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Chapitre 4 : Dans la Forêt de Chippen

La forêt s’animait encore malgré le soleil déclinant. Won-Zu qui avait une paire de clés sur lui, libéra les prisonniers de leurs menottes. Evarius déclara :

– Nous sommes dans la Forêt de Chippen. Elle est peuplée d’Esprits. Je pense que nous y serons en sécurité.

Jagen bougonna :

– Toi peut-être, mais je doute qu’on me fasse bon accueil.

– Laisse-moi discuter avec eux lorsque nous atteindrons son cœur. Si nous marchons bien, nous y serons demain midi.

Lyre avoua :

– Je suis très fatiguée…

– Il est vrai que voyager dans l’Azol est épuisant. Bien, nous passerons la nuit ici.

Won-Zu s’indigna.

– Ici ? Dehors ? Je ne peux pas dormir ailleurs que dans mon lit !

– Navré mais vous devrez vous accommoder.

– Impossible !

Le Chaman renifla.

– Vos chaleurs arrivent, semble-t-il.

– Mes… chaleurs… ?

– Votre queue sent la violette. Dans cette forêt, je pense que vos instincts primaires vont prendre le pas sur vos bonnes manières.

Le fils de l’Empereur resta bête. Il prenait les femmes quand il le désirait, il n’avait jamais entendu parler de chaleurs, un vilain mot réservé aux animaux. Certes il avait du sang de renard. Mais il demeurait un Nentos avant tout… Mains cachées dans ses manches, il regardait bêtement Evarius. C’est vrai qu’il se sentait différent dans cette forêt. Mera lui jeta un regard sévère.

– Dégueu…

Oreilles basses, ses manches cachèrent son visage confus. Jagen dit :

– Au moins on garde un moyen de pression.

Mera ajouta :

– De toute façon il m’aurait suivie même sans l’intervention d’Evarius. Il m’obéit.

– Et je trouve ça très… particulier…

Ankis s’assit aux pieds de Jagen.

– Il serait peut-être temps que tu remplisses ton contrat et que tu rentres.

– Figure-toi que cette personne est déjà morte.

– Quoi ?!

– C’est une Liche qui se trouve dans un autre plan. Initialement on devait trouver Evarius pour ça.

Ankis s’hérissa légèrement.

– C’est absurde ! On ne tue pas quelqu’un qui est déjà mort !

– Je suis bien d’accord, mais ce sont les clauses du contrat. Je ne peux rien y faire…

Elle se tourna vers Lyre, courroucée.

– Tu t’es bien gardée de me le dire !

– Je savais que tu m’en voudrais…

– Et comment ! Laisse Jagen rentrer chez nous !

Une lueur passa dans le regard de Lyre. Quelque chose qu’elle n’aurait pu avoir avant son Transfert. Une ombre inquiétante.

– Il a une mission à remplir. Et tant qu’elle n’aura pas été honorée, il restera ici, avec moi.

Jagen en fut ébahi. D’habitude elle s’écrasait. Naïve et docile, elle s’accommodait pour ne gêner personne. Là elle s’imposait.

En position défensive, Ankis demanda :

– Evarius, quand allez-vous créer ce passage vers le plan dont il est question ?

– Pas pour l’instant.

– Pourquoi ça ?!

– Je suis à sec de Magie. J’ai tout utilisé pour ramener Lyre.

C’était à moitié vrai. Il en avait assez pour ouvrir une brèche sur un autre plan. Mais il ne jugeait pas le moment opportun. Ils méritaient tous du repos et surtout apaiser leur cœur. Il y avait beaucoup d’animosité au sein de l’équipe. Et Lyre et Jagen détournaient le regard à chaque fois qu’il se croisait.

– Je vais créer un périmètre sécurisé. Nous passerons inaperçus pour la plupart des animaux.

– Je croyais que vous étiez à sec !

– J’ai juste ce qu’il faut pour le nécessaire vital. Dormir en fait partie.

Ankis grogna, mécontente. Le groupe se dispersa sans aller trop loin. Ankis s’assit bravement devant Jagen.

– Tu m’as beaucoup manqué.

– Toi aussi Ankis.

Il lui caressa la tête. Son grelot tinta délicatement, les paupières closes de contentement.

– Je suis désolée que ta mission s’éternise… Mais au pire des cas tu peux l’abandonner.

Il retira sa main. Bien sûr il l’avait envisagé… Avant…

– Je tiens à remplir ce contrat. Et qui sait, on en rira peut-être après ?

Ankis le regarda de ses yeux bleus profonds.

– Pourquoi tiens-tu tant à la satisfaire ?

– Je crois qu’elle a déteint sur moi. Sa loyauté, sa gentillesse…

Ankis plissa les paupières.

– Louée soit Lyre… À t’écouter c’est un modèle à suivre…

– Non, bien sûr que non. C’est juste que nous avons partagé quelque chose de spécial.

– Plus spécial que notre lien ?!

Jagen la dévisagea, stupéfait.

– Ankis… serais-tu… jalouse ?...

Ses oreilles s’aplatirent.

– Moi ? Jalouse ?! Pour qui me prends-tu ?!

– Pour mon ancienne fiancée.

Le mot « ancienne » prenait tout son sens. Comme si ce qui fut n’avait plus la moindre importance. La forêt poussait, les arbres d’avant, les arbres d’après, quelle importance ? Ceux qui avaient existé n’étaient plus là, point.

– Jagen… éprouves-tu encore de l’amour pour moi ?

– Évidemment Ankis… Ton doute est d’une stupidité sans bornes. Nous avons tant vécu ensemble, il ne pourrait en être autrement.

Elle tourna la tête vers Lyre, à moitié convaincue.

– Pourtant elle te plaît…

– Lyre ? Elle a moins de seins que toi, c’est une cruche de première qui geint pour un rien.

– Ça c’était l’ancienne Lyre. Elle a changé. Et toi aussi. Mais moi… mon cœur est resté intact…

Il s’accroupit pour poser sa main sur sa tête.

– Ankis… Je t’aimerai toujours. Je ne comprends pas ta jalousie subite.

Elle se dégagea.

– Oh arrête… Dans cette peau nous ne pouvons plus nous aimer comme avant…

– Oui nous n’avons plus de relations charnelles, mais est-ce que l’amour s’arrête à ça ?

– Jusque-là je pensais que non. Mais maintenant… Il y a elle.

– Elle est ma maîtresse le temps que je remplisse mon contrat, c’est tout.

Lyre, appuyée derrière un arbre, écoutait leur conversation. La jalousie était réciproque, elle en tirait presque du plaisir. Si elle la jalousait, c’est qu’elle avait ses chances. Qu’elle l’estimait comme une rivale.

Evarius vint à sa rencontre.

– Tu es revenue en ce monde, tu as perturbé l’ordre des choses. Désormais tu ne fais plus partie ni d’Arlor ni de l’Azol.

Troublée, Lyre tira sa Carte d’Aventurière. Elle était toujours considérée comme morte.

– Pourquoi ne se met-elle pas à jour ?

– Parce que tu es vraiment morte.

– Que suis-je censée faire à présent ?

– Tu es libre. Tu ne dépends plus d’aucun monde. Nulle autorité ne peut t’asservir.

Un vertige inattendu happa Lyre. Cette phrase pesait lourd. Terriblement lourd. Ne plus dépendre de la moindre autorité ?... C’était possible ?...

– Alors, je ne serai plus pourchassée ?...

– Toi non.

– Ouf !

– En revanche, les membres de cette compagnie ne sont pas irréprochables…

Lyre demanda à brûle-pourpoint :

– Est-ce que vous me croyez responsable de l’explosion de Chapia ?

Evarius la regarda intensément.

– Non. Je ne le pense pas.

Elle posa sa main sur son cœur, soulagée.

– Merci… Personne ne voulait me croire…

Il posa un doigt à l’emplacement de ce dernier.

– Tu as un cœur pur. Il s’est terni dans l’Azol. Mais tu restes très lumineuse.

– Selon vous, qui a fait ça ?

Le Chaman hésita.

– Je n’ai pas encore la réponse. Je n’étais pas présent. Pour que j’en sache plus, il faudra que je discute avec les morts qui ont péri là-bas.

– Je comprends… En tout cas merci… de me voir telle que je suis…

– Les apparences ne me leurrent pas.

– Parce que vous êtes une femme ?

Il sourit.

– Pas exactement. Je suis les deux. Ça me rend encore plus étrange. Peut-être que ces deux facettes se sont assemblées pour mieux affûter mes perceptions.

C’était bien possible après tout.

Mera discutait avec Alcaste, Won-Zu la regardait sans l’approcher, elle lui avait ordonné de rester là bien sagement. Yasuko l’aborda.

– Won-Zu, je vais vous sortir de ce pétrin.

– Hein ?

– Cette fille vous a ensorcelé, mais je vais vous ramener au Palais, le charme sera rompu.

– Tu ne comprends pas Yasuko, je lui suis complètement dévoué.

– Et ce n’est pas normal…

Il était rouge.

– Tu ne peux pas comprendre, c’est tout… Le simple fait qu’elle me mette à genoux, piétine mon dos… Et l’idée du bâillon à boule… Par le Grand Kitsune…

Il bavait. Yasuko ne savait plus très bien comment le sauver…

– Altesse, je vous jure que j’occirai cette Sorcière pour éclaircir votre esprit !

Ses oreilles se dressèrent brusquement.

– Jamais de la vie ! Elle est ma maîtresse ! Si tu essayais de la tuer, je m’interposerai ! Je suis son bouclier, elle peut me jeter dans un escalier, cela me convient parfaitement…

Ce charme était effrayant… La fille était douée pour avoir asservi ainsi le futur souverain…

– Je vous sauverai… Je trouverai un moyen de briser le mauvais sort…

– Il n’y a pas de mauvais sort… J’ai toujours souhaité secrètement qu’une femme me domine… Et je suis exaucé…

C’était inconcevable. Il disait ça à cause du maléfice. Elle devait trouver un moyen de l’en défaire. Malheureusement ce n’était pas sa spécialité. Et se fier à une personne externe ne la réjouissait pas. De plus elle ne pouvait pas fuir sans lui. Sauf que s’il était complètement asservi, il poserait problème en résistant… C’était compliqué. Son armée la chercherait mais si le Chaman était suffisamment doué, il dissimulerait sa présence à l’aide des Esprits qui peuplaient cette forêt. Ici il n’avait pas que ses deux Méduses. Avec autant d’Esprits à sa disposition, qui sait de quoi il était capable ? Elle devait attendre.

Mera répéta :

– Puisque je te dis que ce n’est pas de l’amour.

Alcaste s’agenouilla.

– Vous avez le droit d’aimer qui vous voulez, je ne m’y opposerai pas. Mais laissez-moi être le premier à caresser vos cheveux…

– En fait entre toi et Won-Zu, je ne sais pas lequel est le pire… – un coup d’œil dans sa direction suffit à choisir – Non en fait, c’est lui le pire…

Il les dévisageait avec avidité et essaya de s’approcher.

– J’ai dit pas bouger !

Il reçut son rappel à l’ordre en remuant les oreilles, ses mains griffues dans ses manches levées. Yasuko n’en revenait pas.

Jagen dit à Ankis :

– Je dois discuter avec Lyre.

– Sans moi c’est ça ?

– Ce sont des détails entre Contractante et Démon.

Elle n’avait pas son mot à dire. Elle le laissa s’éloigner. Le Chaman s’assit en tailleur à côté d’elle.

– La jalousie est un poison pour le cœur.

– Ne me jugez pas !

– Je ne te juge pas. Mais je comprends ta situation. As-tu tout essayé pour te libérer de ta peau de chat ?

– C’est une Malédiction… Je ne peux m’en défaire…

Evarius la jaugea d’un œil avisé.

– Jusqu’où es-tu prête à aller pour regagner ta forme initiale ?

Là, en cet instant, Ankis détourna les yeux de Jagen pour dévisager Evarius. Était-il possible… qu’il soit en mesure de l’aider ?... Elle n’osait y croire… Pas après tout ce temps confinée dans ce corps, à l’étroit…

– Je suis prête à tout…

– Même à mourir ?

– Si je meurs, quel intérêt aurais-je à récupérer mon corps ?

– Il existe diverses façons de mourir, pas forcément physiques. Tu devras te sacrifier neuf fois. Pour chacun de tes sacrifices, une queue tombera. Lorsque tu les auras toutes perdues, tu redeviendras une Démone.

Ankis ricana.

– Si c’était si simple, je l’aurais déjà fait !

– Sans mon assistance, cette démarche sera impossible.

C’est vrai qu’en tant que Chaman, il pouvait peut-être l’aider. Elle était prête à tout… Pour que Lyre ne lui vole pas sa place…

– Très bien, je vous écoute.

Jagen et Lyre s’observaient. Ils avaient beaucoup à se dire. L’ambiance n’était pas particulièrement bonne. À court d’idées, il révéla :

– Je ne t’ai pas touchée.

– Hein ?

– Je n’en ai pas eu le temps. Et chaque opportunité s’est soldée par un échec. Mais j’aurais aimé expérimenter ça…

Elle rougit légèrement. Néanmoins elle ne disait rien. Jagen s’approcha d’elle jusqu’à la culminer de sa hauteur. Cinq centimètres les séparaient, mais il avait une aura écrasante qui les grossissait.

– Comment s’est passé ton séjour dans l’Azol ?

– Bien. Je n’ai manqué de rien.

– Tant mieux. Tu as dû être surprise…

– Par la technologie de ton monde ? Oui, un peu. Mais j’ai compris que Velvet était la clé de ce mystère.

Jagen soupira.

– Tu as lu le Children’s Konijn…

– Pas en entier. En fait le livre m’a happée à l’intérieur. Velvet m’a demandée de ne pas chercher à le suivre.

– Comment ça à l’intérieur ?

– J’y étais.

– Tu l’as imaginé.

Lyre s’énerva.

– Ne me prends pas pour une andouille ! Je t’ai dit que je l’ai vécu ! Velvet m’a bien regardée en disant ces mots !

– Et donc ?

– Je me pose beaucoup de questions sur l’Azol et Arlor. J’ai compris que c’est Arlor qui a créé un passage vers ton monde. Le Siège a mis en place les Invocations.

– Exact.

Lyre joua avec ses doigts, mal à l’aise.

– Et aussi, j’étais dans la chambre d’Ankis…

L’expression de Jagen changea. Comme si cet acte était grave, qu’il lui en voulait vraiment.

– De quel droit…

– …c’est Ankis qui l’a ouverte pour chercher son grelot !

Elle lui coupait l’herbe sous le pied. Ils avaient déteint l’un sur l’autre.

– Vous aviez l’air heureux sur le tableau…

Il regarda ailleurs, gêné.

– C’était une autre époque…

– Ignus vous a fait un beau cadeau.

Les épaules de Jagen se relâchèrent.

– C’était un cadeau de fiançailles. Mais nous n’avons pas eu le temps de concrétiser…

– Oui, je sais. C’était un excentrique ton ami…

– Ah ça oui ! On en a vécu tous ensemble ! Mais parmi la bande, au final, seule Ankis et moi sommes restés ensemble.

– Pour quelle raison ?

– Dans la vie, tout change, y compris nos priorités.

Ils étaient proches, leur souffle se mélangeait presque. Il y avait des choses qu’aucun mot ne pouvait retranscrire. Leur expérience. Lyre avait pénétré dans le cocon de Jagen, dans son quotidien. Elle avait dormi dans son lit. Et lui avait habité son corps. Il avait éprouvé sa faiblesse. Et tous deux s’étaient métamorphosés.

Lyre n’était pas un canon de beauté. Son nez n’était pas droit mais légèrement rebondi, des taches de rousseur étoilaient ses joues. Elle n’avait pas le charisme d’Ankis. Pourtant, en cet instant, quelque chose se passait.

Jagen attrapa sa taille, tira sa main jusqu’à ses lèvres et croqua son poignet pour y puiser son sang. Lyre sentit son cœur tambouriner. À l’abri des arbres, personne ne les regardait, et heureusement… Car c’était intime… Lorsqu’il dérobait son essence, elle se sentait balayée par une force qui la surpassait. Une Magie noire entraînante. Le rubis de ses yeux, éclatant lorsqu’il se nourrissait d’elle. Elle avait mal mais en retirait un immense plaisir. Et aussi un lien spécial. Bizarrement, elle pensa à Ankis en cet instant en se disant qu’elle ne partageait pas quelque chose d’aussi particulier avec lui.

À chaque fois qu’il la mordait, le temps se suspendait. Et à chaque fois, leur lien s’étoffait un peu plus.

– Bientôt, tout prendra fin…

Et voilà, le charme était rompu. Parce qu’il rentrerait bientôt chez lui. Elle perdrait une part d’elle-même. Une part qu’elle avait laissée dans l’Azol, dans ce lit moelleux. Dans ce peignoir, dans cette tunique, sous ces étoiles parcheminant le ciel…

Malgré elle, sa lèvre inférieure trembla et des larmes débordèrent de ses yeux.

– Pourquoi pleures-tu ?

– À cause de la douleur.

C’était à moitié vrai. La douleur n’était pas tant physique qu’émotionnelle.

– Je pensais que tu t’étais habituée.

Le regard que Lyre lui adressa alors avait quelque chose de très touchant. Il ne comprenait pas tout ce qu’il livrait, mais il devinait une grande détresse sans savoir pourquoi. Sa morsure était si douloureuse que ça ? Il lapa son poignet pour que ça se referme plus vite.

– Au fait, j’ai une question… L’homme qui t’a tuée, qui était-ce et pourquoi te traquait-il ?

Lyre resta interdite quelques secondes.

– Je… Je l’ignore…

– J’ai pourtant l’impression que tu le sais très bien mais que tu ne veux pas en parler.

Elle détourna le regard. Quelques rayons du soleil couchant tombaient par les trouées du feuillage, y compris sur Lyre dont les yeux noisette brillaient encore. Jagen insista :

– Si tu ne me dis pas qui te pourchasse et pourquoi, comment pourrais-je t’aider ?

Elle ramena sa main sur sa poitrine.

– Accomplis ta mission et retourne dans l’Azol… Tu as hâte que ça se termine vite depuis le début…

– Bien sûr, ma place est chez moi. Mais en attendant, rien ne m’empêche de t’aider.

– Pourquoi ?...

– Parce que je le veux, quelle question.

Non, elle ne comprenait pas. Pourquoi se soucier de son sort ? Elle n’était même pas son amie. Elle leva la tête pour dire :

– Ankis a bien de la chance…

Elle faisait déjà demi-tour. Jagen tira sur son poignet. Lyre faillit tomber.

– Tu n’as pas assez pris de moi ! Sinon tu me dirais tout pour ta propre survie !

– Mais je ne suis pas toi Jagen… Nous avons échangé nos places, mais ça s’arrête là.

Après quelques secondes de pression intense sur son poignet qui lui vaudraient un bleu, il la lâcha en pestant.

– Fais comme il te plaira, c’est ta vie après tout !

Lyre s’éloigna et rejoignit les autres. Jagen en fit autant en passant par l’autre côté. Un bon feu crépitait en-dessous d’une marmite. L’odeur d’herbes amères ne lui inspirait pas confiance, mais elle avait faim et s’en contenterait. Mera partageait ses doutes.

– Ça pue ton truc.

Evarius touilla sa soupe.

– Elle est riche en fer et en protéines, ne vous fiez pas à votre nez. Et puis elle n’est pas si horrible que ça.

Mera s’y pencha en tirant la langue.

– Comment ce truc pourrait être riche en fer et en protéines ? C’est pas de la viande…

– Sache ma chère, que certaines algues contiennent bien plus de fer que la viande. Pour ma part, je mange rarement des animaux, uniquement si je n’ai pas d’autre alternative.

– À force de bouffer de l’herbe tu es devenu cinglé…

– La folie est très relative.

– Hum, j’ai une question un peu directe mais… on doit parler de toi au féminin ou au masculin ?

– Si on me considère comme une entité asexuée, le masculin l’emporte.

– Hum… Une autre question, quelle est ta relation exacte avec Alcaste ?

La Chaman sourit, amusé par ce qu’il allait dire.

– Après l’avoir sauvé dans les Montagnes, il est quand même revenu malgré mon interdiction. Sauf que ce jour-là je me baignais.

– Ça se lave les dreads ?

Evarius ignora sa question.

– Il ne m’a pas reconnu et surtout m’a pris pour une femme de son genre. J’ai des reflets cuivrés au soleil qui lui plaisaient bien.

– Ah… Cette équipe est vraiment trop bizarre…

Alcaste s’indigna.

– Doit-on vraiment parler de ça ?!

– Je la renseigne sur la nature de notre relation. À savoir ta joie de voir mes seins, balayée par la vision de mes attributs masculins plus bas.

Mera éclata de rire en tapant du pied.

– Sérieux ?! J’aurais aimé voir sa tronche !

Alcaste rougit.

– Dame Mera, c’est assez gênant comme ça…

Elle en joua :

– Du coup tu ne sais pas si tu peux le courtiser ou non ?

– Ma dévotion va aux rousses ! Uniquement à elles !

– Reconnais que tu as hésité ! Aurais-tu des doutes sur ta sexualité ?

– Dame Mera je ne vous permets pas !

– Sérieux, qui pourrait « ne pas me permettre » ?

Won-Zu se gorgeait du spectacle en espérant qu’elle l’humilie encore plus. Surtout qu’il se sentait bizarre depuis son arrivée ici. Il en retirait un réel plaisir. Il jalousait même Alcaste. De fait il s’assit aux pieds de Mera.

– Maîtresse…

– Ah c’est vrai, tu es forcément jaloux. Aller tête par terre, je vais reposer mes jambes.

– Bien… Maîtresse…

Il obéit en rougissant. Les autres ne s’y faisaient vraiment pas. Yasuko sortit son katana.

– Je ne vous permets pas de rabaisser l’Empereur ainsi.

– Pfft… Non mais c’est lui qui veut.

– Vous l’humiliez ! Et il ne peut rien faire à cause du mauvais sort !

– Y a pas de mauvais sort ma poule. Il est soumis, c’est tout.

Won-Zu bavait par terre en remuant la queue. Jagen toussota en se massant la nuque.

– C’est gênant quand même…

– Affligeant… – enchérit Ankis.

Won-Zu exultait.

– Oh oui, méprisez-moi…

Lyre était à court de mots devant ce spectacle. Evarius dit simplement :

– Notre monde est rempli d’étrangetés et de diversité. C’est ce qui le rend unique.

– O-oui… Sans doute…

– Tu sais Lyre, j’ai croisé toutes sortes de gens. Et des farfelus, il n’en manque pas.

– Ah bon…

Won-Zu continuait de baver au sol.

– Humiliez-moi… Encore… Encore…

Face à son apparente érection, Mera retira ses chaussures de son dos.

– Ouais, ça suffit comme ça… J’ai trop peur que jutes dans notre soupe.

Lyre faillit vomir. Jagen se cacha le visage. Ankis le snoba. Tout le monde ignorait Yasuko et son katana depuis tout à l’heure. Ses bras tremblaient. Pour plusieurs raisons. Petit 1, que Won-Zu se prosterne devant Mera, petit 2 qu’il en éprouve une vigueur malsaine devant ses yeux chastes, petit 3 l’idée que son sperme atterrisse dans sa bouche…

Elle le rangea et se tut, dépitée de ne plus avoir son Masque… En pareilles circonstances, il aurait été le bienvenu…

Un silence gêné plana. Puis le renard s’assit sur ses talons, les oreilles basses.

– Pardon…

Jagen se racla la gorge.

– Bien… Et si nous pensions à la suite ? Quand est-ce que je pars occire la Liche par exemple.

Evarius servit sa soupe.

– Il est trop tôt.

– Si mon succès ne dépendait pas de toi, je t’aurais déjà étripé…

– C’est bien là le problème Jagen. Toujours cette arrogance et cet irrespect pour la vie…

– Je te dois certes le retour de ma contractante. Et aussi ton pseudo sauvetage quand les Méduses m’ont emprisonné dans mon propre esprit.

– Elles n’ont fait que défendre mon territoire.

– Bref, quand est-ce que tu ouvriras le portail ?

– Quand nous serons tous unifiés.

– Et pourquoi pas un gros câlin tant que tu y es ?

Evarius soupira. Mera grimaça en tirant la langue avant de donner son bol à Won-Zu.

– Tiens, bois !

C’était amer. Un goût exécrable qui irritait son palet. Un peu comme l’incorrigible Mera. Ce liquide l’envahissait, remplissait sa panse de bienfaits au travers d’une amertume détestable. Ah… Il adorait ça… Qu’elle lui en donne encore… Encore…

Mera éloigna son séant, gênée devant le visage illuminé de son esclave.

Yasuko but la soupe sans broncher. Elle était bonne, à peine épicée, elle sentait bien les différentes plantes qui la composaient. Ainsi que le soupçon de pavot pour tous les aider à dormir ce soir. Elle hésita, son bol en main. Devait-elle passer à l’action ce soir ? Comment fonctionnait cette barrière ? Si elle portait Won-Zu et qu’elle l’empêchait de sortir au dernier moment, elle se retrouverait bloquée… Evarius lui jeta un coup d’œil qui lui fit penser qu’il avait envisagé ce cas de figure. Elle écarta donc cette idée, le remercia et but. Les Nentos n’avaient pas besoin de beaucoup et se nourrissaient principalement d’odeurs, de plantes, d’offrandes même.

Jagen lui adressa un regard sévère.

– Evarius, tu l’as amenée avec nous, mais qu’est-ce que tu attends d’elle ?

– Qu’elle se réveille.

Yasuko s’insurgea.

– Ma fidélité restera au Siège !

– Tu changeras d’avis, avec le temps.

– Jamais !

Jagen croisa les bras devant sa soupe.

– Tu vois elle est très claire, alors pourquoi ne pas la tuer tout de suite ?

– Mes raisons t’échappent encore.

– Pas entièrement, mais ce qui me vient à l’esprit ne te correspond pas…

La seule manière dont Yasuko pourrait leur servir, c’était en retournant sa veste, travaillant pour eux, s’introduisant dans le Siège et le détruire… Evarius n’était pas si vicieux tout de même… Jagen l’examina pour s’en faire une idée plus concrète, mais c’était peine perdue. Evarius ne manquait pas de mystère.

– Donc, que doit-on faire au juste ?

– Finir de manger et dormir.

– Je parlais pour la suite.

– Nous avons le temps d’y songer. Profitons de l’instant présent.

– Sérieusement, tu supportes l’idée de passer une journée de plus avec ce renard qui pue ?

– Un des inconvénients à être possédé par l’Esprit du Grand Kitsune…

Won-Zu se renifla. Il ne partageait pas son avis, il était propre et ne sentait pas mauvais… Il se tourna vers Mera.

– Maîtresse, est-ce que je sens mauvais ?

– Tu sens la violette. Ça sent presque plus fort que la soupe d’Evarius… Je sais pas comment c’est possible…

Won-Zu huma encore ses manches. Il se sentait différent mais pas par son odeur…

Ankis lapa tout son bol, sans doute un reste de son ancienne condition de Nentos. Puis ils ressentirent tous les effets de la fatigue et se couchèrent.

Durant la nuit, Lyre se réveilla et ne parvint plus à se rendormir. Le feu s’affaiblissait, mais à sa lueur elle voyait Ankis blottie contre Jagen, son bras l’entourant tendrement. Sans le vouloir, son regard s’y accrocha et grava cette image. Sa propre solitude lui éclata au visage. Elle s’imaginait à sa place. Mais ce n’était qu’une illusion… Elle se recroquevilla sur elle-même, démunie.

Tandis que le désespoir répandait son gel dans ses veines, Won-Zu la tira de ses sombres réflexions. Il était en sueur et se frottait contre le sac de Mera en bavant. Cette scène coupa net le cours de ses pensées. Elle rit doucement et somnola.

En feu, Won-Zu ne réalisait pas très bien ce qu’il était en train de faire. Il était en proie à des sensations très grisantes et incontrôlables. Il avait emporté le sac de Mera un peu plus loin pour se frotter dessus. D’abord habillé, mais au fur et à mesure que ses pulsions le ravageaient, il avait rejeté son obi, ses getas, son kimono pour se rouler dessus. Avant qu’il ne saisisse vraiment l’ampleur de ses actes, il était déjà trop tard.

Won-Zu regarda le sac imprégné de gouttes de son urine, sur lequel il venait de frotter ses glandes anales de surcroît…

Oreilles basses, la bouche déformée par l’horreur, Won-Zu récupéra ses effets et laissa le sac là avant de fuir dans la forêt. Il ne réfléchit même pas. Quand Mera trouverait son sac dans cet état, elle ne voudrait plus de lui comme esclave. Une punition bien trop dure à supporter, même pour lui. Qu’elle l’humilie et profite de lui, oui. Mais pas qu’elle le rejette… Qu’elle l’abandonne loin d’elle…

Ainsi il courut. Longtemps. Il ne savait pas où il allait. La lune répandait son halo sur ses pieds. Puis, parmi la végétation, la brume légère, ses pattes blanches cavalèrent. Il était devenu renard. Un immense renard blanc au contour des yeux rouges, ainsi que quelques autres zones sur son pelage, comme des griffes sanglantes. Sa queue blanche et rouge flottait majestueusement derrière lui. Ses griffes s’enfonçaient dans le sol à chaque bond. Tout son être respirait la grâce.

Au petit matin, Mera se réveilla. Elle se redressa, encore ensuquée.

– Tiens, où est mon sac ?

Yasuko renchérit :

– Où est Won-Zu ?!

– Ah, c’est vrai ça…

Lyre les renseigna :

– Je l’ai vu cette nuit. Il a pris ton sac et il s’est frotté dessus.

– Frotté… Comment ça frotté… ?

– Euh… Tu n’as pas envie de savoir…

Elle imagina le pire avec le produit de sa virilité se répandant dessus.

– Hein ?! C’est dégueu ! Et tu l’as laissé faire ?!

– Je n’avais pas envie qu’il m’approche…

– Ouais je comprends ça… Bon on va le chercher.

De qui parlait-elle ? Son sac ou son soumis ?

Le sac ne fut pas bien difficile à trouver. Cela dit, Mera n’osa pas y toucher.

– C’est bizarre je ne vois pas de traces.

– L’urine ça sèche. – souligna Lyre.

– Ah ? De l’urine ?

– Mais je l’ai aussi vu se frotter les fesses…

– Bon ok… Alcaste, tu veux bien me rendre service ?

– Oui, je vous reste dévoué ! Bien que je sens que ça ne va pas me plaire…

– Vide mon sac et lave-le.

– Tout de suite !

Alcaste vida les sous-vêtements en détournant les yeux et s’éloigna avec Evarius vers un point d’eau. Mera s’étira, les doigts tendus devant elle.

– Je me demande ce qui lui est passé par la tête…

– C’est sans doute son sang de Nentos.

– Mouais… Enfin c’est crade…

Evarius et Alcaste lavèrent leurs effets dans le grand lac entouré d’arbres argentés. Le Dresseur de Monstres soupira.

– Je ne pouvais pas lui refuser mon aide.

– Ton allégeance aux rousses te perdra un jour.

– Tu dis vrai… J’étais prêt à retourner à Chapia pour les sauver. C’est Lyre qui m’a raisonné pour que je reste…

– Hum…

– Quoi ?

– Je pense à cette explosion. Je suis curieux de savoir ce qui s’est vraiment passé.

– Ah, c’est simple, nous étions en train de sortir parce que Lyre et Mera craignaient de croiser l’armée. C’est arrivé un peu après. Un véritable champignon enflammé… Quand je pense que Lyre a déployé un tel sortilège… mon cœur se serre…

– Qui te dit que Lyre est coupable ?

– Elle est Invocatrice et recherchée par le Siège.

– Était. Mais bref, passons. Je suis convaincu que ce n’est pas elle.

– Alors qui ?

Evarius enchaîna avec une autre question.

– Sais-tu qui l’a tuée ?

– Non, elle refuse d’en parler…

– Je crois qu’il faudrait commencer par là…

– Pourquoi les gens qui la cherchent tueraient l’armée du Siège ? C’est grotesque…

– Je n’ai pas dit cela. Pour l’heure tout est obscur. Et je gage d’éclaircir ces points.

Alcaste frictionna le sac.

– Evarius… Tu ne m’as pas dit pourquoi tu as emporté Yasuko et Won-Zu avec nous.

– Tu trouves mon choix étrange ?

– Oui, je l’avoue… Quel intérêt trouves-tu ?

Le Chaman sourit.

– Patience…

Alcaste n’insista pas. Il connaissait suffisamment Evarius pour savoir qu’il n’en tirerait rien en le forçant.

Tous lavèrent leurs vêtements et surtout leur corps, à tour de rôle. Yasuko s’impatientait, ils perdaient du temps, Won-Zu était peut-être en danger. Mais personne n’avait l’air de s’en soucier, pas même Evarius qui les avait conduits ici.

Elle partit devant. Le Chaman lui lança :

– Tu ignores ce que tu peux trouver dans cette forêt. Garde ça à l’esprit.

Jagen siffla :

– Je croyais qu’elle était notre prisonnière.

– Je ne la vois pas ainsi.

Yasuko ignora leur discussion et s’enfonça plus loin dans la forêt. Lyre s’en inquiéta.

– Elle ne risque pas de faire de mauvaises rencontres ?

– Y a-t-il de bonnes ou mauvaises rencontres ? Dans le fond elles revêtent la couleur qu’on veut bien leur donner.

– Je devrais peut-être l’aider…

Mera croisa les bras.

– Cette nana était prête à nous faire tuer sur les ordres du Siège. Te bile pas pour elle, elle en vaut pas la peine.

– C’est vrai… Mais s’il lui arrive malheur, je me sentirai coupable…

– Pfft… Tu as bon cœur… Trop même. Ça apporte rien de bon.

Lyre et Mera, déjà propres, partirent sur ses traces. Alcaste sortit précipitamment et galéra pour remettre son armure.

– A…attendez ! Douces dames, ne partez pas sans moi !

Jagen les regarda tous partir, attiré par cette force magnétique. Lui aussi la ressentait. Il la regardait s’éloigner et éprouvait l’envie de l’accompagner. Ankis lui adressa un regard retors, son museau devant son visage.

– Tu as envie d’y aller.

– Nous formons une équipe, je te le rappelle.

– Je ne te comprends plus… Il n’y a toujours eu que toi et moi…

Il y avait comme une cassure dans cette réplique. Jagen trouva une position plus confortable.

– Ça ne changera jamais Ankis. C’est simplement pour la durée de mon contrat.

– Jagen… Se pourrait-il… que tu ne souhaites plus rentrer dans l’Azol ?

– Tu te trompes. Mais puisque tu en parles, je ne t’ai pas exposé mes plans.

Comme Evarius était proche et qu’il ne lui accordait pas sa confiance, il lui parla dans leur langue en espérant qu’il ne comprendrait pas. Il lui raconta qu’il comptait renverser le Siège d’Arlor pour ne plus jamais être convoqué. Ankis dressa bien haut les oreilles à mesure qu’il dévoilait ses idées. Elle montra sa désapprobation. Pourquoi se compliquait-il la vie avec une corvée pareille ? Il changea de sujet en s’adressant à Evarius.

– Tu ne les suis pas ?

– Je sais où ils sont.

– Ce n’est pas la question que je t’ai posée.

– Et toi Jagen, tu ne la suis pas ?

La remarque le laissa silencieux. Ankis eut l’impression de se prendre un seau d’eau glacée. Alors elle ne s’était pas imaginé des choses… Elle devait bien craindre cette gourgandine…

Agacé, Jagen sortit et se rhabilla. Il marcha à son tour, suivi par Ankis qui se mettait presque dans ses pattes. Il faillit tomber.

– Quoi ?

– Comment ça quoi ? Tu m’as dit que je serais toujours tout pour toi, et Evarius confirme mes soupçons, tu t’intéresses à elle…

– Je ne vois pas de quoi tu parles.

Elle lui mordit la jambe.

– Aïe ! Mais ça ne va pas ?!

– Tu me prends pour une idiote ?! Elle te plaît !

– Tous les deux, vous me fatiguez ! Toujours à imaginer des choses !

– Oh que non je ne les imagine pas ! Et je vais te dire : une fois que j’aurais repris ma forme, tu as intérêt à vouloir encore de moi ! Sinon je ne le supporterai pas !

– Tu es stupide Ankis, peu importe ta forme… – il percuta – Tu as trouvé un moyen de reprendre ta forme ?

– Parce que ça t’intéresse maintenant ?!

– Tu es acerbe…

– Non jalouse ! Tu m’appartiens ! Nous devions nous marier avant que tout ça n’arrive !

Jagen l’écrasa presque en la dépassant d’un pas ferme et décidé. Elle le fustigea vertement mais il fit la sourde oreille.

Yasuko croisa d’étranges petits êtres blancs qui disparaissaient dans la brume d’une seconde à l’autre. Elle restait sur ses gardes, prête à pourfendre ses ennemis. Au lieu de quoi elle aperçut une farandole de jeunes filles autour d’un arbre sectionné. Elles gloussaient, des couronnes de fleurs sur la tête.

La Nentos usa de sa célérité pour se dissimuler derrière un tronc et les observer. Mais il ne se passa rien de plus. Elle se fondit d’arbre en arbre discrètement, personne ne la remarqua.

Elle était seule mais ses compétences n’en restaient pas moins efficaces. Telle une ombre, elle avançait à une vitesse redoutable. Jusqu’à atteindre une petite ville. Le choc la percuta. Un Elfe aux courts cheveux bleus venait d’ériger un bouclier saphir contre lequel elle venait de s’écraser. Il remonta ses lunettes rondes.

– Qui êtes-vous ?

Yasuko reprit ses esprits et l’ignora pour chercher Won-Zu. L’individu façonna un nouveau bouclier qui l’empêcha de passer.

– Je le répète, qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ?

– Je cherche un ami. – daigna-t-elle articuler.

– Quel ami ?

– Une personne qui a dû arriver durant la nuit.

– C’est vague. Vous n’êtes pas très prolixe vous.

– Laissez-moi passer.

– Je veux être sûr que vous êtes pacifique.

– Je ne vous ferai aucun mal.

– Donnez-moi vos armes.

– Certainement pas !

– Dans ce cas je regrette, vous n’irez pas plus loin.

Yasuko fulmina.

– Et votre Magie, c’est une arme que vous gardez avec vous !

L’Elfe devait bien le concéder.

– Certes…

– Pourquoi serais-je la seule désarmée dans une terre hostile ?

– Notre terre n’est pas hostile. Du moins pour qui sait nous respecter.

– Un Chaman m’accompagne.

– Je ne le vois pas.

– Il ne saurait tarder.

L’Elfe relégua l’information. Un Esprit vaporeux lui répondit par l’affirmative. Yasuko put entrer. Maintenant elle devait trouver Won-Zu.

Seul, Evarius se dénuda, abandonnant le crâne qui coiffait sa tête, ainsi que les peaux de bêtes qui le recouvraient. Tout ce qu’il possédait avait une histoire. Et il honorait chacune d’elle. Au contact de l’eau, la peinture rouge et blanche s’estompa pour laisser place à sa peau noire. Il s’étendit sur le dos, offrant au ciel les contraires qui l’habitaient, à la fois homme et femme. Il était né ainsi, une singularité qui dérangeait beaucoup, avec laquelle il s’était perdu aux confins de la folie pour trouver son identité. Le vernis rouge et noir de ses ongles pointus rencontrait l’onde tandis que ses bras se mouvaient. Il ne faisait qu’un avec tout ce qui l’entourait. Ses yeux fixés sur le bleu du ciel, emprisonné autour d’un cercle végétal terrestre, il se sentait en phase avec le monde. L’éclat d’or de ses yeux se couvrit de givre, voilant sa rétine de veinules blanches, répandant un bleu outremer dans la totalité de l’œil. Il rentrait en communion avec l’invisible.

Une méduse d’un bleu presque transparent jaillit de son abdomen, libérant son esprit dans un éclat aquatique. Son animal totem qui le veillait et lui évitait de se perdre lors de voyages trop éloignés.

Son âme s’éleva. C’était toujours grisant. Comme une drogue puissante. Il aimait s’élancer astralement, et chaque rêve lui procurait un sentiment d’extase. Maintenant il était au-dessus, voyant la méduse devant son corps, un fil ténu le reliant à elle. Il était au milieu du ciel, culminant le cercle d’arbres sous sa forme éthérée. Et au centre du lac, son enveloppe immobile, couchée sur le dos. Trois ocelles apparurent sur son front, sortes d’yeux minuscules, rouges et blancs.

Il se déploya comme si un courant marin l’emportait dans son ressac. Sa substance goûta avec délice ce monde rempli de mystères qu’il pouvait caresser avec ses dons. Il voyagea en ondulant gracieusement, les filaments dorés rattachés à ses bras serpentant derrière lui.

C’est ainsi qu’il atteignit Chapia. Du moins ses ruines. Certaines personnes du Siège y discutaient. Evarius se protégea en se rendant invisible. Sa présence devint indétectable. L’un d’entre eux leva la tête vers lui mais ne le vit pas. Les trois hommes cherchaient à savoir ce qui s’était passé ici. Ce n’était donc pas leur décision.

Evarius chercha des âmes en peine pour en apprendre plus. Ce fut très facile. Les boules de lumière grise répandaient une odeur nauséabonde, celle de la souffrance qui les accrochait encore au lieu de leur trépas. Il établit le contact.

– Racontez-moi ce qui s’est passé.

Il découvrit différentes vies qui s’activaient dans la ville. Un marchand qui vendait des chaussures en cuir de bonne qualité, une femme enceinte de sept mois, des enfants qui jouaient avec des billes, un vieillard qui prenait le soleil. C’était une journée parfaite pour beaucoup. Puis l’armée était intervenue. Plusieurs morts croyaient que c’était de leur fait. Mais une autre âme fit défiler ce qu’elle avait vu. Un dispositif assez gros caché dans les égouts. Elle s’y rendait pour échapper aux coups de son père. Elle s’en était saisie et ce simple contact l’avait fait exploser, réduisant à néant la ville de Chapia.

Toutes les âmes noircirent, vouant une haine violente à la jeune fille qui avait fait ça… Evarius les calma en distillant une sorte de narcotique éthéré. C’est ce qui permit à la moribonde d’être épargnée. Le Chaman s’insinua dans ses souvenirs pour mieux voir. C’était une frêle jeune fille basanée, crasseuse, les cheveux remplis de nœuds. Une mendiante de plus, parmi tant d’autres. Alors que la majorité des gens menait une vie prospère, elle les avait brisés par son geste. Ce jour-là son père était dans une colère noire. Parce qu’il la détestait depuis toujours. Pour reporter sur elle ses propres problèmes. Edin était passée par une ruelle pour atteindre une plaque d’égout. Elle s’était cachée là sans imaginer trouver un gros engin bizarre. Elle l’avait pris sans réfléchir… et boum !

Evarius essaya de trouver d’autres indices. Qui avait pu placer ça ici ? La machine avait l’air très élaborée, sûrement une création du peuple d’Alumnos ou de l’Académie Feos. Mais pour quel motif cette ville avait été détruite ? Ce n’était pas une Invocation mais une sorte de bombe géante. Donc cette personne n’avait pas fait exploser la ville à cause de l’entrée de l’armée mais pour une toute autre raison… C’était planifié. Elle l’avait posé là et devait sans doute posséder un dispositif pour la faire éclater à distance. Mais avec la maladresse d’Edin, elle était peut-être morte avec tous les autres.

Les âmes comprirent ce que le Chaman leur transmettait. Edin n’était pas la coupable, une personne avait posé cette bombe et ils seraient tous morts avec ou sans son intervention…

Evarius sonda les lieux à la recherche du coupable, mais parmi les milliers d’âmes, il ne le trouva pas…

Un des Membres du Siège furetait à sa recherche, certain qu’il y avait quelque chose d’anormal dans l’air.

– Si seulement Sërel était ici, elle pourrait communiquer avec les morts…

– Jananya a refusé qu’elle vienne pour l’instant. Des milliers d’âmes paniquées, tu imagines ce qu’elles pourraient lui faire. Nous sommes tranquilles parce que nous ne les voyons pas, mais avec un don comme le sien, c’est une calamité…

– Pourtant je sens une force anormale…

– Tu as bu ?

– Arrête de te moquer ! Je sens quelque chose parmi les morts. Une force étrange…

– Ost, oublie ça. Peu importe ce que c’est, nous venons en éclaireurs dans un premier temps.

– Quand est-ce que Sërel va expertiser les âmes ?

– On devra d’abord les arracher à ces ruines et les enfermer séparément. Quand trop d’âmes tourmentées sont réunies, elles deviennent dangereuses…

Evarius jugea bon de faire demi-tour, il en savait bien assez.

Face à la ronde de jeunes filles aux couronnes fleuries, Alcaste en perdit presque la voix. L’une d’elle qui ne devait pas avoir plus de 20 ans, possédait une crinière enflammée absolument divine. Tout son visage était constellé de taches de son, ainsi que ses bras et sans doute d’autres zones que sa robe lui interdisait d’admirer pour l’heure.

– On le laisse là ? – proposa Mera.

– Alcaste, il serait temps d’avancer. – exhorta Lyre.

– Je ne le puis… Admirez ce rouge sauvage… Il ressemble à un crépuscule sanglant et sensuel à la fois… Et cette robe qui laisse deviner ses courbes… J’ai très envie de caresser ses cheveux…

Bras croisés, une jambe fléchie, Mera haussa les épaules.

– Tu vois, je te l’avais dit, on l’a perdu.

Lyre soupira.

– Alcaste s’il te plaît.

Il la regarda enfin, résolu.

– Je regrette douce Muse, mon inspiration me pousse à mieux la connaître et la servir…

– Mais nous devons trouver Won-Zu et Yasuko.

– Je vous suivrai si telle est ma destinée ! Mais pour l’heure, laissez-moi m’enivrer de cette insolente rousseur !

Lyre et Mera le laissèrent donc à son émerveillement et avancèrent.

Après un certain temps passé à se frayer un chemin parmi les arbres argentés, Lyre reconnut la ville de Narafë. D’ici, elle pouvait voir d’autres arbres dans le lointain qui atteignaient le ciel : Aleïs… Le lieu gorgé d’Elfes, d’Esprits et autres créatures méconnues, versées dans la connaissance et l’harmonie.

Un Elfe aux cheveux bleus l’arrêta.

– Décidément, il y a beaucoup de visites aujourd’hui… Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ?

– Je cherche un homme-renard et une fille aux longs cheveux noirs rattachés en queue de cheval.

– La fille est passée un peu plus tôt en effet, à la recherche de ce même ami j’imagine. Sauf que c’est un Kitsune qui est passé.

– Ah, oui il est possédé par cet esprit.

– Je ne parle pas d’un esprit mais d’un vrai renard, gigantesque.

– Ah ?

– Il a bien fait de venir ici. Il pourra en apprendre plus sur sa véritable nature. Où est le Chaman qui vous accompagne ?

– Derrière nous avec deux autres… – elle se reprit, Ankis était avec eux – Je veux dire, trois autres personnes…

– Donc vous êtes huit…

– En effet.

– Nous n’avons pas l’habitude de recevoir autant de visiteurs à la fois.

– J’imagine.

– Entrez.

Elles le suivirent.

Jagen avait royalement ignoré les paroles venimeuses d’Ankis tout du long. Il avait marché, s’attirant des coups de patte avec les griffes, puis l’avait même écrasée sans faire exprès. Mais leur dispute les empêchait de s’excuser. L’ambiance était tendue, jusqu’à ce qu’ils tombent sur Alcaste, à genoux devant une jeune fille rousse.

Le Démon garda les mains dans ses poches. Peut-être que le Dresseur de Monstres allait enfin les quitter, ce n’était pas plus mal. Ils étaient déjà trop nombreux, avec des objectifs différents. Ils ne pouvaient pas s’entendre. Et ce depuis le début.

Ankis se tut enfin pour snober Alcaste, ses queues bien hautes. Puis ils arrivèrent à Narafë. L’Elfe qui gardait cet endroit le rejeta en arrière avec son bouclier.

– Il est hors de question que deux Démons pénètrent ici !

Jagen grogna.

– Nous devons passer. Ne m’obligez pas à employer la force.

– Essayez donc, nous sommes nombreux ! Sans doute que beaucoup mourront, mais vous aussi !

– Vous nous sous-estimez. Vous périrez tous et nous nous en sortirons avec quelques égratignures.

L’Elfe lui adressa un regard arrogant.

– Vous me croyez assez stupide pour ne pas connaître vos faiblesses ?

Ankis baissa une oreille, attentive.

– Je sais comment vous affaiblir pour mieux vous détruire !

– Et moi qui pensais que vous vous opposiez à l’Ordre.

– C’est le cas. Mais les Démons ont commis beaucoup trop de désastres. Vous souilleriez ce havre de paix par votre seule présence.

– Mais oui bien sûr…

Alors qu’ils allaient s’affronter, la main aux ongles griffus d’Evarius se posa sur l’épaule de Jagen.

– Tout va bien.

L’Elfe ouvrit la bouche, abasourdi.

– Vous êtes le Chaman qui les accompagne…

– Tout à fait. Et je suis convaincu que nous pouvons régler ce problème de façon pacifique.

Les Elfes de cette région étaient sous le charme des Chamans. Ils faisaient tout pour rendre leur séjour agréable. Et au rose qui colorait les joues de l’Elfe, il était clair qu’il vouait à Evarius une dévotion qui le rendait tremblant.

Jagen soupira, déjà fatigué d’attendre que leur conversation inutile se termine. Il en voulait à Evarius de ne pas ouvrir la brèche. Et aussi de lui cacher ses plans. Ici les arbres argentés émettaient un doux friselis lorsque le vent agitait les feuilles bosselées. Les bâtisses s’espaçaient dans ce même bois argenté qui conférait au lieu une certaine beauté féerique. Les Esprits blancs vaporeux apparaissaient par instants devant les fenêtres qui dispensaient une tendre lueur. Il ne faisait pas encore nuit, mais la forêt mangeait une bonne partie de la lumière. Jagen devait admettre que ce n’était pas vilain comme coin. Mais à choisir il préférait son fauteuil devant la fenêtre dégoulinante de pluie. Il soupira encore en se demandant quand il allait pouvoir rejoindre les autres.

Lyre et Mera trouvèrent Yasuko, plantée devant un énorme temple.

– Yasuko, vous allez bien ?

– Si je vais bien ?! Ces individus refusent que j’approche de Won-Zu !

– Pourquoi donc ?

– Ils prétendent l’initier à sa vraie nature…

Mera pencha la tête.

– Hum. Moi je vais entrer.

– Ils ne vous laisseront pas passer non plus.

– C’est ça, à d’autres.

Elle commença à se faufiler dans un arbre qui ceinturait le temple octogonal gigantesque, tout en largeur. Lui n’était pas en bois, ses tuiles anthracite brillaient légèrement, par-dessus une pierre crème. Des fleurs décoraient chaque fenêtre, mais le cœur du temple restait hors de portée.

Mera grimpa jusqu’à ce qu’un Esprit blanc apparaisse face à elle et grimace. Surprise elle lâcha sa prise mais se rattrapa très vite.

– Tss, tu crois que ça va suffire à m’empêcher de rentrer ?

Un rayon d’énergie azur la transperça. Cette fois elle tomba sous la douleur.

– Bon ok… On remet ça à plus tard…

Elle se réceptionna difficilement au sol. Lyre s’enquit :

– Mera ! Est-ce que ça va ?

Yasuko jaugeait l’Elfe qui venait d’attaquer. Vieille, des cheveux bleu pétrole rattachés sous les épaules dans une queue de cheval lâche. Pour que des rides apparaissent aux commissures des lèvres d’un Elfe, il devait être sacrément âgé. De plusieurs millénaires au moins.

– Nul ne doit perturber un Kitsune durant son initiation.

– Vous retenez le fils de l’Empereur !

– Peu m’importe sa position dans votre monde. Elle n’influe en rien sur ce qu’il est. Et s’il est arrivé jusqu’ici, c’est pour s’accomplir.

– Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Won-Zu n’est pas le seul Kitsune, il y en a des centaines de là où je viens ! Il n’a jamais été question d’initiation !

Les yeux de cristal de la vieille Elfe rencontrèrent les siens. Yasuko y lut de la sagesse. Ça la dérangeait car une personne sage savait en général comment agir avec justesse. Mais cet enlèvement la plaçait quand même comme une ennemie !

– Je me nomme An’dilaha, je fais partie des plus vieux Elfes de cette forêt. Et je connais quantités d’esprits, dont le Kitsune. Que vous les mettiez dans une cage dans le ciel est bien triste.

– Une cage dans le ciel ? Nenya n’est pas une cage !

– Dans ce cas, les nobles de chez vous devraient pouvoir partir quand bon leur semble, n’est-ce pas ? Mais cette branche de Nentos n’a pas d’ailes et une chute de pareille hauteur leur serait fatale. De plus, dans cette prison aérienne, aucun d’eux ne peut dévoiler sa vraie nature.

Yasuko avait la main sur la garde de son katana, à court d’arguments. Lyre essaya de la tempérer.

– Yasuko, nous sommes ses hôtes pour l’instant. L’attaquer n’engendrerait que des problèmes.

– Ce qu’elle dit est ridicule ! Nenya n’est pas une prison !

An’dilaha rétorqua :

– Vous répétez les mêmes choses sans analyser les détails que je vous ai fournis.

– Parce que c’est une accusation stupide !

– Combien de Nentos nobles ont pu s’enfuir ?

– Personne ne veut s’enfuir ! Nous sommes très heureux là-haut !

– Si vous déclarez cela avec autant de doutes, vous ne duperez personne. Quoi qu’il en soit, ce Temple vous est interdit actuellement.

Lyre demanda :

– Vous avez attaqué Mera, pour une personne sage, la discussion aurait dû être votre priorité !

Elle rougit aussitôt. Jamais elle n’aurait pu dire cela… C’était dû au Transfert de Jagen… An’dilaha sourit.

– Vous dites vrai. Mais cette jeune fille bornée ne se serait pas contentée d’un sermon. Loin de là. Suivez-moi, il y a l’équivalent d’une auberge par ici.

Elles la suivirent, Mera se tenant les côtes. Elfes, Esprits et autres bizarreries cornues les suivaient du regard avec curiosité.

An’dilaha longea un sentier herbu et fleuri jusqu’à un bâtiment modeste. Elle ouvrit la porte.

– Vous excuserez le manque de place, mais nous recevons rarement des étrangers.

Il y avait deux chambres et un réfectoire, rien de plus. Visiblement il fallait se laver aux différents lacs qui jouxtaient les bois.

– Vous êtes au complet à présent. Je vais parler à Leldan pour qu’il cède le passage au Démon et à la Nentos.

Elle repartit aussi discrètement qu’elle était arrivée. Des champignons lumineux dégageaient une lueur orangée agréable dans l’habitacle. Yasuko garda la bouche ouverte quelques secondes.

– De quelle Nentos parlait-elle ?

Lyre la renseigna :

– Ankis était une Nentos avant de devenir Démone.

Les sourcils noirs de la jeune femme se rapprochèrent sous le trouble.

– Non… Comment un Nentos pourrait devenir un Démon ?...

– En fait je crois que c’est une erreur d’assimiler l’Azol à l’Enfer…

– Ton transfert t’a rendu faible !

– Je n’en ai pas l’impression, j’ai appris beaucoup de choses.

– Je perds mon temps à discuter avec une Résistante…

– Une Résistante ?

– Oui tu viens bien de Näazol ?

Lyre se demanda si elles parlaient du même endroit.

– J’étais de passage dans l’Azol…

– Attends tu peux répéter ?

– L’Azol…

– Je crois que nous ne parlons pas de la même chose…

– Qu’est-ce que Näazol ? Je n’en ai jamais entendu parler…

– C’est normal. Seuls les Nentos et quelques personnes versées dans la Magie et les Arts Obscurs connaissent ce lieu en dehors des Démons eux-mêmes.

– Tu veux dire qu’il y a des Démons dans notre monde ?

– En effet. Mais malgré nos incroyables pouvoirs, ils sont intouchables. Ils ont investi une île et en ont fait leur bastion.

– Une île entière ?

– Oui. Lorsque nous y sommes allés sous notre forme de Dragon, nous avons eu droit à une cuisante défaite. Le précédent Général n’a tenu son poste que deux mois.

Yasuko se tut. C’était bien la première fois qu’elle parlait autant. D’habitude elle ne se confiait à personne.

– J’imagine que tu dois avoir une lourde charge sur les épaules. – estima Lyre.

– Tu n’en as pas la moindre idée… Ibara était une source d’inspiration pour nous tous.

– Ibara ?

– Mon grand-père.

Lyre avait envie de lui demander comment il était mort, mais elle avait peur de paraître grossière. Yasuko étendit ses doigts gantés.

– Un Démon l’a tué. Mais il n’en est pas sorti indemne. Je compte le retrouver et l’achever.

Lyre effleura sa clavicule machinalement.

– Sans vouloir ébranler ta volonté, il existe des milliers, voire des millions de Démons…

Yasuko serra les poings, ses ongles mordant le tissu qui recouvrait sa peau.

– Je le reconnaîtrai quand je le verrai…

– La plupart d’entre eux vivent dans l’Azol…

– Pas lui. En tout cas il s’était réfugié à Näazol à ce moment-là.

– Je peux peut-être t’aider.

Yasuko hésita.

– Tu ferais ça ?

– Oui. Je me dis que si j’ai le pouvoir de les convoquer et que je rencontre une personne qui n’est pas en paix avec l’un d’eux, c’est sans doute que je dois l’aider.

Assise négligemment sur une chaise, une main toujours sous les côtes, Mera ruminait.

– Tu perds ton temps ma poule. Cette fille est une tueuse, et sans cervelle en plus.

– Mera, c’est à moi de décider.

– Ouais je sais bien. Mais ta bonté te perdra, je te l’ai dit. Cette fille est une garce, rien de moins.

Yasuko reçut l’insulte en pleine figure.

– J’ai un code de l’honneur dont tu es dépourvue, Voleuse !

– Moi je vole pas les pauvres, je prends aux riches, c’est ce qu’on appelle le partage équitable.

– Prendre les possessions d’autrui sans son accord reste un larcin !

– Tu sais quoi ? Toi tu as ta vision des choses et moi la mienne. Je suis pas toute blanche. Loin de là. J’ai déjà zigouillé des gens. Beaucoup. Mais j’ai mon propre code tu vois ? Et si t’es pas d’accord c’est ton problème. Viens pas me les briser avec tes principes à la con. Déjà que j’ai mal, si tu me fais chier je ne garantis pas ta sécurité…

Yasuko dégaina son katana.

– C’est une menace ?

Lyre leva les mains.

– S’il vous plaît, vous n’allez pas vous battre tout de même ?

Mera sourit.

– C’est pas ma faute si cette sainte-nitouche supporte pas que son protégé me lèche les bottes.

La fureur de Yasuko monta d’un cran.

– Tu oses insulter le fils de l’Empereur, encore une fois…

– C’est juste un soumis qui l’a caché toute sa vie dans sa cage dorée. Je l’ai libéré de sa condition de mâle dominant. Il me doit tout et tu peux me croire, j’hésiterai pas à le sacrifier au besoin.

Ce fut trop. Yasuko fondit sur Mera. Son katana croisa ses dagues dans une gerbe d’étincelles. La Voleuse fit une rapide roulade au sol pour se dégager et prit une position défensive. Lyre cria :

– Vous n’êtes pas sérieuses ?! Vous voulez vous battre pour des bêtises pareilles ?!

Yasuko usa de sa célérité. Malgré les réflexes de Mera, l’avantage revenait à la Nentos qui n’avait subi aucune attaque handicapante. Le katana coupa quelques cheveux en passant très près de la gorge. Elle ne plaisantait pas et n’hésiterait pas à la tuer…

Lyre paniquait. Les échanges de lames qui s’adonnaient renversaient des meubles et causaient des blessures. Yasuko frappa au niveau de l’aisselle de Mera qui répondit en éraflant le haut de sa joue gauche. Sans sa célérité, Yasuko aurait subi bien pire. Mais l’entaille au niveau de l’aisselle était sérieuse et Mera sentait sa chair se déchirer en forçant dessus.

Lyre appuya ses mains contre son visage, dépassée. Que devait-elle faire ? Elle se rappelait des paroles de Jagen qui se demandait pourquoi elle n’utilisait pas sa Magie. Elle s’y refusa et cria en boucle :

– À l’aide !

Evarius arriva et rejeta les deux femmes avec son bâton avant de souffler sur sa poudre qui les plongea dans le sommeil. Lyre fondit en larmes. Le Chaman ordonna :

– Jagen, porte-les jusqu’à leurs lits.

– Pourquoi je ferais ça ?

– Parce que tu as des facilités pour ces tâches.

Il maugréa et s’exécuta, ce qui lui valut des remarques désobligeantes de la part d’Ankis. Lyre se laissa aller à pleurer contre l’épaule d’Evarius. Il la réconforta par sa seule présence. Jagen retourna dans le réfectoire et assista à ce spectacle sans mot dire. Une sensation étrange le parcourut. Qu’est-ce que c’était au juste ? Il n’avait pas de mots pour la décrire. Mais lorsqu’Evarius se dégagea en lui expliquant qu’il devait soigner Mera, Lyre se recroquevilla sur elle-même en se cachant le visage, une veine palpitant à sa tempe. Il la regarda comme ça, effondrée. Sans même remarquer qu’Ankis le dévisageait, les oreilles rabattues, ses queues frétillant de jalousie.

– Pourquoi tu pleures ? – demanda-t-il enfin.

Lyre mit un peu de temps à reprendre contenance.

– Elles auraient pu mourir… Par ma faute…

– Pourquoi, tu les as attaquées ?

– Non…

– Alors quoi ?

– Je n’ai rien fait pour les arrêter…

Jagen croisa les bras.

– Tu en as le pouvoir pas vrai ? Quand j’étais dans ton corps, j’étais surpris de voir les dégâts que je pouvais causer avec un petit sort. Tu es beaucoup plus puissante que ce que tu laisses croire.

Lyre s’essuya les yeux en laissant échapper un hoquet, rouge de larmes.

– C’était inévitable que tu essaies… Tu as tué avec mon pouvoir ?

– Juste des Monstres.

– Bon…

Jagen prit une chaise pour s’asseoir à côté d’elle, oubliant littéralement la pauvre Ankis qui se consumait un peu plus chaque jour à le voir lui préférer cette fille…

– Tu n’utilises pas ton pouvoir car il est trop grand, n’est-ce pas ?

– Oui…

– Mais dans ce cas je ne comprends pas comment tu ne pourrais pas ouvrir cette brèche toi-même.

– Ma spécialité ce sont les Invocations, pas les plans alternatifs.

– Moui enfin, tout s’apprend… Si tu souhaitais vraiment châtier Arold Nenkiark, tu aurais appris par toi-même comment faire plutôt qu’invoquer un Démon dépourvu de ce pouvoir lui aussi…– elle garda les yeux baissés, il lui releva le menton, c’en fut trop pour Ankis qui s’enfuit sans qu’il la remarque – Tu sais ce que je crois ? Que tu ne m’as pas appelé pour cela. Qu’est-ce que tu veux à la fin ?

– R…rien d’autre !

Jagen jeta enfin un coup d’œil pour s’apercevoir qu’Ankis était partie. Ce n’était pas plus mal, elle pouvait prêter confusion à ses actes. De fait, lorsqu’il attrapa les poignets de Lyre pour plonger le rubis de ses yeux dans les siens, elle aurait pu y voir une forme de séduction. À cause de sa jalousie, rien d’autre.

– Lyre, il serait temps que tu me dises la vérité. La vraie raison pour laquelle tu m’as appelé. Est-ce en rapport avec l’homme qui t’a tuée ?

Elle baissa les yeux à nouveau.

– N…non…

Jagen s’énerva.

– Tu me mens encore ! Ce n’est pas comme ça que je vais pouvoir t’aider !

Elle se mordit la lèvre, acculée.

– Lâche-moi !

Il serra un peu plus, arrachant un crac à ses poignets fragiles, le regard glacial.

– Et si je refuse ? Je pourrais aussi te tuer même si tu es ma contractante…

– Je ne fais plus partie ni d’Arlor ni de l’Azol ! Tu ne peux rien contre moi !

– Et si on testait ?

Il renforça la traction sur son poignet droit, l’os se brisa. Elle hurla. Jagen sourit, dévoilant l’un de ses crocs.

– Je crois que tu ressens encore la douleur. Dans ce cas ce serait marrant de voir si tu peux vraiment mourir… Qu’en dis-tu ?

– Lâche-la.

Evarius était revenu, défiant. Jagen jaugea le Chaman. Il allait l’endormir comme les autres s’il n’obtempérait pas.

– Tss…

Il la libéra. Evarius inspecta le poignet de Lyre de ses mains expertes.

– Tu as le poignet cassé… Jagen, tu devras te faire pardonner.

Il prit un air arrogant.

– Certainement pas. Il est temps que cette fille apprenne ce qu’est un Démon. Qu’elle comprenne que je n’ai rien à faire dans son monde.

Lyre tempêta.

– Ce monde qui est aussi le tien ! De nombreux Démons vivent à Näazol !

Jagen resta stupéfait qu’elle sache cela. Evarius ordonna :

– Sors. Je ne te veux pas ici. Tu as fait assez de mal comme cela.

Il sortit en effet. Le message était passé et il avait besoin de prendre ses distances.

Au-dehors les gens le regardèrent avec hostilité. Il s’éloigna sans les quitter des yeux, au cas où l’un d’eux l’attaquerait. Ankis discutait avec une vieille Elfe près d’une stèle. Il s’approcha.

– Alors Ankis, tu tapes la causette avec une Elfe ?

Elle lui jeta un regard étrange, qu’il ne comprit pas. An’dilaha prit la parole.

– Je vous ai permis de fouler cette terre. Mais n’oubliez pas que vous vous êtes engagé à la respecter en entrant.

– Je n’ai tué personne.

– Vous dégagez beaucoup de colère et vous pourriez le faire si l’occasion se présentait, ou si vous la provoquiez…

Elle salua Ankis et s’éloigna. Cette dernière avait l’air bouleversé.

– De quoi avez-vous parlé ?

– Ça ne te regarde pas.

– Ankis, j’ai l’impression que tu t’es encore fait des idées. Tu es vite partie quand j’interrogeais Lyre. Si tu étais restée, tu m’aurais vu la remettre à sa place.

– Ah bon.

Elle n’y croyait guère.

– J’ai brisé son poignet en guise de message.

– Ton regard en disait long… La teneur du message était bien différente…

– Tu sais bien que les humains ont tendance à succomber à mon charme.

– Et toi au leur visiblement…

– Bien sûr que non !

Il disait ça sans savoir que les roses offertes par Ignus brûlaient déjà moins intensément…

*


Texte publié par Mishakal Yveldir, 27 août 2017 à 09h38
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