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tome 1, Chapitre 4 « Le Cimetière des Frères Lunaires » tome 1, Chapitre 4

Les dunes, le ciel voilé par la tempête, le camp, tout a disparu. Ma main, au-dessus du visage, fine et glabre me rassure ; je suis de retour. Au toucher, je devine les couvertures rêches trempées de sueur, mais ce n'est pas ici que je pourrai me prendre une douche bien méritée. Les jambes encore gourdes, je me propulse hors du lit, comme j'attrape au vol la boule de vêtements qui traîne à ses pieds. Quelque chose en tombe, la montre... elle indique sept heures trente ; j'ai voyagé pendant une heure et demie. Indécise, je la ramasse puis la glisse dans la poche intérieure de mon imperméable. Quelques instants plus tard, je me mire devant la glace.

Au moins, je ne ressemble point trop à cette pauvre Cendrillon après une soirée au Sixty, avec la revue du Neuf.

Skätten ne tardera plus à présent. Je redonne un semblant d'ordre à la pièce ainsi qu'au lit, bien que plus personne n'en profitât désormais. Machinalement, je me dirige vers le salon où, malgré les odeurs tenaces de brûlé, demeure ce parfum si entêtant. Encore une fois, je jette un coup d'œil au morceau de papier que j'ai découvert un peu plus tôt sous le fauteuil :

« L'on raconte qu'un démon, le diable en personne, avait été fait prisonnier, jadis par un roi-sorcier, et qu'il était retenu dans les oubliettes d'un château. Des sceaux, des runes, des croix et des reliques l'empêcheraient de sortir. Mais ne s'est-on jamais posé la question de savoir pourquoi il en avait été ainsi ? »

Mourir pour une histoire, en d'autres circonstances, en d'autres mondes, je trouverai ça grotesque.

L'homme de bois ?

— Ouais, l'homme de bois, lâché-je d'une voix lasse.

Au moins un sujet sur lequel nous sommes tous deux d'accord ; le fait est assez rare pour être mentionné.

Appuyé contre le chambranle de la fenêtre, j'aperçois quelques silhouettes en contrebas. Elles déambulent, insouciantes. Innocentes ? J'en doute. Lorsqu'elles passent sous les réverbères, d'immenses ombres surgissent, inoffensives. Dans ma poitrine, mon cœur se serre. J'ai quitté la frontière il y a trop longtemps et, pendant autant, je me persuadais que je n'y retournerais pas.

Pourquoi ce sentiment de manque quand je vois ces ombres qui dansent sur les murs ?

Avoue ! me lance-t-il, loin d'être innocent. T'es jalouse !

— Ferme-là ! veux-tu ! au lieu de raconter des imbécillités.

L'envie de m'en griller me reprend. Il m'en coûtera un détour, tant pis. Heureusement, le cimetière des frères Lunaires n'est pas loin de chez moi. J'espère seulement qu'ils auront encore de cette délicieuse fumeterre, parce que là, bordel, j'en ai vraiment besoin. Me défoncer ! en cet instant je n'ai que cela à l'esprit ; me défoncer et planer pour la soirée.

Je t'entends, tu sais. Si tu crois que tu vas te débarrasser de moi comme çà.

Comme si je l'ignorais.

— Arrête avec tes leçons de morale à quat'e sous.

Pour ce que j'en dis.

— Bah, tu ne sais même pas de quoi je parle. Alors pour une fois mets là en sourdine et laisse-moi m'illusionner en paix.

Comme tu veux. Tu sais bien que je ne t'en empêcherai pas. Fais juste un effort sur la qualité du produit. J'ai pas envie qu'on nous retrouve encore une fois perchés en haut d'un clocher ou d'un beffroi à taper le carton avec les gargouilles du coin. En plus, je déteste avoir la place du mort.

Je hausse les épaules.

OK, il n'a pas tort. Il aura fallu la plus grande des échelles de pompiers de la ville pour me redescendre la dernière fois.

En tout cas, j'ignore maintenant comment je réagirai en sa présence. Quitté en bons termes serait un doux euphémisme, le patron s'en souvient encore. Je soupire. Soudain, quelques coups frappés sur la porte me tirent de ma torpeur.

— Tu nous ouvres ! s'exclame une voix de l'autre côté. On se pèle !

D'un claquement de doigts, je relâche les sortilèges posés tandis que le battant s'ouvre sans effort. Aussitôt, la silhouette massive du commissaire se découpe sur le mur ; il est suivi par deux acolytes à qui il fait signe de l'attendre dehors.

— Merci pour ces deux heures, Skätten. Je te revaudrai ça, lâché-je.

— Plus tard, si tu veux bien. Je t'emmène quelque part ?

— Ouais je crois bien ! Tu connais le cimetière des Frères Lunaires ?

— Nan ! mais mon petit doigt que je ne vais pas tarder à le découvrir.

J'étouffe un rire, puis le suis.

Dans sa voiture, une Kriss Coyce abricot, croisement improbable entre une tartine beurrée et une voiture de luxe, les rues défilent grises et anonymes. De temps à autre, je lui indique telle ou telle voie ou avenue emprunter. Quand bien même, il ne les connaît pas, il suit mes conseils aveuglément. Heureusement pour lui, car je crains qu'il ne prît mal le fait qu'il soit entrain de dessiner un portail ouvert sur la frontière. Soudain, la nuit se fait plus noire, dans le ciel nous couve du regard une lune pourpre. Ce n'est pas la première fois que je l'entraîne avec moi ; jamais il ne m'a posé la moindre question sur ce monde où se mélangent toutes les créations. Pour ainsi dire, c'est chez lui chose naturelle ; sans doute, un abus de littérature de l'imaginaire dans sa jeunesse.

— Le cimetière est bout de la prochaine ruelle à gauche, après les ruines bancaires.

— Entendue, ma belle !

Je grimace. Il sait pertinemment que je déteste quand il me sert de ce compliment. Mais c'est peut-être aussi pour cela que je supporte sa présence, sans lui refaire le portrait façon Bekachaud, comme c'est arrivé à d'autres. De toute façon, nous ne sommes jamais allés plus loin que ces petites virées à la Frontière, à peine un petit flirt.

Sûrement, savons-nous que cela ne nous mènera à rien, sinon à nous abîmer un peu plus ?

Pendant ce temps, nous avons continué à rouler et j'aperçois enfin les lumières familières du cimetière des Frères Lunaire, baigné dans un brouillard perpétuel.


Texte publié par Diogene, 17 septembre 2017 à 08h46
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