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tome 1, Chapitre 1 « La Chaumière dans Laquelle... » tome 1, Chapitre 1

Il était fort tard cette nuit-là lorsque la reine accoucha. Son époux, avec l’aide son châtelain et de l’abbé, l’avait installée dans la petite chapelle, car cette nuit-là était celle de Walpurgis et l’on craignait que le Diable ne s’en vienne et gâte les saisons. Hélas, les douleurs étaient fort grandes et le médecin présent se déclara impuissant. Seul un sorcier pourrait la délivrer de ses souffrances, avait-il affirmé. Or de sorcier, il n’y en avait qu’un et il habitait au plus profond de la forêt ; un îlot perdu au cœur des marais et c’était ce même personnage qui avait mis en garde le roi contre l’intervention du malin. Le roi était au désespoir, car son épouse ne devait quitter la chapelle consacrée et il ne pouvait s’en aller quérir l’homme ; sa femme et son enfant seraient morts auparavant. Il se tourna encore une fois vers le médecin qui l’enjoignit, s’il ne désirait point les perdre, de les envoyer auprès de lui. Crève-cœur que ce choix cornélien, le roi fit néanmoins mander une litière et une escorte, afin qu’on la conduisît dans cette tanière, située au cœur des marais. Étendue sur sa couche, la jeune femme se tordait de douleurs dans les affres d’une délivrance qui n’arrivait pas. Le visage convulsé, elle tenta d’esquisser un sourire rassurant à son époux, mais fondit en larmes. Pendant ce temps, les clameurs gagnaient le palais, en même temps qu’il résonnait des bruits de bottes de la troupe. Bientôt, tout fut prêt et la reine, accompagnée de son époux et de sa suite, fut allongée sur la confortable litière. Ce fut ainsi que, sous l’œil inquisiteur d’une lune pleine et écarlate, s’engagea l’équipage. L’on avait également pris soin de prendre une barque, car il était impossible de traverser par un autre moyen le marais, au risque d’y périr.

Sur le chemin, chacun se signait ou se saisissait de son amulette, en même temps que l’abbé éclaboussait la route d’une eau saumâtre, qu’il avait auparavant bénie. Mais les ombres lugubres des arbres grimaçants se moquaient bien de ces simagrées et gémissaient tandis que le vent s’insinuait entre leurs branches. Parfois, les flaques de boue étaient profondes et les roues du chariot s’embourbaient. Cela nécessitait alors l’effort conjugué des chevaux et des hommes pour l’extraire de ce piège, cependant que les secousses arrachaient des gémissements déchirants à son occupante. Bientôt, la troupe aperçut le marais. La lune se reflétait à sa surface, œil sanglant dans la pénombre. En son centre scintillait la lueur orangée d’une torche plantée dans la terre. Le roi donna alors l’ordre que l’on mit la barque à l’eau. Mais, tandis que ses gens s’exécutaient, une ombre se glissa à la surface trouble du marais ; une silhouette longiligne munie d’une longue gaffe. Adroite, l’ombre la plongeait, dans un mouvement ample et délicat, dans la masse fangeuse. Parfois, il crevait les yeux bulbeux et poisseux qui apparaissaient de temps à autre à la surface. Ceux-ci éclataient et libéraient alors une humeur méphitique. Terrifiés, tous la contemplaient et n’osaient plus esquisser le moindre geste. Enfin, elle accosta. De l'index, elle désigna la reine en proie à des souffrances de plus en plus grandes, puis la couche au centre de son embarcation. La femme étendue sur le lit de chaume, l’ombre pointa un doigt sur le roi afin qu’il l’accompagnât. Sa suite protesta, mais la silhouette resta inflexible. Elle demeurerait ainsi tant que le roi ne se rendrait pas à elle, seul. Soudain, saisie par une contraction plus violente que les autres, la reine s’évanouit.

– Par tous les saints ! Votre majesté ! Je vous conjure de vous y rendre sans tarder, car tel est les prix à payer, le supplia le médecin.

Le roi, vaincu, acquiesça et s’avança. Il n’eut pas fait plus de quelques pas que la silhouette l’arrêtât. Elle pointait la lourde rapière ceinte à sa taille. Mal à l’aise, il la dégrafa et la déposa à terre ; il se sentait nu et dépossédé. Puis, il embarqua à son tour et s’assit après de sa femme, dont le visage, trempé de sueur, était défiguré par la douleur. Sur la berge, son médecin, l’abbé et sa suite le regardaient dériver, s’éloigner avant d’être avalé par la nuit. Soudain, la gaffe creva l’œil sanglant, reflet de la lune écarlate, et jaillit, des lèvres de la reine, un cri déchirant, d’aucuns n’y virent un avertissement. Mais l’ombre n’en avait cure et plongea de nouveau son instrument dans les eaux putrides et croupies jusqu’à ce qu’ils heurtent un vieil embarcadère. La silhouette jeta une corde sur le ponton en bois pourri, avant de mettre le pied dessus. Là, elle s’en saisir et la noua autour de l’un des poteaux. Ainsi, elle s’empara du corps inanimé de la reine, comme si elle ne pesait guère plus qu’un sac de plumes. D’un hochement de tête, elle invita le roi à la suivre. Avec lenteur, ils marchèrent jusqu’à une chaumière dont la porte était prise dans les racines d’un chêne millénaire. Le chemin était signalé par des torches qui s’allumaient, à mesure qu’ils s’avançaient, et qui s’éteignaient sitôt qu’ils les avaient dépassées. Seul demeurait un brasero à trois têtes qui jetait une clarté orangée sur l’arborescence végétale, où se dissimulaient des vitraux aux teintes orageuses et outrageuses, capables de faire naître les pires cauchemars même dans les esprits les plus forts. Sur la porte, un corbeau, un clou planté dans le cœur, observait le monde d’un œil aveugle.

L’ombre portait toujours la reine entre ses bras. Sur ses joues roulaient des larmes qui n’étaient ni de joie ni d’extase, mais de douleur et de terreur. Arrivée sur le seuil de la porte, celle-ci s’ouvrit avec fracas et dévoila un intérieur sombre, dépouillé de toutes ses émotions. Les murs étaient nus, et leurs pieds reposaient quelques coffres en bois de chêne. Une table, immense, trônait au milieu et dans l’âtre où dormait un chaudron couvert d’une suie noire et grasse, au-dessus d’un feu paresseux. Nul crâne, nul cadavre desséché, de bocaux obèses ou de fioles obscures, ne peuplaient les lieux au plus grand étonnement du roi. Devant, la silhouette s’était avancée jusqu’à un coffre de bois de sureau, dissimulée dans un coin sombre de la pièce et en avait produit un morceau de cuir qu’elle déposa sur la table. D’un geste, elle ordonna à son invité qu’il la déployât afin d’y coucher son épouse inconsciente. Quand ce fut fait, elle indiqua au roi un siège rangé non loin de la cheminée. D’aspect fruste, il se révéla d’un confort incommensurable et ne tarda pas à s’assoupir. La reine étendue, de la toile surgit des entraves qui lui enserrèrent les bras et les jambes. Silencieuse, l’ombre passa sur son front une main pâle et longiligne ; il était brûlant et trempé de sueur.

– Ô, ma reine, murmura-t-elle dans un invisible sourire, ses doigts posés sur ses lèvres.

Elle se retira, puis s’approcha de son époux assoupi. De la même manière, elle effleura du bout des doigts les joues de l’homme endormi tandis que des lianes s’enroulent autour de son corps. Dans un sursaut, celui-ci parut se réveiller. Ses paupières tressautèrent, mais se refermèrent sitôt que son regard eut croisé celui de la noire silhouette.

– Comme je regrette d’en venir à de semblables extrémités, votre majesté. Hélas, c’est là une nécessité, lui chuchota-t-elle dans le creux de l’oreille comme elle se retirait.

Dans un grincement de métal rouillé, l’ombre ouvrit la porte de son logis et s’engouffrèrent alors des bourrasques chargées des miasmes et de la pestilence du marais. Dans le ciel, la lune sanglante se cachait derrière de lourds nuages désormais peints d’écarlate. Dans le lointain, elle aperçut le feu de camp qui crépitait. Elle s’amusait de ce clerc perdu dans ses inutiles prières, car son cœur était de pierre et son âme trop gorgée de ce qu’il nommait lui-même passions et damnations. Naïf qu’il était de croire en un dieu qui n’était rien d’autre qu’un jouet entre les mains d’êtres qui asseyaient par la même leur pouvoir. Lassée de ce spectacle navrant, elle s’agenouilla et arracha à la terre quelques tubercules, qu’elle s’empressa de laver soigneusement dans les eaux croupies du marais putride. Lorsqu’elle eut fini, elle plongea sa main dans sa cape et en jaillit une dague aussi élégante qu’effilée. Elle fendit alors en deux, d’un coup sec, la racine, puis s’entailla la main. Du jus qu’elle extrait en la pressant, mêlé de son sang, elle répandit le mélange dans la fange, au son d’une étrange et lugubre mélopée. Cela accomplit, elle creusa un trou dans le sol et y enterra l’autre moitié qu’elle baptisa ensuite de son fluide écarlate. Ainsi enchanté, quiconque oserait tenter la traversée oublierait ce pour quoi il s’en était venu et errerait à jamais. Un sourire sur les lèvres, elle se releva et alla cueillir quelques baliveaux de noisetier, des grappes de fruits de sureau et des baies de belladone. Puis, elle s’en retourna à sa chaumière.

Dans le fauteuil, le roi dormait toujours d’un sommeil de plomb et la reine épuisait ses dernières forces. Peu de temps demeurait, si elle désirait sauver l’enfant et sa mère. Elle s’empara prestement d’un mortier et commença à broyer avec application chacune de ses cueillettes, à l’exception des branches de noisetiers qu’elle précipita dans le brasier assoupi. Une flamme immense s’éleva tandis qu’elle versait le mélange dans le chaudron bouillonnant, d’où s’échappa bientôt une fumée lourde qui engourdissait les sens. Elle se saisit de deux gobelets et les emplit du singulier breuvage, avant d’ajouter du suc de pavot et dans l’un, en plus, de l’essence de réglisse, qu’elle donna à boire aux époux endormis. Dans ses yeux brûlait un feu nouveau, gorgé de passion et de désir, tandis que se dessinait sur ses lèvres un sourire plein de cruauté. Elle abaissa sa capuche et révéla un visage aux traits fins et délicats. Elle détacha ensuite ses cheveux couleur aile de corbeau, veinés de blanc, qui dévalèrent en cascade sur ses épaules. Elle contemplait, presque avec tendresse, la reine pâle et défaite. Sur le corps entravé, ses mains allaient et venaient. Trop faible pour protester, elle demeurait spectatrice de sa malédiction, comme se penchait sur elle le visage de la prédation. Au fond de ses prunelles dansaient les flammes d’un feu inconnu. Hypnotisée par ce regard d’azur aux nuances écarlates, elle ne le vit pas se rendre coupable de l’impensable. Elle ne le réalisa que lorsqu’une douleur fulgurante, qui n’était pas celle de l’enfantement, lui déchira les flancs. Hélas, elle ne put que gémir et assista impuissante à l’effraction de son être, en même temps que la terreur s’emparait de son cœur. Soudain, tout cessa et il se retira, tandis qu’un incendie se répandait dans sa matrice.

Dressé devant elle, son agresseur se tenait nu. Horrifiée, ses yeux ne pouvaient se détourner de sa grotesque anatomie, mélange des éléments masculins et féminins. Implacable, le démon, qui l’avait souillée, se tourna vers son époux toujours endormi. La reine hurla ; seul un infime gargouillis s’échappa de ses lèvres desséchées.


Texte publié par Diogene, 4 septembre 2017 à 19h14
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