le raisonner, en vain. Les cœurs ont leurs raisons que la raison ignore et leur enfant, qui avait toujours été très protecteur à son égard, sentait son âme se déchirer en lambeaux. Ce fut ainsi que, sans armes ni bagages, il s’engagea comme garçon d’écurie au château. Il ignorait quand et de quelle manière il s’y prendrait. Cependant, il profitait de tous ses instants perdus pour explorer les lieux et bientôt il découvrit l’aile où demeuraient les jeunes filles ; une prison dorée pour des oiselles éprises de liberté. Un mois s’écoula et l’on annonça enfin les prochaines noces. Le roi choisirait une épouse qui devrait alors lui donner un héritier. Au même instant, à l’orée de la forêt, dans le creux d’un chêne plusieurs fois centenaire, un moine se réveillait.

Il avait été décidé que les futures fiancées défileraient les yeux bandés dans la galerie des héritages, le roi, dissimulé derrière un miroir sans tain. Ainsi, tandis que les jeunes filles étaient apprêtées, que le roi lui-même se préparait, un moine marchait en bordure d’une forêt austère et un jeune homme sentait son cœur se déchirer. Au fond de lui, le malaise grandissait, annonciateur d’un terrible malheur. Autour de lui, la foule grossissait et les rumeurs allaient bon train à mesure que les candidates échouaient, avant d’être éconduites à la sortie. Derrière le miroir, le roi fulminait et maudissait ses conseillers qui l’avaient obligé à se prêter à cette mascarade ; aucune ne trouvait grâce à ses yeux et c’était fielleux qu’il ordonnât leur renvoi. Il en fut ainsi jusqu’à elle, si ordinaire avec son bonnet et ses habits frustres de paysannes. Ses cheveux raides lui rappelaient ceux de sa défunte épouse, tout comme les traits de son visage, malgré le teint hâlé de sa peau. Les yeux fixés sur elle, son cœur s’enflammait en même temps que ses joues s’empourpraient. En son âme, les souvenirs teintés de ténèbres et d’amertume se paraient de nouvelles et vives couleurs. Aussitôt, il ordonna que toutes les autres fussent renvoyées sur-le-champ et que l’on s’occupât d’elle ; il ne pouvait souffrir d’attendre plus longtemps. Au-dehors, une clameur retentit alors que s’élevait au-dessus des tourelles la fumée blanche tant désirée.

Dans la chapelle, tout était prêt et Sa Majesté n’attendait plus que sa future épouse qui serait vêtue de ses plus beaux atours. On l’amena bientôt, sous bonne escorte, parée de voiles. Elle avançait, droite, réprimant les frissons qui la saisissaient. Elle ne ressentait aucun honneur à être marié à ce roi cruel ; autour d’elle, tout n’était que souillure. Raide, elle marchait semblable au condamné que le bourreau emmènerait au bûcher. Elle devinait tous les regards de ces hommes et de ces femmes portés sur elle, qui la voyait comme une créature gracile et délicate qui saurait combler son époux. Elle, ne voyait que l’ogre à qui on la livrait et qui bientôt la déflorerait dans l’intimité d’une chambre muette. Personne ne lui avait ôté le bandeau posé sur ses yeux et, n’en eut-elle esquissé que le geste, qu’elle eut reçu un soufflet. Elle n’ignorait pas non plus qu’elle ne pourrait opposer un non ferme ; le roi se devait d’avoir un héritier et ce n’était pas elle, une femelle, qui se mettrait en travers de son chemin. Cependant que la cérémonie se poursuivait, un étrange sentiment croissait en elle. Ce n’était ni de l’angoisse ni de la peur, mais une certitude. Bien qu’un morceau de tissu lui enserrât le visage, elle se sentait une proximité malsaine avec ce personnage. Prisonnière de ces sombres pensées, elle fut conduite, sans même s’en rendre compte, jusqu’à la suite nuptiale ; une immense pièce longée dans l’obscurité, seulement éclairée par de minuscules bougies qui dispensaient une lumière des plus lugubres. On lui avait ôté le bandeau des yeux et ces derniers s’habituaient peu à peu à la profonde pénombre. De lourdes tentures pendaient depuis les sommets inaccessibles d’un lit à baldaquin. Aux murs étaient accrochés des tableaux aux sujets audacieux et outrageux. Sur un coffre reposait une tenue de dentelles ; nul doute qu’elle lui était destinée. À contrecœur, elle se déshabilla et offrit à la nuit le spectacle gracieux de sa chair nue. Elle enfila ensuite le vêtement qui, à sa grande surprise, s’ajusta parfaitement. Au même instant, le roi pénétra dans la pièce, dur, immense et avide. Ce fut, sans même un regard pour la frêle jeune femme qui lui faisait face, qu’il se rua sur elle et déchira son hymen. Rugissant, ahanant, il laissa libre cours à sa fureur et à sa rancœur. Le diable avait possédé sa première épouse qui en retour avait pris sa fille et son cœur avait été anéanti. Soudain, il émit un râle profond et se retira sa besogne achevée. Sur le lit, le corps contusionné et malgré la douleur, la jeune femme arracha enfin ses voiles et découvrit le visage de son bourreau illuminé par les chandelles : celui d’un père que la fureur et la haine avaient rendu aveugle. Mais ce dernier ne remarqua rien et sortit avec le sentiment du devoir accompli ; un sourire de satisfaction peint sur les lèvres.

– Père… murmura la jeune fille, tandis qu’elle rampait hors de la couche où il l’avait violée.

Du peu de force qu’il lui demeurait, elle se traîna jusqu’à la fenêtre. Dans le ciel, la lune scintillait pleine et sensuelle et son reflet dans les douves étaient comme un appel. Fleur fanée, elle se hissa sur le rebord. Ses jambes tremblaient. Elle contempla encore un instant les illusions chatoyantes puis se jeta dans le vide, sans un cri. Son corps frêle heurta le mur avant de s’écraser sur les pavés. Quelqu’un hurla et l’on se précipita. Aussitôt, tous reconnurent l’épouse du roi et l’effroi saisit la foule. Mais alors que l’on se hâtait pour s’en aller chercher Sa Majesté, un moine apparut. Il avançait d’un pas calme et mesuré, la capuche rabattue sur sa figure. Autour de lui, les gens s’écartaient, en proie à un étrange malaise. Arrivé à sa hauteur, il s’agenouilla et effleura du plat de la main son visage d’albâtre. Puis, il repoussa les mèches de cheveux poisseuses de sang qui lui couvraient les yeux.

– Sois la bienvenue, mon enfant, chuchota-t-il tandis qu’il s’emparait du corps inanimé, sous les yeux médusés de la foule incrédule.

Cependant, il ne s’était pas encore relevé que la garnison l’encerclait.

– Qui êtes-vous ? rugit une voix. Que faites-vous à mon épouse ?

Lentement, ce dernier se redressa et rabattit sa capuche, découvrant des orbites vierges de tout regard. À cette vue, le roi blêmit, car il reconnaissait le sorcier qui avait délivré sa première et défunte épouse.

– Pauvre sot ! ricana le moine aveugle. Sourd aux suppliques de votre femme, vous l’avez fait périr alors même qu’elle était grosse de vos retrouvailles. Aveugle, vous n’avez pas reconnu votre propre fille et l’avez souillé de votre semence.

– Comment ! gronda le roi. Blême de rage, il dégaina son épée bâtarde, prêt à l’abattre sur le crâne du démon qui lui faisait face.

– Adieu, votre majesté, s’exclama celui-ci comme il disparaissait dans un nuage de fumée.

Autour de lui, la populace oscillait, incrédule et apeurée. Soudain, un bruit métallique résonna dans la cour ; le roi venait de lâcher son épée qui se brisa dès qu’elle eut heurté les pavés. Un silence de mort planait sur l’assemblée ; de la princesse, il ne demeurait que la flaque écarlate. Personne n’osait approcher le géant anéanti. Personne n’avait, non plus, oublié les drames qui avaient ensanglanté son règne et tous se demandaient s’il n’avait pas été possédé. Soudain, le corps pantelant, il se redressa et courut vers la chapelle, dont il barricada la porte, sitôt franchi le seuil. Un cri perçant déchira l’atmosphère, puis ce fut le silence, lourd et pesant. Tous se précipitèrent. La garde enfonça l’ouvrage et l’on découvrit le roi, les yeux brûlés et les tympans crevés ; deux cierges achevaient de se consumer. Sourd et aveugle était le souverain ainsi que l’avait professé la reine lors de sa montée sur le bûcher, tout comme l’avait rappelé ce moine, dont tous pensaient qu’il était le diable. Son médecin voulut s’approcher, mais ce dernier le rudoya et le renvoya, de même que tous ceux qui étaient venus. Ainsi demeura-t-il toute la nuit, dans un monde obscur peuplé seulement par des ombres.


Texte publié par Diogene, 20 septembre 2017 à 21h55
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