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Chapitre 5 : Aleïs

Dans le réfectoire, toute l’équipe était réunie sauf Alcaste qui avait choisi de rester auprès de sa nouvelle muse et Won-Zu, toujours en pleine initiation. Les champignons luminescents dispensaient leur lueur orangée tandis que la nuit était tombée, plongeant la forêt dans d’épaisses ténèbres à l’intérieur desquelles les luminaires de Narafë brillaient.

Un plat de quinoa, de légumes et de champignons constituait leur repas. Evarius prit la parole :

– Bien. Il manque deux personnes mais nous ferons sans. J’ai appris des choses intéressantes. Lyre n’est définitivement pas responsable de l’explosion de Chapia.

Jagen sentit un poids lui être ôté. Bien sûr il se doutait qu’elle n’en était pas capable, mais qu’Evarius, lui si sage, l’affirme, écartait toutes les suspicions. Lyre était vraiment gentille.

Ankis remua les oreilles.

– Je ne sais pas absolument pas de quoi vous parlez.

– Il est dommage qu’Alcaste ne soit pas là pour l’entendre. Mais c’est son choix, je le respecte. Chapia a explosé à cause d’une bombe et non d’un sort.

Yasuko intégra l’information.

– Oui, je savais que la ville avait explosé… Une expertise a lieu en ce moment même.

– En effet. Ils ont l’air plutôt compétent.

– Qui a l’air compétent ? – s’en mêla Mera.

– Le Siège d’Arlor. Ce qui signifie que la personne qui a posé la bombe n’est pas leur envoyée. C’est bien cela le plus curieux. La ville aurait explosé quoi qu’il arrive. Mais elle a sauté plus vite que prévu.

– Et pourquoi cette bombe a explosé pile quand l’armée est passée alors ?

– Une coïncidence.

– Ça existe pas les coïncidences.

– Détrompe-toi. Une fille essayait d’échapper à son père violent. Elle s’est rendue dans les égouts et a trouvé le dispositif. Tout a sauté quand elle l’a pris.

Mera le regarda d’un air effaré.

– Sérieux ?...

– Oui je suis sérieux. Cependant, j’ignore si le commanditaire de ce massacre a péri avec, car je n’ai pas réussi à le contacter.

Lyre avait l’air désolé.

– Si nous l’avions su, nous aurions pu l’éviter en la désamorçant…

– Je doute que nous en ayons les capacités. C’est une technologie particulière, propre à Alumnos ou l’Académie Feos. À moins que l’un de nous ne cache bien son jeu, bien sûr…

Les épaules de Jagen se haussèrent un peu plus.

– Je n’aime pas tes insinuations.

– Tu te sens visé, Jagen ?

– Nous le sommes tous. Pourquoi l’un de nous saurait désamorcer une bombe ?

– Je ne sais pas, simple hypothèse…

Ankis dressa une oreille, ses queues répandues autour d’elle.

– Supposons que l’un de nous sache le faire, qu’est-ce que cela induit ?

– Qu’il s’y connaît plutôt bien en bombe.

– Oui mais ça ne fait pas de lui l’auteur de ce massacre. D’ailleurs je ne vois absolument pas le rapport avec nous tous. Nous formons un groupe sans même le vouloir.

– Il est vrai. Mais c’était fort commode de remettre cette explosion sur le compte de Lyre. Une Invocatrice trop gentille, la proie idéale…

Lyre baissa la tête, gênée d’être au cœur de la conversation. Mera se frotta la tête, repentante.

– Désolée d’avoir douté de toi… Mais c’est vrai que ça paraissait logique…

Jagen l’avait d’abord cru lui aussi. Puis en la côtoyant, il s’était aperçu qu’elle en était incapable. Par contre, qu’Evarius insinue que l’un d’eux avait fait le coup était grotesque.

– Sérieusement, pourquoi l’un d’entre nous ferait une chose pareille ?

– Ça je l’ignore encore. Patience.

– Et selon toi c’est une des personnes présentes dans cette pièce ?

– Ou un complice de cette personne.

– Comment peux-tu arriver à cette conclusion ?

Evarius sourit.

– Je plaisantais. Ce ne sont que des intuitions sans fondement. Bien tout le monde, il serait temps de dormir. Les jours à venir promettent d’être longs…

Une ambiance de plomb régnait. Lyre s’allongea en même temps que Mera. Ankis observa Jagen sans un mot puis le snoba pour dormir au pied du lit de Yasuko. La Nentos se redressa aussitôt.

– Ankis, c’est ça ?

La chatte ouvrit un œil bleu ensommeillé.

– Oui. Je suppose que tu as des questions à mon propos.

– Oui… An’dilaha t’a décrite comme étant une Nentos…

– Je l’étais, c’est vrai.

– Comment est-ce possible ?

Le museau se tourna un peu plus.

– Par amour, on peut faire toutes sortes de choses.

– Jagen t’a transformée ?

– Non. Je le suis devenue de mon propre gré en me rendant dans l’Azol avec lui.

– Tu as fait ça…

– Oui. Pour une Nentos ça a l’air terrible, n’est-ce pas ? Pourtant j’y vis bien. Enfin… j’y vivais bien…

Il y avait une pointe de regret dans sa voix.

– Et tu es condamnée à rester Démone ?

– Sans doute. Mais je suis capable de retrouver ma forme antérieure, et je ferai tout pour. – elle plissa les yeux – Cependant… Je me demande si ce n’est pas vain…

– Retrouver son corps serait ma priorité si j’étais dans ta situation.

– Bien sûr, je l’ai toujours voulu… Mais si celui que j’aime n’en veut pas… Alors à quoi bon ?...

– Trouve un homme plus méritant. Tu as fait tout cela pour celui que tu aimes. Et pour une Nentos qui obéit aux règles depuis toujours, ça ne manque pas de bravoure. J’admire ta démarche même si je la réprouve. Mais il reste un Démon. Et il semble ne pas prendre soin de toi.

Ankis en avait conscience.

– Je n’existe même plus à ses yeux… Je me demande si mes sacrifices ne me détruiront pas une fois pour toutes…

Yasuko ramena ses poings devant elle, courroucée.

– Ne sois pas stupide ! Nous sommes du même peuple ! Je me moque que tu sois enfermée dans la peau d’un chat ! Je ne te laisserai pas mourir à cause d’un Démon ! Surtout par amour ! Il ne le mérite pas !

Ankis releva la tête, choquée. Elle ne s’attendait pas à recevoir des paroles si réconfortantes. Mais c’est vrai que Yasuko était une Nentos très fidèle à sa fratrie. C’était donc logique qu’elle la secoure.

– Merci… Yasuko…

La Nentos la caressa avec bienveillance. À cette seconde, Ankis ne se sentait plus Démone mais du même sang qu’elle. Elle savoura ses mains chaudes dans son pelage, les yeux plissés. Il y avait tant de sollicitude dans ce contact… Depuis combien d’années, de décennies, n’avait-elle pas reçu une telle caresse… ? Elle existait à nouveau… Elle n’était pas qu’une femme réduite à regarder l’homme qu’elle aimait se laisser dérober par une autre… Non elle retrouvait ses racines dans ces mains fines et rigoureuses à la fois. Qui elle avait été… Cette Nentos si belle et désirable… Promise à un avenir radieux… Elle ferma les yeux et se laissa aller à ses souvenirs.

Elle était pulpeuse avec des hanches et des seins qui laissaient les regards rêver tandis que son kimono leur interdisait cette fantaisie. Elle avait du sang de renard, pourtant elle n’avait ni oreilles ni queue. C’était une singularité. Elle était enviée encore plus pour cela. Lorsqu’elle prenait son ombrelle rouge pour se promener sous le soleil implacable, quantités de Nentos, aussi bien de l’armée que des nobles, la révéraient des yeux. Sa longue chevelure noire flottait jusqu’à ses genoux, telle une cascade de ténèbres. Nombre d’hommes souhaitaient les saisir et s’en servir d’attaches pour des péchés inavouables. Les femmes la jalousaient, certaines l’aimaient secrètement car une telle relation n’était pas politiquement correcte. Elle se nommait alors Machiko. Sa peau captait les rayons du soleil et de la lune et renvoyait une douce luminescence sur laquelle les doigts auraient aimé se perdre. Elle en avait conscience bien sûr. Mais bien qu’elle fût ravie de posséder pareilles qualités, elle n’en profitait que rarement. Elle était une Nentos au sang noble mais participait à nombre de captures de Démons. Elle avait leur pouvoir, qui aurait pu la considérer comme inférieure aux autres ? Beaucoup étaient morts au cours des missions pour la protéger. Elle leur était précieuse. Infiniment précieuse.

Mais vint le jour où un Démon de Classe S envahit le monde. Quantités d’hommes moururent. Pour autant, Machiko parvint à le sceller et l’emporter à Nenya. Ce Démon se nommait Jagen. Et il se laissa vaincre principalement par mégarde, face à tant de beauté… Des yeux bleus étirés, cette ligne rouge qui s’étendait et parait également ses lèvres… Et cette chevelure si noire… Ce parfum entêtant de pivoine qu’elle libérait à chaque mouvement d’une grâce sans pareille… Devant ses bras qui dispensaient leur lumière laiteuse lorsque son kimono or et orange tournoyait, il ne pouvait qu’en perdre le souffle… Elle était la seule d’entre eux ainsi vêtue, et sa célérité les surpassait tous. Elle était une beauté rare et il avait eu le coup de foudre pour elle dès la première seconde où elle l’avait entravé, de parfum, de beauté et de maîtrise… Mais il lui avait également plu. Là était tout le drame. Machiko avait toujours mené à bien ses missions. Jusqu’à lors. Car cette fois elle se rendit dans la prison pour tergiverser avec lui.

– Pourquoi êtes-vous venu ?

– Je m’en serais bien passé… Les Démons ne décident pas qui les convoque… Nous sommes rattachés à votre monde. Nous n’avons pas le choix.

Elle le dévisagea. Il avait les cheveux noirs lui aussi. Presque jusqu’aux pieds. De la barbe et une mine agressive. Ses yeux rouges la captivaient. Elle ne pouvait s’en défaire malgré leur mortalité. Sa chevelure n’était pas lisse comme la sienne mais indisciplinée.

– Qui vous a convoqué ?

– En quoi ça vous regarde ?

– Étant donné que je tiens votre vie entre mes mains, je tâcherais de savoir rester à ma place.

Il lui adressa un sourire carnassier.

Les prunelles d’Ankis laissèrent perler une larme. Oui, ça avait commencé comme ça… Et que restait-il d’elle à présent ? Une masse de fourrure et de chair condamnée à regarder la même fenêtre jour après jour, dans un lieu où le temps n’existait même pas… Elle s’aperçut qu’elle avait perdu bien des années de son existence, à l’attendre ainsi devant cette cheminée, cet automne éternel… Quelle tristesse…

Mera tournait et virait. Lyre marmonna :

– Tu ne dors pas ?

– Non.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je repense à tout ça. Qu’une bombe a détruit une ville. Les habitants de Chapia ne méritaient pas ça.

– Personne ne le méritait.

– Hum…

– Essaie de dormir. On guérira plus vite.

– Ouais…

Jagen n’était toujours pas couché. Il savait qu’à l’extérieur il serait mal vu, mais il ne supportait pas non plus de rester sous ce toit qui abritait sa compagne qui pensait qu’elle ne représentait plus rien pour lui…

Il sortit donc, conscient du danger. Il croisa Leldan, l’Elfe aux cheveux bleus et aux lunettes qui lui donnaient l’air intelligent.

– Les Démons ne dorment pas ?

– Si. Mais j’ai du mal.

– Ou alors vous souhaitez commettre un acte inqualifiable…

– Détends-toi, si j’étais si horrible, la matriarche ne m’aurait pas permis de rester.

– Elle nous a tous prévenus au sujet de la noirceur de votre âme…

– Tu t’attendais à quoi ?

– Je me demande comment Evarius peut vous supporter !

Jagen réalisa qu’il ne l’avait pas vu se coucher. En fait il n’était même pas dans la demeure quand il était sorti. Ce qui signifiait qu’il se promenait sans doute.

– Justement, j’aimerais lui parler.

Leldan dissimulait à grand-peine le mépris qu’il lui destinait.

– Cherchez-le vous-même ! Et je vous ai à l’œil ! Une bévue et ce sera fini pour vous !

Jagen ne le prenait absolument pas au sérieux. Que pouvait faire un Elfe face à lui… Une armée d’Elfes ? Insuffisant. Il se remémora alors les Méduses d’Evarius, vexé. Certes, lui l’avait bien berné… C’était une exception…

Il musarda tranquillement à Nerafë. Bien que les peuplades du coin le détestaient, personne ne l’attaquait, ce qui était plutôt positif. En même temps, quel intérêt auraient-ils eu à le faire ? Engager les hostilités au risque de perdre beaucoup des leurs ?

Les formes blanches se mouvaient au gré de leurs envies, conférant au lieu un aspect fantomatique. La brume et les luminaires se mélangeaient dans un camaïeu vaporeux. Un sentier délimitait les chemins principaux, les habitations, les sorties. L’argent des arbres luisait tendrement. Et leur friselis aurait conquis toute oreille attentive. Jagen écouta ce son, discret et doux. Les arbres cachaient la lune et les étoiles, il les imagina. Il s’immergea dans ses souvenirs. Ce qui lui manquait. Sa baignoire sous son plafond vitré par lequel il regardait les constellations… Comme il aimait s’y prélasser et ne penser à rien d’autre…

L’image de Lyre s’y baignant le fit ouvrir les yeux. C’est vrai, elle s’en était servie… Il prit un peu de recul. Y songer était naturel, elle avait logé chez lui après tout.

Il pensa à autre chose en prenant de la distance dans la forêt. Il n’était plus à Nerafë. La brume s’étirait. Et en son cœur, il vit le Chaman à moitié vêtu, exhibant sa poitrine et son chibre dans une danse qui nécessitait son bâton à coques. Le bruit rythmique l’accompagnait, le crâne sur sa tête encornant l’air à son passage. Jagen observa ses mouvements en se remémorant la danse d’Ankis lorsqu’elle l’avait entravé… L’amertume se déposa sur sa langue. Pourquoi ce temps heureux était si loin ? Il songea à ses soupirs, à la sensation de son corps contre le sien, cette chaleur… L’agate de ses yeux soulignée de rouge qui le capturait dans ses mystères… La saveur de mûre sur sa bouche… Et le nectar de pêche au miel qu’il cueillait en son sanctuaire… Ses cheveux dans lesquelles ses doigts se perdaient presque à l’infini…

Ses yeux brillèrent, pas tant à cause des mouvements gracieux d’Evarius qu’aux souvenirs qu’il faisait monter en lui.

– « J’ai tout sacrifié par amour pour toi. Tu dis m’aimer pour l’heure, mais en sera-t-il toujours ainsi ?

– Il ne peut en être autrement, ma chère Ankis… Tu es tout pour moi, mon aube et mon crépuscule… »

Elle avait alors pris sa main avec un sourire à la fois affectueux et légèrement triste. Parce que, même si c’était faux, elle n’avait plus la possibilité de reculer. Alors elle accepta ces mots en priant pour qu’il en soit toujours ainsi.

Bouche entrouverte, sourcils tombants, les yeux de Jagen s’humidifièrent. Pourquoi ?... Il ne l’avait jamais trahie… Alors pourquoi cette sensation étrange ?... Comme s’il était coupable et que plus rien ne serait comme avant ?... Pourquoi son sourire triste lui revenait ? Et pourquoi quand il pensait à elle maintenant, il ne pouvait plus se rappeler de ses yeux à cause de leur éclat de souffrance… Juste sa bouche un peu relevée, dont la pulpe retenait tous ses sanglots…

– « Comment était ta mission cette fois ? »

Elle lui demandait, patiente. Le temps devait être long, attendre jour après jour dans un lieu qui ne changeait pas…

Il regarda ses mains comme si toutes ses possessions s’étaient évanouies. Il trembla. Pourquoi vivait-il ça ?!

Il se mit à courir en abandonnant Evarius à sa danse. Ses pas cherchaient à rattraper sa propre vie, son confort.

– Ankis… – souffla-t-il, malheureux.

– « Pour toi, je serais prête à tout perdre. Ma position, ma vie entière. »

Une larme s’échoua sur sa joue.

– « Nous allons passer l’éternité ensemble. Je ne souhaite que ton bonheur Jagen.

– Tu es mon bonheur. »

Il ne pouvait plus arrêter ses larmes. L’impression d’avoir tout gâché… Il devait rester seul un long moment pour reprendre ses esprits…

Mera sortit à son tour prendre l’air. Elle s’imprégna de cette forêt puis marcha jusqu’à trouver Evarius. Elle l’observa, perplexe. Il était à la fois homme et femme, et le découvrir ainsi la laissait sans voix. Elle s’appuya à un arbre et contempla ses gestes fluides et souples. Elle devait bien admettre qu’il se dégageait de lui un fort magnétisme. S’il n’avait été que femme, alors peut-être…

Evarius s’arrêta et croisa son regard.

– Insomniaque ?

– Un peu.

– Désires-tu une tisane pour t’aider à dormir ?

Elle réfléchit.

– J’en sais rien. Mon bras me fait pratiquement plus mal. C’est pas ça…

– La discussion t’a perturbée ?

– Un peu… Je pensais que Lyre était la responsable. Mais finalement c’est sans doute Alcaste le vrai coupable.

– Ah oui ? – il la rejoignit – Et pourquoi cela ?

– Il est venu à notre secours à dos de tortue géante comme ça… Comment savait-il que nous étions en danger ?

– Connaissant Alcaste, il a dû attendre là un moment ou alors il était en train de ratisser la ville.

– Comme c’est ton pote tu crois qu’il est innocent.

– Ce n’est pas ça. J’ai tendance à sonder les gens pour savoir s’ils disent la vérité.

– Ah ok…

Evarius laissa peser sur elle ses yeux étranges sans rien ajouter de plus.

Lyre se retourna dans sa couche. L’odeur du bois et des plantes lui montait à la tête. Mais surtout son poignet lui faisait mal. Ce n’était pas physique, l’os sous l’ecchymose ne se plaignait pas grâce au narcotique d’Evarius. Pourtant elle ne trouvait pas le sommeil. Puis Mera était sortie.

Elle ressassait les paroles abruptes de Jagen…

« Je pourrais aussi te tuer même si tu es ma contractante… » « Je crois que tu ressens encore la douleur. Dans ce cas ce serait marrant de voir si tu peux vraiment mourir… Qu’en dis-tu ? » « Il est temps que cette fille apprenne ce qu’est un Démon. Qu’elle comprenne que je n’ai rien à faire dans son monde. »

Lyre regardait son poignet, tourmentée par une tout autre douleur. Elle pleura en silence, sans émettre le moindre son. La chair était violette et la courbe peu naturelle.

Elle attendit encore puis se redressa et finit par sortir à son tour. Elle leva les yeux vers les arbres argentés. Son sentiment de solitude l’étreignit une fois de plus. Même si elle était lavée de tout soupçon, tous l’avait suspectée. Elle pensait encore à ce que Jagen lui avait alors dit. Qu’elle était trop gentille pour faire ça. Mais, il ne savait rien d’elle…

Épuisée, Lyre marcha vers la sortie Est. Elle revint sur ses pas et trouva Alcaste étendu sur le tronc d’arbre, dormant entouré de Nymphes. Même lui l’avait soupçonnée… Elle n’avait pas sa place dans cette compagnie… Qu’est-ce qui la retenait ? Elle ne faisait plus partie ni d’Arlor ni de l’Azol. Elle fit demi-tour, traversa Narafë. Les Esprits blancs s’éclipsaient à la faveur de la nuit. Elle prit la sortie Ouest et longea un long sentier boisé. Elle était fatiguée mais son esprit refusait de s’arrêter. Alors elle marchait tout comme lui.

Les bois argentés s’étiraient tant que sans la lumière des étoiles, il devenait de plus en plus difficile d’avancer. Dépitée, Lyre frotta une allumette. Une fois consumée, elle retint la flamme dans sa paume et se guida à son halo.

Après deux bonnes heure de marche, elle était essoufflée, migraineuse et encore plus épuisée qu’avant. Seulement elle n’était pas en sécurité ici. Penchée, elle appuya une main sur sa jambe avant de se remettre en route.

La nuit s’écoula, tirant des poches sous ses yeux. Aucun Esprit ne chercha à lui nuire. Lyre ne remarqua que tardivement que l’aurore s’était déjà levée. Elle marchait, puis subitement aveuglée, elle s’aperçut que le soleil était haut. Elle venait simplement de quitter les bois argentés. À présent, un monde s’offrait à elle : Aleïs, l’arbre elfique dans lequel quantité de Grands Esprits logeaient. Les branches crevaient le ciel par bouquets arrondis. Un bois couleur miel et des feuilles d’argent éclatant. Le soleil baignait cet arbre titanesque qui occupait la moitié de la région à lui seul. Sa superficie équivalait à cinq villes réunies.

Lyre s’efforça à puiser dans ses dernières forces pour l’atteindre.

Lorsqu’elle entra dans Aleïs, la majesté du lieu la happa. Le soleil filtrait entre chaque branche, dispensant un éclat miellé sur chaque branche qu’il caressait. Les feuilles d’argent pur tombaient dans un friselis délicat tandis que le vent le taquinait. Et elles étaient si nombreuses qu’elles ressemblaient à une pluie d’argent. Un peu comme si des étoiles tombaient du ciel…

Un homme à la peau brune, les cheveux rouge laqués en l’air, se présenta.

– Moi c’est Zäv ! Et toi ? Tu comptes passer des vacances ici ?

Les Elfes d’ici étaient censés être plus sages. Ce n’était pas son cas visiblement.

– Euh… Je m’appelle Lyre.

– Lyre ? C’est un joli nom ! J’aime beaucoup !

– Merci…

Torse nu, des bracelets d’or sous les épaules, en short large gris et… « baskets » rouges, si elle ne se trompait pas de mot ; cet individu ressemblait à une blague.

– Tu veux que je te fasse visiter la ville ? Enfin, si on peut la qualifier de ville bien sûr…

– En fait j’aimerais surtout dormir…

Ses jambes tremblaient. Zäv s’excusa.

– Oh pardon ! Je n’avais pas remarqué ! Attends je vais t’aider !

Il passa d’abord un bras sous son épaule pour la soutenir, mais voyant qu’elle n’en pouvait plus, il la souleva dans ses bras. Lyre rougit, gênée. Il était un peu plus jeune qu’elle en apparence, mais ça n’enlevait rien à la gentillesse qu’il lui témoignait. Zäv monologua sur tout le trajet. Ça c’était moins charmant. Il lui parla de l’un de ses hobbies : l’Uppercut de Pastèque. Un sport utile qui donnait du bon jus frais à la clé ! Il s’employa à lui expliquer les règles. Mais Lyre peinait à suivre. Ses paupières se fermaient toutes seules.

Le silence. L’immobilité. Elle était allongée sur un lit dans ce qui semblait être une chambre. Depuis quand ? Au moins Zäv s’était enfin tu. Elle s’offrit au sommeil.

*

Jagen retourna à l’auberge. L’ambiance n’était pas au beau fixe.

– Qu’est-ce que vous avez encore ?

– Lyre a disparu. – informa Evarius.

– Comment ça disparu ?

– J’aimerais le savoir… Je vais chercher.

– Moi aussi.

– Inutile. Je peux capter les auras que j’ai répertoriées. Ce sera rapide.

Le Démon le laissa donc seul en maugréant.

Mera partit chercher Alcaste. Ce dernier se voyait coiffé d’une jolie couronne de fleurs bleues et roses dans les cheveux. Il avait l’air idiot qu’arboraient les amoureux.

– Hé toi.

– Oh Dame Mera ! Bonjour, comment vous portez-vous ?

– Mon aisselle guérit bien.

Il prit un air inquiet.

– Vous êtes blessée ?

– La follasse avec son sabre n’a pas supporté ses quatre vérités.

Il se leva et lui prit la main, ce qui déplut à la Nymphe qui le voulait pour elle seule.

– Oh je suis profondément navré…

Mera laissa le contact perdurer avec un léger sourire avant de lâcher :

– En fait je viens aussi pour autre chose. Lyre a disparu.

– Vous m’attristez par tant de mauvaises nouvelles…

– Pile lorsqu’Evarius nous a expliqué qu’elle n’était pas responsable de l’explosion de Chapia.

Il lui lâcha la main.

– Comment ça ?

– C’était une bombe. Et elle a explosé parce qu’une habitante y a touché. C’est dommage que tu n’étais pas là pour l’entendre… Elle mérite des excuses tu crois pas ?

– Certes il est vrai… J’ai sali son honneur en l’accusant d’un crime qu’elle n’a pas commis…

– Ouais. Moi aussi. Sauf que je me suis excusée. Evarius est en train de la chercher en ce moment.

Alcaste se tourna vers sa muse, peiné.

– Comme je regrette ma chère… Je vais devoir partir…

Bras croisés, la rouquine n’avait pas l’air contente.

– Vous les hommes, vous êtes tous pareils…

– Je ne peux accepter que vous me mettiez dans le même sac que ces rustres sans considération !

– Tu t’en vas toi aussi… C’est ce que je vois… Je t’ai offert le bonheur à mes côtés, je crois que je vais arrêter de chercher l’amour en compagnie des humains.

Mera enfonça le clou.

– Ouais c’est ça. T’es dans une forêt d’Elfes. Alors séduis-les.

– Déjà fait…

La Voleuse haussa les épaules.

– Je sais pas moi, embrasse des cailloux, ils t’aimeront toujours eux.

La Nymphe tira une drôle de tête. Mera attrapa le bras d’Alcaste et l’emporta avec elle.

La nouvelle tomba : Lyre était à Aleïs. Si Evarius n’avait pas de dons chamaniques, il n’aurait pas pu la localiser. Son statut de défunte freinait ses poursuivants. Mais elle en avait, c’était certain. Restait à savoir combien de temps elle aurait la paix.

Jagen évitait de manifester son inquiétude. Puisque Lyre n’utilisait pas ses pouvoirs, si elle se retrouvait dans le pétrin, ça risquait de dégénérer… Ankis ne se frottait plus à ses jambes. Elle gardait le silence, sauf avec Yasuko qu’elle suivait partout. L’impression de valser dans un mur sur le point de leur briser les os lui vint à l’esprit. Une valse mortelle qui les émietterait… Pourtant… il n’avait rien fait de mal…

La silhouette de Lyre hanta son esprit. Lorsqu’elle venait de l’invoquer dans cette salle inégale, aux chandeliers allumés.

Il faisait nuit. Les nuages noirs recouvraient la lune, dévorant sa lumière. C’était une salle aux coins multiples bien que peu spacieuse. Des grimoires encombraient les bibliothèques tout en longueur. En bois rouge. Cette couleur l’avait marqué. Mais pas autant que la fille à l’extérieur du cercle d’invocation. En premier lieu il avait tenté d’effacer la craie du bout du pied. Mais le cercle blanc n’était pas tracé à la craie.

– Des os de Centyr qui ont fusionné avec le marbre.

Mécontent, Jagen la dévisagea, prêt à l’étriper.

– Je suppose que je vais devoir m’acquitter de cette corvée…

– Oui s’il vous plaît…

– S’il vous plaît ?

Elle avait les mains repliées sur elle, comme pour se protéger de lui. Mais que risquait-elle tant qu’il demeurait dans le cercle ? Se protégeait-elle du monde ? Maintenant qu’il y pensait, il se demandait si elle ne se protégeait pas d’elle-même…

– Je n’ai pas beaucoup de temps… Alors, si vous pouviez vous soumettre…

– Vous croyez que je vais me soumettre ? Votre bêtise dépasse…

– …soumettez-vous s’il vous plaît !

Jagen lui adressa un sourire narquois. Les joues rouges, Lyre tendit une main, doigts écartés. Jagen se retrouva à genoux, sous l’influence de son pouvoir.

– Je fais de vous mon Démon le temps que le contrat s’accomplisse…

Des chaînes bleues jaillirent du cercle et s’enroulèrent à Jagen, menaçant de broyer ses ailes et son cou.

Une alarme infernale retentit dans Topo. Lyre répéta :

– Acceptez !

– Vous vous moquez bien de mon opinion… Vous ne supportez pas d’essuyer un refus…

Elle s’agenouilla à sa hauteur.

– Je veux l’entendre pour me sentir moins coupable !

Malgré ses chaînes, Jagen saisit son minois entre sa main griffue. Ses ongles acérés caressèrent la peau en égratignant l’épiderme.

– Je ne comprends rien à vos jérémiades… Mais je pourrais arracher votre tête…

La tour trembla. Lyre jeta un regard anxieux vers la porte. En fait, Jagen aurait très bien pu l’anéantir à cette seconde. Seulement, il était curieux de savoir pourquoi elle l’avait invoqué, et surtout comment elle avait réussi à y parvenir…

– J’accepte le contrat. Je suis votre Démon le temps de m’acquitter de ma tâche.

– Merci…

Il la relâcha, elle le libéra du cercle. Jagen retrouva sa mobilité. Fort utile face à une armée d’hommes enragés qui défonçaient déjà la porte. C’est ainsi qu’il l’avait soulevée dans ses bras avant de sauter par la fenêtre. Sauf qu’en quittant la tour il ne faisait plus nuit. Le soleil était haut dans le ciel. Jagen ne comprenait pas ce tour… Mais il se souvenait de la sensation de sa légèreté dans ses bras puissants. De cette aura candide…

Pensif, Jagen ressassait sa rencontre avec Lyre. Est-ce que… Est-ce qu’elle lui manquait ?... C’était absurde. Ankis était toute sa vie. Il ne l’avait jamais trahie. Pas une seule fois. C’était une vertu que certains lui enviaient, d’autres crachaient sur cette loyauté déplacée.

Alcaste interrompit le flot de ses pensées.

– J’espère que vous lui avez présenté vos excuses.

– Pardon ?

– À Lyre bien sûr.

Il savait qu’il lui avait brisé le poignet ?...

– Mêle-toi de tes affaires, face de lune…

– Donc vous ne l’avez pas fait… C’est inacceptable !

Jagen sentit quelque chose. De la culpabilité ? De la honte d’être jugé pour un acte qu’elle ne méritait pas de subir ?

– Ferme-la !

Il se mura dans le silence. Malgré l’atmosphère venimeuse, le groupe avança ensemble vers Aleïs.

*

Lyre reprit ses esprits. Autour d’elle tout était en bois. Il y avait une ouverture sur l’extérieur. Visiblement elle se trouvait dans une des branches de l’arbre millénaire. Il n’y avait pas grand-chose, c’était un tout petit logis, mais on s’y sentait bien. Elle se rappela alors de sa longue marche puis de sa soudaine torpeur dans les bras de Zäv. Il arriva justement avec un bol de potage en mains.

– Réveillée ?

– Oui… J’ai dormi longtemps ?

– Deux jours.

Lyre se redressa vivement.

– Deux jours ?!

– Je me demandais si je ne devais pas aller chercher un guérisseur. Mais j’avais peur de te laisser toute seule ici. Tiens, tu peux prendre ma part.

Les mains de l’Invocatrice accueillirent le bol avec appétit. Elle mangea moins élégamment que d’habitude. Zäv allait lui donner sa cuillère, mais elle venait d’engloutir la moitié du bol.

– Bon, ce ne sera pas nécessaire… Toi tu avais une grosse faim !

Elle tendit son bol.

– Encore… S’il te plaît…

Zäv ne prêta pas attention à l’étrange lueur rougeâtre de ses yeux, ni à l’extrémité de ses canines qui débordaient sur ses lèvres. Il s’appliqua à la satisfaire. Lyre mangea un peu plus lentement cette fois. Le garçon s’accroupit face à elle.

– Tu es sûre que tu ne veux pas que j’amène un guérisseur ?

– Je vais bien.

– Tu es quand même restée inconsciente pendant deux jours.

– La fatigue.

– Ouais enfin… Quand même…

– Tu es gentil.

Elle caressa son poignet endolori en pensant à la cruauté de Jagen. Zäv y prêta attention aussitôt.

– Il est vilain ton poignet. Tu as percuté un rocher ou quoi ?

– Euh… Non… C’est une histoire compliquée…

Il se releva et le saisit précautionneusement.

– Tu t’es pas ratée… C’est moche… Mais on dirait que tu as bénéficié de soins.

– Oui je connais un bon soigneur…

– Mais tu n’es pas guérie, tu aurais dû éviter de bouger. D’ailleurs tu viens d’où ?

– D’où je viens ?

Elle le regarda sans le voir.

– Lyre ?

– J’avais un groupe. Mais je me suis sentie… de trop… J’avais besoin de prendre du recul…

– J’espère que ça va s’arranger entre vous.

– C’est étrange que tu me souhaites autant de bonnes choses…

– Hein ? Pourquoi ?

– Les personnes que je côtoie ne sont pas gentilles si elles n’ont aucun bénéfice à tirer.

– Tu devrais changer d’amis…

Lyre soupesa le mot.

– En fait… ce ne sont pas des amis… Juste des gens qui ont cru me connaître… Et le seul que j’appréciais vraiment… celui qui m’a vue différemment… m’a finalement fait du mal…

Zäv croisa les bras.

– Une minute. Un homme t’a fait du mal, tu parles de ton poignet ? Parce que si c’est le cas, il mérite une bonne correction !

Il roula des biceps. Lyre leva les mains.

– C’est peine perdue… Il est trop fort…

– Un coup de pastèque dans la tronche et c’est réglé ! Non mais quel fumier, faire du mal à une fille !

– C’est vrai que ça n’a rien d’élégant… Je crois qu’il veut m’acculer toujours plus loin…

– Quoi ?

Elle secoua la tête.

– Non rien, oublie ce que j’ai dit.

– Ok. Si tu te sens mieux, je pourrais te faire visiter, qu’est-ce que tu en dis ?

– Que c’est une bonne idée.

– Cool ! On y va !

Jagen marchait sans dire un mot. Globalement, personne n’était très loquace. Ils finirent par arriver à Aleïs et tous admirèrent l’arbre extraordinaire dans lequel ils pénétraient. Les habitations s’élevaient sur différentes hauteurs. Mais surtout les feuilles d’argent pur tombaient, illuminées par le soleil qui les embrassaient jusqu’à leurs pieds. Un lit d’argent… Jagen sentit son cœur battre plus fort. C’était un spectacle merveilleux…

Les joues roses il se reprit. Ce n’était pas lui ça ! C’était elle !

Il se tourna, comme interpelé. Il vit Lyre avec un autre homme.

– Lyre !

Quelqu’un passa et le couple disparut. Alcaste s’anima :

– Tu as vu Lyre ? Où ça ?

– Je… J’ai cru la voir là…

Il n’y avait personne. Evarius soupira.

– J’ai l’impression que le temps n’est pas au beau fixe…

Personne ne comprit à quoi il faisait allusion.

Lyre découvrit Aleïs plus en détails. C’était un arbre vraiment magnifique et tout ce qui peuplait cet endroit lui inspirait la paix intérieure. Des temples, des pierres de pouvoir, de la vie à l’intérieur d’un arbre… De la beauté partout.

Très vite elle fatigua. Marcher sur tant de hauteur tirait sur ses mollets. Et puis Zäv parlait inlassablement. Il ne s’arrêtait jamais. Ça gâchait un peu tout, impossible de se ressourcer.

– Est-ce que tu es toujours… comme ça ?

– Comment comme ça ? Sportif ? Oui j’adore le sport, surtout l’Uppercut de Pastèque ! À la base ce n’est pas un sport d’ici, mais j’ai quand même réussi à l’exporter, du coup il y a des tournois parfois.

– Les Elfes et les Esprits d’ici sont réputés pour être sages, tu ne sembles pas posséder cette qualité.

Il chassa une mouche imaginaire.

– Non non, je ne viens pas d’ici !

Lyre avait deviné que ce n’était pas un Elfe, il n’avait pas les oreilles pointues. Et puis il était trop baraqué.

– Alors d’où viens-tu ?

– Hum… Bon ok ! Je suis un sang-mêlé. Je viens du Désert d’Octis.

– Oh…

Le Désert d’Octis était un petit continent recouvert de sable. Il n’y avait pas de chef. Chacun vivait selon ses propres règles. Les gens étaient un peu plus civilisés à la capitale de Moris, mais certaines zones n’étaient pas très recommandables…

– Mon père vient de là-bas, ma mère l’a rencontré lors d’une excursion. Ils se sont bien trouvés.

– C’est pour ça que tu as la peau noire.

– Ouais ! Et que je suis roux ! Le parfait mélange !

Parfait n’était pas le mot exact, surtout qu’il se les laquait pour les faire tenir en l’air. Et toute sa tenue restait une blague. Comme son humour. Néanmoins, Lyre passait du bon temps avec lui. Pas de piques, pas de brutalité. Un gentil garçon.

Mais son bonheur durait depuis trop longtemps. En position de prière devant une statue de Kitsune, un homme s’en remettait aux augures. Des cheveux d’argent rattachés en queue de cheval, des yeux très bleus, de fines rides autour de ces derniers et de sa bouche, des mains qui maniaient les armes avec férocité.

– Helariel…

– Tu le connais ?

Lyre le tira par la main pour qu’ils ne se fassent pas remarquer. Elle se dissimula sous un rideau d’argent feuillu, ployant Zäv sur elle. Le garçon rougit.

– Euh Lyre…

– Chut…

Il ne parvint pas à fixer son regard, de toute façon dirigé sur la silhouette de l’homme là-bas. Elle était sacrément mignonne… Alors, qu’elle soit si proche… Mais un garçon venait de lui briser le cœur… À moins que ce n’était que le poignet ?

– Lyre… – chuchota-t-il – Tu l’aimes ce gars ?

Comme elle regardait Helariel, elle comprit ses paroles différemment.

– Jamais je ne pourrais aimer un individu pareil.

Il emmêla ses doigts dans sa tignasse figée.

– Euh… D’accord… Ok… Ça me rassure…

Helariel pénétra dans un temple. Lyre relâcha un long soupir et croisa enfin son regard.

– Tu t’inquiètes pour rien.

– Euh, et ce type-là, Helariel, c’est qui ?

– Euh… Ah… C’est une longue histoire…

– J’adore les histoires.

– Tu sais quand on dit que c’est une longue histoire c’est pour lasser son interlocuteur par avance, pour qu’il ne cherche pas à savoir.

– Avec quelqu’un d’autre ok, mais moi j’ai envie d’écouter.

– Haha, ça t’arrive d’écouter aussi ?

– Bien sûr ! Pourquoi tu dis ça ?

– Pour rien, pour rien…

Malgré l’insistance du jeune homme, Lyre n’avait aucune envie de lui raconter sa vie. Ce qui était clair, c’est qu’elle n’était pas en sécurité ici. Pourtant elle ne faisait plus partie d’Arlor ni de l’Azol. Mais la blessure de son poignet lui rappelait qu’elle pouvait ressentir la douleur… De fait, Helariel parviendrait à lui faire très mal… La tuer, elle qui avait déjà péri ? Elle ne souhaitait pas tenter l’expérience…

Evarius régla le montant de l’auberge. Elle était déjà bondée, les clients affluant en tous sens. Yasuko s’interrogea :

– Comment se fait-il qu’un arbre millénaire accueille tant de gens ?

Le Chaman répondit aussitôt :

– Pour le faire vivre bien sûr.

– L’homme détruit toujours tout ce qu’il touche…

– C’est exact. Mais l’ordre règne ici. Ils ont trop peur des représailles des Grands Esprits.

– Les Grands Esprits ?

– Ceux qui sont au-dessus des Elfes les plus anciens. Il y a eu peu d’altercations. Chacun sait rester à sa place.

– Je le conçois, mais si une personne malintentionnée et rusée venait à semer le trouble ?

– Elle serait tout de suite arrêtée.

Malgré la persuasion dont Evarius faisait preuve, Yasuko ne pouvait s’enlever de l’idée que faire de ce lieu un paradis touristique était une mauvaise idée… Une part d’elle était contente d’être là. Elle souhaitait visiter Aleïs depuis longtemps… Mais elle n’en avait jamais eu l’occasion. Elle attendait qu’on l’envoie en mission, mais ce n’était pas le genre de lieu prisé par les Démons. Elle coula un regard torve vers Jagen. Enfin jusque-là…

Il l’ignora royalement et saisit une brochure posée sur une petite table dans un coin de la pièce. Elle traitait de code vestimentaire en vogue. Mais aussi de spécialités locales puis d’un sport singulier : l’Uppercut de Pastèque. L’illustration montrait un jeune homme à la peau noire et aux cheveux roux, frapper en l’air l’énorme fruit qui libérait son nectar dans l’énorme saucière en dessous. Curieux de tout, le Démon lut plus en détails. Zäv était champion de l’Uppercut de Pastèque. Il avait instauré ce sport à Aleïs voilà trois ans et n’avait perdu aucun match. Jagen s’intéressa aux règles. Le fruit était jeté en l’air et le challenger devait sauter puis frapper avec ses poings ou ses pieds. Le premier quart de point était attribué selon le découpage effectué. Venait ensuite la pression. Les concurrents sautaient à nouveau et devaient presser chaque pastèque au vol avec la peau. C’était un concours de force brute. Bien évidemment quiconque tombait dans son récipient géant était disqualifié. Une fois tous les fruits recueillis, le jeu devenait plus violent. La peau des fruits servait à frapper ses adversaires. Chaque perdant se voyait obligé d’offrir son récipient. Le gagnant n’était pas forcément celui qui en possédait le plus, mais ça pouvait pencher en sa faveur. Pour gagner il fallait fournir un goût de qualité et des pirouettes qui en mettaient plein les yeux. Ainsi, en supposant que le goût des pastèques du vainqueur soit mauvais, en récupérant un délicieux récipient, il était certain de gagner.

Un sourire défiant tira la lèvre supérieure de Jagen. Alcaste le rappela :

– Jagen, vous venez ?

– Oui. J’arrive. – il demanda à l’accueil – Quand a lieu le prochain tournoi ?

– Cet après-midi. Mais je pense que tout est bouclé.

– Il y aura une exception pour moi.

La réceptionniste s’attarda sur son accoutrement, sa musculature moins développée que celle des autres candidats, son air trop intelligent…

– …C’est votre premier match ?

– Ouais.

– À votre place je m’abstiendrais…

Jagen ramena ses coudes sur le comptoir.

– Et pourquoi ça ?

– Je vois que vous avez la brochure, si vous l’avez lue vous devez savoir que c’est un sport dangereux…

Le sourire de Jagen l’effraya.

– Ça tombe bien, j’aime ce qui est dangereux ! Surtout la partie où on peut balancer les pastèques sur ses adversaires !

L’Elfe se recroquevilla sur sa chaise.

– Vous devriez demander aux organisateurs…

– C’est par où ?

Ankis fit rapidement le tour de sa chambre.

– C’est scandaleux qu’Evarius ait payé pour que je loge ici…

Yasuko prenait l’air à la fenêtre.

– Tu n’es pas un simple chat, Ankis.

– Certes, mais ma splendeur m’interdit de payer !

– Ton statut devrait t’y soustraire en effet. Les Nentos servent Arlor et le peuple. Chaque Démon capturé est un fléau de moins en liberté…

– Tu continues de me voir comme une Nentos, mais je suis une Démone.

– Pour moi tu restes une de mes sœurs.

– Et je t’en suis reconnaissante. Je garde bon espoir de retrouver ma forme originelle.

– Tu y parviendras.

– Pour cela je dois me sacrifier neuf fois.

Un pied dans le vide, Yasuko tourna la tête vers elle.

– Le don de soi ?

– C’est exact.

– Te sacrifier pour une personne en particulier ?

– Pour qui je veux, tant que c’est sincère.

– Ne le fais pas pour Jagen, il ne le mérite pas…

Ankis inclina les oreilles.

– J’en ai conscience… Pourtant s’il était sur le point de mourir, je ne pourrais pas rester sans rien faire… Et j’ai la garantie de survivre en me sacrifiant à sa place puisque j’y mettrai du cœur…

– Mais tu as de la rancune envers lui…

– Comment ne pas en avoir ? – elle leva la tête vers les feuilles qui s’épanchaient au dehors – Son cœur s’éloigne du mien un peu plus chaque jour… J’ai l’impression qu’une mer cruelle l’emporte toujours plus loin…

– Tu parles de Lyre ?

– Tu l’as donc remarqué toi aussi ?...

– Oui… Je me moque des relations humaines. Mais Jagen est important pour toi alors j’ai pris le temps de l’observer. Il semble obsédé par Lyre. C’en est même dérangeant. Où est passé son serment envers celle qu’il aime ?

Les queues d’Ankis s’enroulèrent autour d’elle, tête basse.

– Je n’ai pas envie d’y songer… Sinon je me heurterais à ma propre destruction… J’ai tout sacrifié pour lui… Et voilà qu’il tombe amoureux d’une autre femme…

Yasuko avait vraiment l’air peiné.

– Crois-moi, je comprends tout à fait à quel point c’est douloureux, car tous les Nentos sont frères… Tu as sacrifié ta famille…

– Ma position également, qui incluait une fortune considérable.

– J’aimerais en savoir plus sur la vie que tu menais. Étais-tu proche de l’Empereur ?

– À l’époque c’était une Impératrice qui régnait. Elle me tenait en estime. J’ai coulé des jours heureux… J’étais admirée et jalousée. J’étais belle… Avec un corps délicat, pas… – elle s’observa, dépitée – …ça…

Elle appuya nerveusement ses coussinets sur le sol. Yasuko tendit les bras, Ankis bondit pour se blottir contre elle.

– Ne t’inquiète pas, tu le retrouveras. Je t’y aiderai.

– Ce sont mes sacrifices…

– Oui je sais. Mais je vais rester là. Comme ça, à chaque fois que tu iras mal, tu trouveras du réconfort.

Ankis plissa les paupières et ronronna doucement au creux de ses bras.

Mera jeta son fatras et se laissa tomber sur le lit. Pas aussi confortable qu’elle ne l’imaginait. Les matelas étaient renforcés avec de l’écorce, ce qui déplut à son dos. Les touristes devaient payer plus cher pour avoir de meilleures couches. Les fenêtres étaient de simples ouvertures dans le bois. Elle se demanda s’il faisait bon en hiver par ici. Parce que sans volet pour se protéger du frimas, ce ne devait pas être commode.

Les chambres étaient toutes assez petites avec un voire deux lits, ainsi qu’une armoire. Faire monter de l’eau était plus dispendieux qu’ailleurs.

– Pourquoi un bain est si cher par ici ?

– Peut-être qu’ils craignent que l’arbre ne grossisse trop ?

– Ah, mais les Esprits gèrent tout ça, non ?

– Ils sont en lien étroit avec lui c’est certain. Mais contrôler un tel arbre me semble impossible.

Mera sembla réfléchir.

– Tu crois qu’il pourrait dévorer le monde ?

– À moins que l’homme ait commis des péchés irrévocables, pourquoi le ferait-il ?

– J’en sais rien… J’en vois pas la fin, il s’étend à perpette…

– Aleïs est immense. Des kilomètres de branches et de végétation. Sans toute cette vie en son sein, il serait ravagé par les insectes.

– Ouais mais il y aurait plus d’animaux, non ?

– Certes. Mais il pourrait alors tomber entre de mauvaises mains.

Mera regardait ailleurs, l’esprit absorbé. Evarius ajouta :

– Tu penses à Won-Zu ?

– Ouais. Je me dis que c’est dommage qu’il soit encore là-bas, dans son sanctuaire pourri.

– Je pense qu’il va te rejoindre une fois son initiation terminée.

– En me pistant à l’odeur ?

– Il y a des chances.

Elle croisa les bras.

– Je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou trouver ça dégoûtant…

– C’est dans sa nature.

– Hé, j’oublie pas ce qu’il a fait avec mon sac !

Evarius rit doucement. Un rire ni trop grave ni trop cristallin. Mera ne s’y faisait vraiment pas. Mais au moins elle ne craignait pas de se faire peloter dans son sommeil.

Alcaste bâilla.

– Vous repartez déjà ?

Jagen lui répondit à peine.

– Je dois m’inscrire.

– Vous inscrire ? Où ça ?

Le Démon claqua presque la porte, impatient. Il demanda son chemin à contrecœur. Sans indication, il risquait de perdre des heures pour trouver son chemin. Il dut bifurquer sur plusieurs longueurs d’abord à droite, monter, tourner à gauche et monter encore. Un type baraqué, la peau grenat, aux oreilles excessivement longues trouées d’anneaux, tenait le guichet. Il figurait plus de l’Orc que de l’Elfe. Jagen se fit la réflexion que ses dents inférieures étaient suffisamment pointues pour corroborer cette hypothèse. Des tresses brunes très fines recouvraient son crâne.

– Alors on vient pour s’inscrire ?

– Oui.

– Votre carte d’aventurier. – exigea-t-il sans ambages.

– Quoi, c’est indispensable ?

– Évidemment !

Jagen ramena un doigt sur son menton, pensif. Prenait-il le risque ou pas ? Si les envoyés d’Arlor débarquaient, ce serait un beau merdier… Mais en même temps il voulait faire pâtir Lyre de sa situation. Il menait une vie pourrie à cause d’elle… Il fallait qu’elle paie… Il était heureux avant qu’elle l’invoque, avec son café du matin, ses bains, ses parties, Ankis à ses côtés…

– Bon très bien.

Il tendit sa carte. L’Orc s’étonna.

– Mais vous êtes un Démon…

– Oui. Je n’ai pas lu dans le règlement que c’était interdit.

L’Orc se frotta la nuque, embarrassé.

– C’est que… Jamais aucun Démon ne s’est présenté pour un tournoi.

Jagen frappa le comptoir.

– Les choses vont changer ici !

– Olah du calme ! Ne cassez pas le matériel ! Vous participez pour le prix c’est ça ?

– Le prix…

C’était écrit en gros, de couleur jaune, et il n’y avait même pas prêté attention, trop empressé de s’inscrire. L’Orc sourcilla, perdu.

– Euh… Monsieur Jagen… ?

– Je me fous du prix… Je veux défoncer des crânes avec des pastèques…

– Hum ! Excusez-moi mais aucun coup mortel n’est toléré ici…

Jagen lui jeta un regard flamboyant.

– À quoi sert ce jeu en ce cas… ?

– S’amuser en montrant sa virilité. Zäv vous l’expliquerait mieux que moi. C’est lui qui a instauré ce sport ici.

– Le type noir aux cheveux roux ?

– Oui c’est bien lui.

– Va pour Monsieur Pastèque. J’ai hâte de me frotter à lui…

– Il est champion en titre…

– J’ai lu. Et ça me donne envie de le détruire…

L’Orc n’ajouta rien de plus et l’enregistra en priant pour ne pas avoir d’ennuis.

Zäv regarda le coucou près du temple.

– Déjà si tard ! Il faut que je me dépêche !

– Tu as rendez-vous ?

– Mieux que ça ! Je vais te montrer ce qu’est l’Uppercut de Pastèque !

Lyre observa intensément le coucou.

– Désolée, une autre fois peut-être…

L’Elfe dans le coucou sortit plusieurs fois en jetant des feuilles. Lyre ramena ses bras contre elle. Zäv pressa ses doigts sur son crâne.

– J’ai la migraine… Ça tombe vraiment mal…

Lyre avait l’air terrifié, mais Zäv ne le voyait pas, occupé à essayer de canaliser son mal de tête. Il partit d’un pas chancelant.

– Pardon Zäv… – murmura-t-elle.

Son regard se reporta sur le coucou et sur les feuilles d’argent pur que le petit Elfe jetait en tous sens. Le Sanctuaire était plus loin. Elle avait le choix. Elle avait toujours le choix.

*


Texte publié par Mishakal Yveldir, 2 septembre 2017 à 11h13
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