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tome 1, Chapitre 14 « En Route pour L'Enfer » tome 1, Chapitre 14

Une ville cimetière. Voilà ce qu’est Schwartztotenkopf, née des cendres d’une guerre qui n’a laissé derrière elle que des spectres et des silhouettes.

Entre mes doigts, le mégot achève de se consumer et l’envie de m’en griller une autre me démange, en même temps que j’entends Morphée m’appeler. J’avise le cendrier suspendu à la paroi, juste sous la fenêtre, ainsi que l’interrupteur. L’instant d’après, le reste de ma cigarette finit sa carrière au milieu d’un misérable petit tas de cendre et de filtres jaunis, notre couchette plongée dans la nuit. Par les jointures des rideaux entre de fins faisceaux d’une lueur bleu marine, certainement un quelconque éthéré ou une fée de passage. Il m’a semblé en apercevoir quelques-uns à la montée. Sûrement se rendent-ils là-bas en pèlerinage, car l’on ne va jamais à Schwartztotenkopf pour le plaisir. Même un masochiste refuserait d’y poser le pied, à moins d’y être contraint. Skätten endormi, je savoure le staccato des roues de métal qui heurtent les jointures des rails. Tac, tac, tac ; tac, tac, tac ; ainsi à l’infini.

— Qu’est-ce que tu es allé foutre là-bas ? murmuré-je dans le vide. Dans quel guêpier es-tu encore allé te fourrer ?

De ma poche, je sors, dans un sachet scellé, ce maudit fragment de papier. Bercée par le mouvement du train dans la nuit, je ne tarde pas à sombrer entre les bras accueillants de Morphée.

— Alors Abélia, qu’en penses-tu ?

Des flammèches émergent du sommet de son crâne noirci. Je lui souris. Il a toujours eu un don pour les choses musicales et encore une fois il a réussi à m’enchanter. Pourtant, je décèle une inquiétude, que je ne lui connaissais pas, dans son regard. Comme je lui pose la question, il esquive avec une habilité rare, arguant qu’à son âge on se soucie facilement de tout. Après tout, il est humain et sa longévité n’a rien de commun avec nous autres.

Est-ce un bien, est-ce un tort ?

Je n’ai jamais trop su l’apprécier. Humains ou non, nous aspirons tous à une vie plus longue, de peur de rater des choses.

Aurais-je dû insister ce jour-là ?

Sans doute, au moins m’aurait-il confié ce qui l’effrayait tant, à moins que de m’en toucher, ne serait-ce qu’un mot même, m’eût mise en danger.

— Armand, pourquoi ne dis-tu rien ? Un mort n’a pas de remords, il est libre de sa parole !

Il suspend son geste, puis se retourne vers moi. Même au travers du rideau de feu, je peux apprécier son regard pétillant de vie.

— Te le confierai-je, que tu n’oserais me croire, me répond son double spectral. Écoute, Abélia.

De nouveau face à son piano, il se remet à jouer de cet air si mélancolique, qui m’arrache toujours autant de larmes. Des notes graves, tout en solennité, s’élèvent, emplissent la pièce ; même passé de l’autre côté du miroir il arrive encore à m’émouvoir.

— Et si j’osais. Je reconnais que, nous autres créatures magiques, n’avons qu’une confiance limitée en vous, les humains. Mais…

— N’ajoute pas un mot, Abélia. Ne gâche pas cet instant, s’il te plaît.

J’esquisse un sourire malgré moi, malgré la gravité et l’incongruité de la situation ; parlementer avec un fantôme. Pourtant, au-delà de ces simples mots, il me semble percevoir autre chose. Une image se forme au travers des flammes qui lèchent désormais le plafond.

Tu n’oses pas me le dire. Non parce que tu n’as pas les mots, mais parce qu’ils sont frappés de tabou, alors c’est par la musique que tu me transmets ton message.

Rivé au clavier de son piano, Armand redouble d’ardeur, tandis qu’il compose un air aux accents si lugubres que j’en frémis, alternance d’une succession de notes graves et basses, suivies par des à-coups aigrelets et stridents ; un coup de poignard dans le cœur. Pendant ce temps, son être se consume, se désagrège, alors que plongée dans le brasier, j’entrevois une silhouette noire dont les bras se lèvent, prêt à plaquer un accord sur un instrument, si gigantesque, que je suis bien en peine de l’identifier. D’immenses tuyaux de métal rougi crachent une fumée épaisse et grasse, tandis que s’en échappent des sons terrifiants. Bien que dans le songe d’un homme mort, je n’en ressens pas moins la puissance infernale qui s’en dégage, de même que la folie qui s’empare de celui qui en joue. Sculptés dans du basalte, des visages grimaçants de démons et de déments encadrent l’instrument, ajoutant encore à l’effroi de sa simple vision.

— As-tu vu ? me hurle Armand pour couvrir le rugissement des flammes qui envahissent désormais tout l’appartement.

De son corps, s’échappent maintenant des cataractes de feu, ses yeux sont des torches enflammées, sa bouche est devenue semblable à celle d’un démon. Si je ne puis rien faire pour le sauver, au moins puis-je délivrer son âme de son tourment.

— Me porteras-tu assistance ? grondé-je.

Ah, la, la, la ! Mais que ferais-tu sans moi, sans ta meilleure moitié ! On se le demande vraiment.

L’envie de lui envoyer une bordée d’insultes m’effleure un instant l’esprit, mais l’heure n’est pas aux pantalonnades.

Tu es prête ?

— Et comment ! rugis-je, comme je sens mon corps se métamorphoser.

L’un de mes lointains cousins s’est fait une spécialité de souffler les maisons de petits lardons, surtout celle en briques ; elles sont toujours un redoutable et suprême défi. En revanche, ce n’est pas une bâtisse que je m’apprête à souffler, mais une mer de feu vomit par les enfers. Les griffes enfoncées dans le parquet, je prends une longue inspiration et recrache un vent glacial qui fige aussitôt les flammes. Hélas, mon sortilège ne tiendra que quelques secondes. Pas le temps de prendre de pincettes, je me précipite au travers de la muraille gelée et arrache l’âme de mon ami à son cercle infernal. Je n’ai tout juste que le temps d’en sortir que déjà il se referme sur moi, me roussissant le pelage au passage.

— Merci, Abélia, me chuchote-t-il tandis qu’il s’efface.

Soulagée, je quitte le rêve et regagne la couchette où demeure mon corps, toujours entre les bras de Morphée. À côté de moi, Skätten ronfle comme un sonneur, ce qui me rassure quelque peu, malgré le raffut ; encore un qui sait dormir du sommeil du juste.


Texte publié par Diogene, 7 novembre 2017 à 19h56
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