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tome 1, Chapitre 9 « Un piège prémonitoire » tome 1, Chapitre 9

Mon sang se glace comme nos regards se croisent. Autour de moi, la ronde anarchoïque resserre son étau, en plus j’ai assommé Skätten ; je vais devoir me débrouiller seule. Contre cinq de ses imbéciles, je m’en serai tiré avec quelques hématomes.

— Accepte, ronronne une voix dans ma tête.

Je crache par terre.

— Va te faire foutre !

— Comme tu veux, mais ce n’est pas moi qui vais jouer à la locomotive, ricane-t-il.

— Ta gueule, feulé-je, comme l’un d’eux se précipite sur moi, une barre de métal brandi au-dessus de sa tête.

De justesse, je l’esquive. L’instant d’après le crâne de l’un de ses compagnons explose. Mais ce n’est pas pour me rassurer, car ce dernier se relève déjà. Soudain, je sens quelque chose pénétrer dans ma chair, quelque chose qui n’a pas sa place, tandis que quelqu’un prend possession de mon corps.

— Tchou, Tchou, Tchou.

La voix résonne dans ma tête, telle une litanie obsédante. Avec lenteur, ma main se glisse vers mon poignet, en direction de la gourmette. Ce serait si facile. Il suffirait que je la brise pour libérer la bête qui sommeille. Au même instant, l’un de mes agresseurs m’envoie son poing dans les côtes et me coupe le souffle. Ils sont trop nombreux. Pourtant je me refuse à en venir à pareille extrémité.

— Pourquoi ? me susurre-t-il. Tu n’en feras qu’une bouchée.

C’est juste. Je pourrai les exterminer jusqu’aux derniers. Mais ensuite… ensuite, je n’ose l’envisager. Tandis que je tente de me relever, stoppant dans son élan un pied lancé en direction de ma mâchoire, mes yeux captent l’étrangeté du moment ; aucune de ces idoles ne possède d’ombres alors même que le ciel est dégagé. Un sourire mauvais se dessine sur mes lèvres. Je n’ai jamais quitté le cimetière des Frères Lunaires. En fait, quelqu’un m’a piégé dans une bulle de rêve.

— Venez, il y a sûrement quelque chose que je puisse faire, pour vous satisfaire, ricané-je à l’adresse de mes agresseurs.

J’aperçois un poing foncé vers mon visage alors que j’ai toujours un genou à terre. Détaché, je lève mon bras. Violent, le coup heurte mon poignet et arrache la gourmette qui s’écrase dans un tintement sur le sol. Hélas, je ne peux esquiver le pied qui me fauche la jambe et me précipite par terre, tandis que je sens des mains déchirer mes vêtements, tant pis. Trop occupé à vouloir assouvir leurs pulsions primaires, il ne remarque même pas la métamorphose qui s’opère. L’instant d’après, ils sont déjà trois, étalés sur les pavés sanglants, leurs viscères répandus aux quatre coins de la ruelle. Hélas, ils ont démoli mon articulation et je puis seulement gagner du temps à la recherche d’une échappatoire ; remonter le fil de l’illusion pour briser son emprise. En fait la réponse est là, juste sous mon nez, petite touffe d’herbe folle qui pousse au pied du muret ; de la fumeterre.

Seulement, j’ai un problème, du genre encombrant : deux colosses aux yeux rouges qui me barrent le chemin ; les autres ne seront pas assez rapides. Avec douceur, je louvoie de manière à me rapprocher d’eux sans leur en donner l’impression. Aux aguets, je sens leur présence se resserrer sur moi. Au fond, cela me rassure, car les idoles anarchoïques ne sont jamais aussi téméraires. À quelques mètres de mes cibles, je feins un saut pour mieux rouler vers eux et me saisir au passage de leurs préciosités dressées. Je profite de leur surprise pour m’emparer de la touffe végétale et l’arracher du sol. Derrière ce n’est plus qu’une immense béance noire qui m’aspire aussitôt. Je n’ai le temps que d’apercevoir un monument de tuyau de métal, que je suis balancée dans mon corps. Les paupières entrouvertes, je reconnais le bar : La Chartreuse

— Bordel de merde, juré-je, les poings serrés, prête à démolir la table.

J’espère que Skätten n’a pas touché à cette saloperie. Inconsciemment, je jette un coup d’œil à mon poignet ; ma gourmette est toujours là.

— Abélia ! s’écrie-t-il d’une voix blanche comme il se précipite vers moi.

Mais je l’arrête d’un geste.

— Tu as toujours ton joint ? Dis-moi que tu n’y as pas touché ! Aboyé-je. Dis-moi que tu n’as pas goûté cette saloperie !

Surpris, ce dernier me tend la cigarette que je lui avais confectionnée un peu plus tôt.

— Tu sais bien que je ne touche jamais à ces choses venues de la Frontière.

Sans hésiter, je la lui arrache des mains. Une seconde plus tard, il ne reste d’elle plus qu’un petit tas de cendres. Il y en a qui ne perd rien pour attendre, même si je doute qu’il sache quoi que ce soit. C’est un gars sérieux et il tient au moins autant à sa réputation qu’à ce qu’il a entre les jambes. Mon Borsamino achevé, j’enjoins Skätten a en faire de même avec sa chute de nécropole, tandis que je laisse un billet sur la table ; j’ai un compte à régler avec quelqu’un.

— Bon, maintenant que nous sommes dehors, vas-tu enfin me répondre ? m’interroge-t-il.

Mais je ne l’écoute pas, trop absorbée à scruter la rue à sa recherche. Heureusement, il n’a pas bougé de sa place habituelle et c’est à grandes enjambées rageuses que je le rejoins. Trop occupé à refourguer sa daube à un pigeon, il remarque trop tard ma présence. Décomposé, il essaie de fuir, mais je suis la plus rapide et le plaque sur le mur. Derrière moi, Skätten arrive, à bout de souffle. Sous le nez du faune aux yeux révulsés, je brandis ce qu’il reste de mon mégot.

— Qui ?

Mais celui-ci ne semble guère se montrer coopératif.

— OK ! On va faire un jeu. Tu réponds à mes questions et si ça ne me plaît, je te découpe la lance tranche par tranche avec la lame de ce patin à glace. Tu vois, j’ai pas trop envie de me salir les doigts.

Et comme pour lui faire bien entendre raison, je lui tranche le bout.

— Arrête ! beugle Skätten derrière moi.

Mais le regard sauvage que je lui lance le fait taire aussitôt, même s’il ignore que ce que voit cette pauvre créature n’est qu’une illusion de belle facture. Je n’ai aucune intention de l’émasculer ; manquerait plus que Pan me poursuive de ses assiduités.


Texte publié par Diogene, 30 septembre 2017 à 12h27
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