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tome 1, Chapitre 2 « La Vierge de Babylone » tome 1, Chapitre 2

– Enfin, vous vous éveillez votre majesté.

Les paupières lourdes, le souverain percevait un murmure grave, empreint d’un grand âge.

– Votre épouse a accouché d’une magnifique petite fille !

– Vraiment ! s’exclama le roi, les sens encore engourdis.

– Hélas ! reprit la voix. Je me dois de vous avertir que, si l’enfant est vigoureuse, l’épreuve a considérablement affaibli votre épouse.

Effondré dans le fauteuil, l’homme s’efforçait de rassembler ses forces, malgré l’engourdissement de son être.

– Montrez–la moi ! Je vous en prie. Je me dois de savoir.

– Suivez-moi. Votre épouse, malgré son affaiblissement, me l’a réclamée afin qu’elle lui donne le sein.

Couchée dans le lit, pâle et échevelée, la poitrine dénudée, un bébé serré contre son cœur, la reine remuait faiblement. Elle avait à peine la force d’écarter cette progéniture qu’elle savait souiller. Des larmes roulaient sur ses joues. Elle ne pouvait réclamer à son époux de l’occire, lui qui n’avait d’yeux que pour cet enfant du démon. Aveugle, il ne comprenait point les protestations de son épouse, alors que sa fille lui tétait le sein avec autant de vigueur que de cruauté. Bientôt, de larges aréoles rouges puis mauves apparaîtraient et la reine pleurerait de plus belle, car son époux le mettrait sur le compte de la gourmandise de son enfant. Hélas, que pouvait-elle ? Vide de toute force, elle voyait se superposer l’image de ce démon sur celle de son époux. À cette vision, elle hurla et chut. Aussitôt, le roi se précipita à son chevet, mais le sorcier fut le plus rapide. D’un geste, il le rassura et lui confia sa petite fille.

– N’ayez aucune crainte. Elle est seulement évanouie.

Rassénéré, le roi ne l’en veilla pas moins, tandis que la silhouette encapuchonnée nourrissait l’enfant de lait, contenu dans une outre en peau de chèvre.

Plusieurs jours s’écoulèrent, paisibles. La reine recouvrait peu à peu ses forces, tandis que le roi et leur hôte se relayaient pour s’occuper du bébé. Quand elle se sentit enfin en capacité, ils regagnèrent le château. À leur retour, tous se réjouissaient de la naissance de cet enfant si désiré. Cependant, la reine n’en était que plus amère, persuadée qu’elle était, au plus profond d’elle-même, que sa fille n’était rien d’autre qu’un enfant du démon. Elle avait encore en mémoire des bribes de ces terribles instants qui avaient précédé son enfantement : une figure androgyne aux yeux noirs et écarlates penchée sur son visage. Néanmoins, en respect de l’amour qu’elle éprouvait et qui l’unissait à son époux, elle forclut ses ressentiments et ses pensées dans les abysses de son esprit. Cependant, tous ignoraient qu’alors que la reine accouchait d’une petite fille, le malin s’en était venu rendre visite à la femme du meunier qui, elle, donna le jour à un petit garçon. Pourquoi donc avait-il ainsi apposé sa marque sur le front de ces deux petits êtres innocents ? Sinon pour en découvrir les conséquences et les incidences. À la reine, il s’était montré dans toute sa majesté. À la femme du meunier, il était demeuré dans l’ombre qui brûlait derrière la flamme invisible. Les années passèrent et, l’un comme l’autre, les enfants grandirent et resplendirent. Pendant ce temps, la reine devenait plus amère et ne lui avait jamais donné d’autres descendants. Elle s’enfonçait chaque jour un peu plus dans la mélancolie et la rancœur, au grand désespoir de son époux qui ne comprenait pas ce qu’il prenait pour de la jalousie à l’égard de leur fille. Plusieurs fois, il s’en était ouvert à ce sorcier qui habitait les marais et s’en retournait le cœur toujours plus lourd, car il ne pouvait s’y résoudre.

Dissimulé dans les ombres, le diable n’en demeurait pas moins curieux. Il se gardait bien de ne point mots dire, tout en surveillant le devenir d’une certaine progéniture. Tôt ou tard, il n’en doutait pas, ce sentiment si étrange, que les hommes nommaient amour, céderait le pas face à la haine féroce qu’éprouvait la reine chaque fois que son regard se posait sur sa fille. Hélas, les événements ne progressaient pas assez vite à son goût et il résolut de s’en occuper en toute hâte. Déjà, une colère mêlée de jalousie rongeait son cœur, mais il fallait aller plus loin et sans tarder, car la princesse approchait ce que l’on appelait l’âge de raison. Perfide, le démon décida qu’il s’installerait au château, au plus proche de la reine. Il se murmurait dans les coursives que sa camériste était une femme âgée et de santé fragile. Quoi de plus innocent alors qu’un accident au détour d’un carrefour ? Ce fut ainsi que, sous les traits d’un moine à la peau noire comme le charbon, le diable s’en alla en pèlerinage dans la forêt. Nul doute que son chemin croiserait celui de la vieille femme dont les pas l’emmenaient toujours à la lisière. Plusieurs jours durant, le singulier religieux hanta les lieux, menant ses pas en toute innocence. À chaque personne qu’il croisait ; il leur réclamait une obole. Qu’il reçut un présent et il la remerciait ! Qu’il reçut des coups, alors il crachait par terre et la maudissait ! Très vite se répandit la rumeur qu’un faiseur de miracles habitait la forêt. Il était dit qu’on pouvait le croiser à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, mais toujours à une fourche ou à une croisée des sentiers.

Trop préoccupé et accaparée par sa fille, le roi n’avait eu vent de rien, au contraire de la reine dont la colère se muait en haine. Elle n’ignorait pas que son époux se rendait en secret chez ce sorcier qui l’avait délivrée. Néanmoins, jamais elle n’avait encore pu lui soutirer la moindre confidence. Ce moine, faiseur de miracles, saurait-il l’éclairer en même temps qu’il lui rendrait sa fécondité ; elle n’en doutait pas. En effet, jamais cette enfant du diable ne saurait monter sur le trône. À ces pensées, la reine fut satisfaite et conçut le dessein de se rendre dans la forêt afin d’y rencontrer cet étranger, dont tant vantaient les mérites.

L’étiquette, permissive, lui permettait une grande liberté et elle en profitait pour s’absenter, aussi souvent qu’il lui était possible, en compagnie de sa camériste. Elle trouvait toujours les mots justes et ses paroles étaient toujours de réconfort. Elle lui devait également de ne jamais être passée des pensées aux actes. Or un jour lui était donc parvenu ce bruit à propos de la présence d’un homme saint et faiseur de miracles qui aurait échoué dans les bois, où il vivrait en ermite. Aussitôt, la reine s’en était ouvert à sa camériste qui la mit, tout de suite, en garde contre les perfidies distillées de cet homme connu de personne.

– Sotte que tu es ! s’était alors récriée la reine. Pourquoi ne pas nous rendre ensemble à la lisière des bois nous en aviser ?

La camériste n’avait pas osé contredire sa maîtresse, malgré l’horreur que lui inspirait ce projet. Aussi, à contrecœur, accepta-t-elle.

Le soleil avait depuis longtemps quitté son zénith et la forêt était baignée de larmes orangées, lorsque les deux femmes arrivèrent à l’orée. Soudain, elles aperçurent la silhouette du moine. Adossé contre le tronc d’un vieux chêne, il contemplait l’embranchement. Semblant plongé dans une profonde méditation, il faisait mine de ne point remarquer leur présence. Il espérait recevoir la reine ou sa camériste, seule, mais non l’une accompagnée par l’autre. Néanmoins, il n’en conçut aucune colère. Au contraire, il aurait tout à cœur de les tromper et les séparer à l’aide de ses ruses perfides et de ses mensonges encore plus vraisemblables que la vérité.

– Votre majesté ! Je vous mets en garde contre cet homme. La noirceur de son cœur n’a d’égale que celle de sa peau.

Cependant, la reine se moqua, arguant que les êtres à la peau sombre ne recelaient point tous des cœurs de démons. La vieille femme n’insista pas, mais n’en renouvela pas moins encore une fois son avertissement.

À l’ombre du chêne, le moine ne bougeait pas. Il s’était assis en tailleur et se reposait sur un long bâton noueux en bois de frêne.

– Saint homme, avait murmuré celle qui était mère. L’on dit de vous que vous accomplissez des miracles. Quel genre d’homme êtes-vous, vous qui êtes capables de semblables prodiges ?

– Je suis de ceux, que certains de vos gens nomment oracle. Mais enfin, je ne suis qu’un homme à qui l’on a volé son visage et qui a reçu, en échange, le don de voir au-delà du monde des âges. Vous comprendrez donc que je préfère garder ma figure parmi les ombres. Je suis bien trop effrayant. Je vis d’aumônes et des quelques proies qu’il m’arrive parfois de piéger. Quant à mon coucher, le tronc de ce chêne est un abri des plus aimables et des plus confortables.

Ainsi avait professé l’homme en robe de bure, avant de se retrancher derrière son mur de silence. Sous sa capuche, ses yeux d’argent étincelaient de mille feux. Il devinait les attentions de la vieille femme et des efforts qu’elle déploierait pour l’empêcher d’arriver à ses fins. Cela l’amusait grandement, car son âme reposait déjà au creux de sa paume. Elle était le prix que paierait la reine en échange de la réponse à la question, qu’elle ne tarderait pas à lui soumettre. En face de lui, un trouble croissant gagnait la jeune reine, dont le corps s’agitait de plus en plus, car il lui avait fait entrevoir son absence de visage. Sous la capuche, un sourire rusé se dessinait désormais sur sa figure. Nul doute que la vision, qu’il venait de leur offrir, n’avait pas manqué de les terroriser.

– Que n’osez-vous point me confier, ma dame ?

La voix doucereuse s’était faite rauque et caverneuse, presque râpeuse.

– Ne serait-ce point au sujet de cette matrice asséchée qui plus jamais n’a donné vie.

À ces mots, la reine poussa un long cri.

– Vos yeux parlent pour vous. Ils ont vu et tant que le fruit souillé demeurera près de vous, vous ne pourrez de nouveau enfanter, poursuivit le moine.

Elle voulut l’interrompre, mais ce dernier l’arrêta d’un geste de la main. Il ne dirait plus rien. À ses côtés, sa camériste secouait la tête. Elle ignorait tout du secret qui entourait la naissance de la princesse. Néanmoins, les paroles de cet homme étaient trop chargées de sens et de sous-entendus pour qu’elle n’entrevît point quelque recoin de la vérité. Sous sa capuche, les lèvres du moine s’étiraient, car il apercevait les ténèbres qui se refermaient sur ses proies. Au creux de ses mains, deux âmes reposaient, l’une plus brillante que l’autre, tant les ciseaux, qui trancherait le fil qui la reliait à son enveloppe charnelle, se rapprochaient. Avant de partir, la vieille femme sortit de ses jupons un pichet de vin et une miche de pain, qu’elle déposa aux pieds du saint homme. Il les remercia humblement, mais, sitôt qu’elles furent hors de sa vue, il disparut. Devenu fumée, il se glissa dans leurs pas, car il désirait jouir du spectacle. Il entendait le cœur de la reine qui s’emballait et gémir celui de sa camériste.

Sitôt au château, cette dernière réitéra ses avertissements :

– Votre majesté, les paroles de cet homme ne sont que calomnies et mensonges. Quels que soient vos sentiments à l’égard de votre fille, ce démon se joue de vous et ne vous apportera que des malheurs.

– Des malheurs ! ricana la reine. Des malheurs dis-tu ? Ah, ah, ah. Mais que sais-tu de ma fille ? Elle est une enfant du Diable ! Cet homme a dit : « Vos yeux ont vu ! » Oh, oui ! Mes yeux ont vu. Ils ont vu l’indicible et l’innommable ! Ils sont vu le Diable apposé sa marque et depuis mes nuits ne sont que de longues suites de cauchemars sans fin. Que mes paupières se ferment et son visage grimaçant et ricanant m’apparaît. Homme, femme ! Femme, homme ! Ses yeux brillent, semblables à des piécettes d’argent, et je le sens qui laboure ma chair avant que je n’enfante. Dans la journée, elle est là, toujours là, pour me le rappeler. Elle ! La vierge de Babylone ! Oui ! ! Maintenant, je vois clair ! Je dois défaire le sortilège !


Texte publié par Diogene, 10 septembre 2017 à 18h18
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