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Chapitre 2 : Transfert

C’était moelleux. Et chaud. Ça sentait tellement bon…

Ses doigts frémirent. C’était soyeux. Un miaulement suivi d’un ronronnement satisfait l’obligèrent à prendre conscience de son nouvel environnement.

C’était un joli salon avec un faible feu crépitant dans le foyer. Elle était assise dans un fauteuil marron clair, un chat noir angora sur les genoux. Il avait neuf queues et de beaux yeux bleus. Il miaula à nouveau, interrogateur.

– Je ne sais pas… – murmura-t-elle – Je suis désolée… Je ne sais pas ce que je fais là… Et où je suis…

Le chat agita une oreille et commença à lécher sa patte avant pour toiletter sa tête.

– Excuse-moi mais… J’aimerais visiter mon nouvel environnement si tu permets.

Le félin lui jeta un regard l’air de dire « Je suis un chat, personne ne bouge quand je suis confortablement assis. »

– Désolée…

Elle le souleva pour se lever et le reposa. Il grommela et s’en alla, ses longues queues touffues fouettant l’air.

Lyre remarqua que c’était l’automne. Les arbres étaient oranges et rouges dehors. Un vent froid soufflait, ce pourquoi la cheminée ronflait. Mais le sol n’était pas normal. Il était gris. Et il y avait de drôles d’engins tout le long. Ce changement radical l’inquiéta. Que faisait-elle là ?

Elle explora les pièces. Une cafetière exhalait une douce odeur… Du café… Du café chaud. À ses côtés un journal. Lyre le prit, mais elle ne connaissait pas cette langue. Cependant, elle eut le déclic.

– Je suis… chez Jagen !

Le chat noir à neuf queues aurait dû lui mettre la puce à l’oreille avant !

C’était terrifiant… Elle était donc en Enfer… Pourquoi ? Est-ce que Jagen avait trouvé un stratagème pour l’y envoyer ? Et que s’était-il passé déjà ?

Elle se versa une tasse de café et y trempa ses lèvres. Mais c’était fort et amer, elle la reposa. Jagen avait des goûts étranges…

Lyre retourna au salon. Une belle bibliothèque trônait contre un mur. Au vu de l’odeur et des traces de griffes, il était clair que la minette noire avait eu droit à du répulsif sur son bois préféré. Quel genre de livres lisait-il ? Elle en prit un : « Psychologie humaine, les raisons qui les poussent à convoquer des forces supérieures ». Ses doigts caressèrent la première illustration qui sacralisait une humaine et une bête hideuse, ses griffes enfoncées dans sa chair.

« Dans l’autre monde, nous sommes baptisés Démons. Ils exercent sur nous leur domination par le biais d’un Pacte. Seuls les Invocateurs en sont capables, mais c’est une menace sérieuse pour nous condamner aux pires tourments.

Nous pouvons mourir dans ce plan parallèle. Nous finissons en particules qui se ressoudent en végétaux puis en animaux avant de retrouver notre forme originelle, parfois des siècles plus tard.

Voilà pourquoi Jagen souhaitait rentrer au plus vite…

« Les Invocateurs sont des êtres vils et égoïstes qui ne se soucient guère de notre sort. Ils abusent de notre pouvoir. Notre seule chance est de boire leur sang pour exercer un pouvoir sur eux de façon à nous prémunir. Plus nous le buvons, plus notre lien se renforce. »

Lyre alla directement à la page qui l’intéressait : « Transfert de corps ».

« Il est possible d’échanger sa place avec son Invocateur au moment de sa mort. Ce procédé condamne l’âme humaine dans l’Azol pendant que nous vivons dans le corps de ce dernier. »

Ils nommaient donc l’Enfer l’Azol… Parce que pour eux, l’Enfer c’était son monde à elle…

– C’est ce qu’il a fait…

Elle se rappelait de quelque chose de froid qui l’avait perforé droit au cœur. Et elle s’était sentie partir de plus en plus. Une fois que Mera et Alcaste avaient pleuré en l’enjoignant de rester en vie, Jagen était arrivé et l’avait enveloppé de ses ailes pour mieux la mordre et la posséder.

Combien de temps allait-elle rester coincée ici ?... Que comptait faire Jagen dans son corps ? La faire payer ?...

Elle ferma le livre et le posa sur la table basse. Elle le lirait en entier plus tard. Elle souhaitait quitter sa maison mais se ravisa lorsque la chatte noire l’en dissuada.

– À ta place je n’irais pas dehors.

– Vous parlez ?

Elle leva le museau en l’air de façon hautaine.

– Bien sûr que je parle ! Qu’ils sont stupides ces humains !

– Que va-t-il m’arriver ?

– Ma foi, prends quelques vacances ici, le lit est confortable. Bien que j’aie une préférence pour le tapis devant la cheminée quand le maître s’assoit pour lire.

– Des vacances… en Enfer…

– En Enfer ? L’Enfer c’est chez vous !

Lyre paniquait.

– Comment puis-je rentrer chez moi ?

– Techniquement tu ne le peux pas. Tu es morte.

Elle accusa le coup. C’est vrai. Elle était bel et bien morte tandis qu’il se gorgeait de son sang. C’était un instant terriblement charnel et spirituel à la fois. Il cueillait sa vie… Elle s’était sentie tomber comme une goutte d’eau rejoint la mer. Ses doigts enlacés aux siens, ses crocs enfoncés dans sa gorge, son odeur bestiale et cette aura noire qui émanait de lui pour éclipser la nuit… Sa nuit éternelle…

Elle caressa la bibliothèque. Quantités d’autres livres reposaient là. Il n’y avait pas de poussière, Jagen était un homme consciencieux. Pour la plupart, il s’agissait de livres traitant de culture, de philosophie, du monde d’en-haut. Ses romans étaient rares et se rangeaient dans la catégorie fantasy. Tous ses livres étaient disposés selon sa propre logique et dénotait un ordre impeccable. Pas le moindre vide.

Il y avait aussi un écran noir très grand devant le lit de sa chambre. Des espèces de tiges qui s’enfonçaient dans le mur. Lyre ne comprenait pas très bien à quoi cela servait. Une étagère à côté contenait des boîtes. Elle en prit une pour regarder ce qu’elle contenait. C’était une sorte de disque avec une image dessus. Elle reconnaissait l’Elfe à ses oreilles pointues.

La chatte arriva.

– Tu regardes la collection de Maître Jagen ?

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ce sont ses jeux.

Elle prit le disque entre ses doigts.

– Comment y joue-t-on ?

– Je ne crois pas qu’il apprécierait que tu poses tes doigts comme ça dessus. Tu vas le rayer.

– P…pardon !

La chatte appuya sa patte sur un bouton rouge et en fit autant avec une chose étrange toute noire. L’écran s’alluma, Lyre sursauta.

– Qu’est-ce qui se passe ?!

– C’est une télé. Mais c’est vrai que ton monde n’est pas très évolué. Au fait, je m’appelle Ankis.

– Ankis, d’accord…

– Bon, tu prends la manette ?

– La manette ?

– Ça !

Elle appuya ses coussinets dessus. Lyre la saisit avec curiosité. Les queues d’Ankis s’agitèrent.

– Bien, je vais t’apprendre comment on joue, tu vas voir, tu vas passer un agréable séjour…

*

Alcaste et Mera se concertaient.

– Selon vous, Jagen est mort à sa place ?

– J’en sais rien… Du peu que je le connaissais, je l’imagine mal se sacrifier pour quelqu’un. Mais j’y connais rien en rapports Invocateur-Démon.

– J’avoue que ma propre Classe de Dresseur de Monstres a quelques similitudes. À la différence que les Monstres que j’invoque appartiennent à ce monde.

– Ouais, bah ton cheval avait pas l’air super d’accord de t’obéir.

– Golden Beaf ? Il a son caractère…

– C’est ça la similitude ? Parce que c’est vrai que Jagen avait pas envie d’obéir à Lyre, ça se voyait. Mais il l’a aidée quand même, sûrement par devoir.

– On… on peut dire ça…

La comparaison ne lui plaisait pas spécialement…

– Bon, tu sais quoi, on devrait dormir.

– Allez-y, je vais veiller pour être certain qu’elle ne décline pas durant la nuit.

– Tu sais, je crois qu’elle est hors de danger.

Mera se coucha. Elle aurait menti en disant ne pas s’inquiéter. Mais elle se tut et espéra que tout rentrerait dans l’ordre.

Alcaste resta au chevet de Lyre un long moment. La chandelle s’éteignit, toute la cire restante avait fondue. Il s’assoupit sur la chaise sans s’en apercevoir.

C’était un rêve. Une vaste plaine herbue, des nuages perlés immenses, sur le point de se laisser surprendre par la pluie. Lyre était là, ses nattes secouées par le vent. Elle regarda le ciel, mais ce n’était pas elle qui levait les yeux. Ils avaient la couleur du sang et la bonté avait disparu de son visage.

Au bout de cette plaine, un pont luminescent serpentait dans le vide, jusqu’à une cathédrale de la taille d’un château. Il était d’un bleu gris très somptueux.

– Je vois, c’est donc ici, ton havre de paix…

Il l’avait dit avec sa voix. Une voix grave qui ne seyait guère à une jeune fille. Il posa un pied sur le pont de lumière, puis un autre, mais tout se désagrégea et il tomba dans le vide sans possibilité de déployer ses ailes.

Jagen se réveilla en sursautant. Le corps de Lyre transpirait et la main d’Alcaste tenait la sienne.

– Dame Lyre, est-ce que tout va bien ?

De mauvais poil, Jagen lui décocha un coup de poing au visage qui l’assomma aussitôt. Mera la regarda avec curiosité.

– Tu as changé de personnalité au cours de la nuit ?

– Aussi stupide l’une que l’autre…

Cette fois c’était bien la voix de Lyre. La voleuse haussa un sourcil.

– Ok, tu es dans le corps de Lyre… Elle est où pendant ce temps-là ?

– En sécurité.

– Tu la possèdes contre son gré.

– Elle est morte. Cette alternative m’a semblé correcte. Par ailleurs je devais faire vite. Mettons-nous en route sans tarder.

– Tu as assommé Alcaste.

– Ah oui. C’est vrai.

Jagen remplit un seau d’eau froide. Il réalisa que Lyre n’avait pas de force du tout. Porter ce simple seau lui coûtait. Il le jeta à la figure du Dresseur de Monstres.

– Point de vilain pour les rousses !

– Voilà il est réveillé. Aller on y va.

L’inflexion de sa voix restait la même bien qu’elle se féminisait.

– D…Dame Lyre ? Puis-je savoir ce que j’ai fait de mal ?

– Ne me touche plus. C’est clair ?

– Oh ! Oui je comprends ! Nous ne sommes pas assez proches pour cela…

– Tu forniques avec toutes les filles à qui tu rends service ?

Cette question plongea Alcaste dans l’hébétude. Il rougit violemment.

– Pour qui me prenez-vous, enfin ?!

– Un arriviste en mal d’amour qui essaie de se rendre utile pour avoir de la compagnie le soir.

– Dame Lyre ! Je ne vous imaginais pas ainsi !

Mera mit son grain de sel.

– Ce n’est pas Lyre mais Jagen. Il est dans son corps.

Alcaste rougit de plus belle.

– Dans son corps ?! C’est vicieux !

– Oui et je compte bien apprendre à le connaître en profondeur…

– Vous allez faire des choses cochonnes avec le corps de Dame Lyre ?!

– J’y pense oui. Au moins que mon acte ait une utilité.

– Je… je vous arrêterai !

– En invoquant une algue vivante ?

– Ne vous moquez pas ! Je maîtrise très bien mon métier !

– Pour le moment il n’a pas servi à grand-chose.

– J’ai sauvé Dame Lyre et Dame Mera ! Pendant que vous, vous vous prélassiez en ville au lieu de leur porter secours !

Jagen releva les lèvres, les sourcils hauts.

– Tu marques un point. Bon, on y va !

– Où ça ?

– À la Grotte de Lanka.

– Dame Lyre comptait faire un crochet par Koral…

– Ton Chaman est à Koral ?

– Euh, non…

– Bon. En route.

Tous deux le suivirent. Jagen acheta quelques provisions pour la route et remonta à cheval. Mera l’interrogea.

– Hum, ça te tuerait de nous expliquer ce qui s’est passé ?

– Quoi ?

– Comment Lyre est morte ?

– Je l’ai achevée moi-même. Avant ça, un homme l’a plantée par derrière. Je ne l’ai senti qu’au dernier moment.

– Qui était-ce ?! – demanda vivement Alcaste.

– Je n’en sais rien, je l’ai tué.

Mera remarqua :

– Toi t’es pas très futé. Il fallait l’attraper et l’interroger.

– J’en ai conscience. Mais sur l’instant c’est la rage qui est passée avant le bon sens.

– Donc on ne sait même pas pourquoi ce type en avait après elle…

– Ce n’était pas à cause de ma venue. Il ignorait qui je suis. Lyre a dû commettre une faute grave pour se mettre à dos un homme doté d’un fleuret légendaire.

Restait à savoir quoi…

Le groupe quitta Opale et reprit la route. Mais à peine une heure plus tard, un garde leur coupa le passage.

– Halte-là ! Seuls les aventuriers expérimentés peuvent emprunter cette route !

Il bloquait le tunnel. Jagen l’informa :

– Nous sommes expérimentés.

– Avez-vous vos cartes d’aventurier ?

Jagen s’impatienta.

– Non elle est rangée. Mais je peux vous faire goûter à ma Magie pour vous convaincre de nous laisser passer.

– Nul besoin d’en arriver là ! Je ne suis qu’un garde, je ne suis pas votre ennemi !

– Je suis pressé, vous me retardez.

– Que cherchez-vous là-bas ?

– Un Chaman réputé.

– Ah le Chaman… Mais il choisit les personnes qu’il aide. Peut-être qu’il refusera de vous prêter assistance.

Jagen tira une mine déconfite vers Alcaste.

– C’est vrai ça ?

– Eh bien oui, Evarius a son propre tempérament… Mais je suis presque sûr qu’il acceptera…

– Presque sûr mais pas complètement ! Je ne suis pas certain… – voyant la mine étrange du garde, il se reprit – Je ne suis pas certaine que perdre mon temps dans ces montagnes escarpées soit la solution…

– Excusez-moi Madame, mais pourquoi le cherchez-vous ?

– Pour ramener une âme en ce monde. En fait deux.

– Euh… Êtes-vous certaine que le Siège d’Arlor soit en accord avec cette décision ?

– Le Siège d’Arlor ?

– Il gère les lois.

– C’est le Gouvernement donc.

– On peut dire ça… Vous ne semblez pas très au fait des coutumes d’ici. Vous êtes étrangère ?

– Et vous extrêmement impoli. Laissez-moi passer.

– Pas sans papiers, je regrette.

Jagen sentit l’excitation du combat monter. Il allait enfin tester les pouvoirs de Lyre. Après tout il possédait ce corps, puisqu’il ne conservait pas sa force et ses acquis, ceux de Lyre devaient lui revenir…

– J’ai ma carte ! – tendit Alcaste au garde.

Il vérifia. Dresseur de Monstres de niveau 18.

– Les Monstres d’ici sont minimum niveau 15. Vu votre classe, je pense que vous aurez des facilités.

– Tout à fait !

Jagen grogna. Il aurait aimé déchaîner ses nouveaux pouvoirs ! Le garde les laissa emprunter le tunnel qui menait aux Montagnes de Lanka. Le Démon songea que s’il était arrivé ici, le Chaman ne serait pas bien loin. Alcaste avait vraiment fait tout un foin pour rien. Deux semaines de voyage ! Ce qu’il était stupide !

Une fois le tunnel terminé, des marchands ambulants les accueillirent. Ils leur proposèrent de l’équipement, de la nourriture, tout pour leur confort. Jagen maugréa.

– Pourquoi ils sont là ? Ce ne sont que des montagnes. On ne va pas mettre si longtemps quand même.

– Une semaine et demi ou deux. – rétorqua Alcaste.

– C’est une blague ?

– Non.

Jagen tira une sale tête, ce qui ne mettait pas en valeur le visage de Lyre. Alcaste lui demanda de débourser autant que possible en Potions, nourriture mais aussi pour acheter une Tente à usage unique.

– Pourquoi je paierai 200 pièces d’or une Tente jetable ?

– Parce qu’elle guérit toutes les blessures et toutes les affections durant la nuit.

– Et combien coûte le modèle réutilisable ?

La vendeuse lui fit un grand sourire.

– 300 millions de pièces d’or.

– Quoi ?! C’est de l’escroquerie !

– N’est pas riche qui veut !

– Je sens que je vais tester mes Invocations sur vous !

La jeune femme aux seins éhontément gros, prit ses lunettes pointues. Elle sortit un papier.

– Je suis couverte, attention !

– Vu tout ce que vous exhibez, j’en doute !

– Vous êtes drôle ! Non je parle de la Protection des Marchands ! Il arrive que l’on tombe sur des clients dans votre genre. Il faut bien se protéger.

– Vous essayez de me dire que vous allez me poursuivre si je vous agresse ?

– Vous comprenez vite !

Jagen pesta et ravala sa colère. Il paya pour le nécessaire de leur quête avec la ferme intention de tuer le Chaman s’il refusait de les aider.

– Merci pour vos achats !

Il se tourna vers l’autre marchand avec son Mixeur Géant.

– 15 bouteilles de whiskey, Hugo.

– Ah, et tu crois que ce corps va le supporter ?

– Garde tes remarques !

Il lui donna de l’alcool, et comme il manquait d’ingrédients… beaucoup d’argent pour obtenir ses bouteilles. Hugo les lui donna.

Mera avait une jambe pliée, pensive.

– Alors comme ça tu connais ce type bizarre qui est dans toutes les villes que je visite ?

– Oui et alors ?

– Il vient de ton monde c’est ça ? – il grogna – Je prends ça pour un oui. Je croyais qu’il fallait des ingrédients pour Synthétiser. Et toi tu règles ça avec de l’argent. Tu dois être sacrément copain avec lui.

– Tu as fini ton interrogatoire ?

– Non. J’ai décidé d’être chiante pour avoir toutes les infos dont j’ai besoin. Alors ce Hugo, il vient des Enfers ?

Jagen s’emporta.

– L’Enfer c’est ici ! Dans ce monde pourri !

– Tu es suicidaire ? Tu veux en parler ?

Il rougit de colère.

– Je ne t’imaginais pas aussi… insupportable !

– On me qualifie parfois de peste, c’est vrai. Mais je suis une fille bien.

– C’est une voleuse qui dit ça…

– En quoi voler c’est mal ? Rien n’appartient à personne dans le fond. Que notre corps, et encore. On fait partie d’un grand tout cosmique.

– Oh non, une hippie…

– Une quoi ?

– Aurais-tu l’obligeance de quitter le groupe ?

– Non pourquoi ?

– Tes croyances me laissent supposer que tu prends un bain fort rarement…

– Eh ! Je suis propre ok ?!

– Tu t’énerves, donc je vise juste…

– Non mais en me disant un truc pareil, c’est normal que je me fâche ! Je suis une fille quand même !

– Il y a aussi des filles chez les hippies !

– Je comprends rien à ce que tu dis ! En tout cas, m’insulte plus ! Et si tu me demandes encore de dégager, je te jure que je vais te faire payer !

Jagen croisa les bras de façon arrogante.

– Ah oui ? Et tu vas faire quoi avec tes petits bras ?

Mera sourit.

– Des trucs de fille !

– Hein ?

– Tu vas très vite le savoir si tu continues de me chercher…

Jagen savait la menace sérieuse. Il ne connaissait rien à ces trucs de fille, mais ce devait être affreux…

– Le concept de shopping n’existe pas ici…

– On va préparer des gâteaux, parler de toutes nos aventures, de nos périodes d’ovulation et de règles, nous maquiller, se prêter nos tenues…

Jagen balbutia :

– R…règles ? Ovulation ?...

– Ouais mon pote. Tu vas connaître ça ! Et j’ai hâte de voir le grand Démon Jagen se tortiller de douleur comme une gamine !

Cette fois Jagen ferma sa bouche, désarmé. Il pensait surtout à se faire plaisir dans ce corps, pas aux inconvénients induits sous cette forme…

Il se mit en route avec les autres, bougon. Les règles… Il n’avait pas envie de connaître ça…

Les Monstres ne tardèrent pas à leur compliquer la tâche. Dont un stupide volatile jaune et vert avec un énorme bec. Il pépia en les attaquant. Alcaste invoqua un de ses propres Monstres pour l’affaiblir et le soumit à sa volonté. L’oiseau disparut rejoindre ses rangs.

Jagen souligna :

– Il avait l’air d’avoir le cerveau vide… Tu es sûr de vouloir dompter un truc aussi nul ?

– Ça peut toujours servir !

– Et il a l’air satisfait en plus…

Au bout de quatre cercles magiques rouges et blancs et une seule nouvelle capture parce que les autres s’étaient défaits de son emprise ; Jagen s’impatienta et piétina tout ennemi qui le gênait avec son cheval.

– Attendez ! Je n’ai pas répertorié le Dinotaupe !

– Ça m’est égal ! Nous ne sommes pas là pour t’aider à améliorer ta carrière ! En fait c’est pour ça que tu as estimé ce voyage à deux semaines…

– Non pas seulement, c’est vraiment long !

– C’est ce que nous allons voir !

Jagen tira la carte d’aventurière de Lyre. Invocatrice de Niveau 76 décédée.

– Ah zut, elle est enregistrée comme morte… Ça risque de poser problème avec l’administration…

– Niveau… 76 ?!

– Ça t’embouche un coin hein ? Je me doutais qu’elle était puissante.

– Oui !

– Et moi qui suis niveau 21… – confia Mera.

– Quant à moi en tant que Démon, sous ma vraie forme je suis niveau 92.

– Attends, ce ne serait pas ton niveau qui aurait augmenté ses stats ?

– Hum… Je n’y ai pas pensé. Voyons ce que ça donne…

Il n’y avait aucun manuel d’Invocation dans ses bagages. Il ordonna au pif :

– Feu !

Il ne se passa rien. Alcaste l’aida :

– Ah, je connais une technique d’Invocation, c’est Poussière écarlate !

– Poussière écarlate !

Les étincelles prirent de l’ampleur et cette simple petite attaque consuma tous les monstres sur leur route. Alcaste et Mera le regardèrent avec ébahissement, crainte et respect.

Jagen commençait à se demander si Lyre ne s’abstenait pas à cause de sa puissance destructrice.

Les heures s’écoulèrent. Les chevaux avaient de plus en plus de mal à grimper. Ils firent plusieurs haltes. Des combats aussi. Mera participa pour ne pas se retrouver lésée. Si les autres devenaient trop forts, elle n’arriverait plus à suivre le rythme.

Du soir, ils firent un feu de camp et Jagen s’intéressa aux coutumes de ce monde.

– Mera, comment fonctionne une Classe de Personnage ?

– Ah, c’est tout bête. Chaque personne est enregistrée au Siège d’Arlor. Nous naissons avec des prédispositions qui nous orientent dans un domaine particulier.

– Alors personne ne choisit vraiment ?

– Si mais il faut avoir les points nécessaires pour choisir sa voie.

– Des points ?

– Là encore c’est une estimation qu’ils font.

– Comment ?

– Ils analysent notre âme en quelque sorte.

– Ils ont ce pouvoir ?

– Oui, ils sont tout-puissants.

– Comment ça se passe ? Tu les as rencontrés ?

– Non. Ils le font à distance, à la naissance.

Il lima la feuille du bout des doigts.

– Donc cette carte est très importante.

– Oui.

– Et toi Alcaste ?

– Quoi moi ?

– Tu les as déjà vus ?

– Oh non je n’ai pas eu cet honneur ! Le Siège est hors de portée pour les mortels !

– Si je comprends bien, ils ont tout pouvoir et jugent ce qui est bien et mal…

– Pas exactement… Mais ils décident les vocations compatibles pour chacun de nous.

– Ils approuvent donc la domination des Démons ?

– Il me semble que ce sont eux qui ont inclus cette pratique. Peut-être que Lyre a rencontré un de leurs membres durant son apprentissage ?

Jagen soupira, dépité. Pile quand il souhaitait en apprendre plus, elle n’était pas en mesure de lui répondre.

*

Lyre s’étira. Elle n’avait pas vu le temps passer devant ce grand écran noir. Elle avait un peu mal au dos car sa position n’était pas des plus confortables. Ankis dit :

– D’habitude Maître Jagen joue dans son lit avant de dormir.

– Il doit beaucoup rêver dans ce cas, n’est-ce pas ?

– Oui ça favorise les beaux rêves. Tu souhaites prendre un bain peut-être ?

– J’aimerais bien, oui.

– Suis-moi.

Il faisait nuit. Lyre quitta la vaste chambre grise pour se rendre dans une salle de bain à la baignoire ovoïde indécemment grande. Il y avait un espace pour poser des chaussons, des bougies, et une vitre à la place du toit qui lui dévoilait un ciel piqueté d’étoiles.

– C’est sublime…

– Le Maître aime rêvasser ici.

– C’est une belle vie qu’il mène…

– Bien sûr, il ne pourrait en être autrement, c’est chez lui.

– Je vais faire chauffer l’eau devant l’âtre.

Ankis pouffa de rire et se roula par terre, les pattes en l’air, se tenant les côtes.

– Tu es drôle !

Lyre rosit, gênée.

– Je ne vois pas pourquoi…

Ankis essuya une larme de rire.

– Sérieusement, il serait temps d’évoluer !

– Je suis désolée… Je ne comprends pas…

– Laisse ! Je vais te montrer !

Ses petites pattes de velours poussèrent le robinet et elle attrapa la bonde dans sa gueule pour l’y déposer dans une espèce de trou au fond. L’eau fuma vite, Lyre s’émerveilla.

– Comment est-ce possible ? Il y a un Esprit du Feu mineur ?

– Hahaha ! Arrête ! Je pleure de rire ! Il n’y a pas d’Invocateurs dans ce monde hormis toi.

– Alors…

– Tu ne sais pas ce qu’est un cumulus ?

– Non…

– Ah Lyre, tu as beaucoup à apprendre. Mais je vais t’aider.

– Merci…

La baignoire se remplit. Le carrelage était très design, un mélange de crème et de lilas avec des fleurs imprimées. L’ambiance était reposante. Ankis poussa du museau un objet.

– Ouvre-le.

Lyre essaya plusieurs fois avant de comprendre le mécanisme. Elle suivit les conseils d’Ankis et versa le contenu dans son bain. Une odeur de thé vert à la pomme chatouilla ses narines.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un produit pour te laver et te détendre. Aller déshabille-toi et rentre.

Elle sortit, les queues hautes, pour lui laisser un peu d’intimité en pure lady.

Lyre quitta ses vêtements d’aventurière. Elle regarda timidement la porte entrebâillée, le ciel nocturne, la baignoire géante. Elle ne craignait rien, alors autant se laver. Elle était déjà morte après tout.

Elle rentra un orteil, c’était bouillant ! Elle n’avait pas l’habitude. Plusieurs minutes de lutte intense se prolongèrent. Après quoi elle finit par rentrer entièrement et relâcher la tension dans ses muscles. C’était étrange d’ailleurs. Comment pouvait-elle sentir une tension musculaire alors qu’elle n’avait plus de corps ?

– Ankis ?

La petite chatte noire revint, réservée.

– Tu as besoin de quelque chose ?

– Une question.

– Oh, tu en auras beaucoup !

– Comment puis-je sentir mon corps puisque je n’en ai pas ?

– Techniquement, tu es toujours liée à ton corps. Il y a un lien invisible entre lui et toi. Sauf que c’est Jagen qui l’habite à présent.

– Oui, mais je suis une âme…

– Une âme dans un autre monde, avec d’autres règles. On peut mourir plusieurs fois tu sais ?

– Je peux mourir ici ?

– C’est possible. Voilà pourquoi je te conseille de rester sagement ici.

La lumière tamisée renforçait l’intimité de l’instant. Lyre avait de nombreuses questions et n’obtiendrait pas toutes les réponses à la fois.

– Ça fait longtemps que tu vis ici ?

– Le temps n’existe pas, alors je risque de ne pas être claire pour toi.

– Le temps n’existe pas ?

– Ce monde est figé.

– S’il est figé, comment serais-je en danger ?

– Tout est immobile, sauf les âmes qui l’habitent. Ces mêmes âmes qui pourraient te dévorer. Tu es plutôt appétissante.

Lyre ne savait pas si elle devait le prendre comme un compliment ou une menace sérieuse. Les queues d’Ankis s’agitèrent, une de ses oreilles remua.

– Si je puis me permettre… Maître Jagen a des projets te concernant ?

– Des projets ?

– Un mariage par exemple ?

Lyre se raidit aussitôt dans son bain.

– Non ! Jamais de la vie ! Nous n’entretenons pas ce genre de relation !

– Ah. – elle baissa les oreilles brièvement – C’est dommage. J’espérais qu’il se trouve quelqu’un. Et en voyant qu’il amenait une femme chez nous, j’ai cru…

– Eh bien non !

Ankis soupira, le regard tourné vers le ciel.

– Maître Jagen a son caractère. Mais il n’est pas dans sa nature de sauver une âme en utilisant le Transfert. Tu as dû faire quelque chose.

– R…rien !

– Pas de mensonge entre nous. Je connais extrêmement bien Jagen. Il n’a aucun secret pour moi. Alors dis-moi… Pour quelle raison l’as-tu invoqué ?

Lyre n’avait pas envie de répondre. Allait-on l’embêter même en Enfer ? Ses doigts se refermèrent sur le bord de la baignoire.

– Parce que j’ai jugé qu’il était qualifié pour la mission que je lui ai assignée.

– Laquelle ? – devant son mutisme, elle confia – Tu sais, Jagen me raconte ses aventures quand il rentre. Il est tombé sur des farfelus. On en rigole. Il vaut mieux en rire que déplorer notre triste sort d’êtres asservis à votre bon vouloir.

– Je comprends…

– Oh non, tu n’imagines pas.

– On t’a déjà invoquée, toi ?

– Une seule fois. – elle se lécha la patte – Mais ça a fini en désastre.

– En désastre ?

– Maintenant j’ai cette apparence. Je m’y suis faite, bien entendu.

– Tu avais une autre forme avant ?

Ankis pencha l’oreille.

– À ton avis, qui suis-je pour Jagen ?

– Euh… son familier ?

Ankis plissa les paupières.

– Ha… Tu n’as aucune imagination.

Ankis se lovait contre Jagen quand il lisait au coin du feu. Elle devait aussi se blottir contre ses jambes quand il dormait. Et si ce n’était pas son familier et qu’elle avait une autre forme auparavant…

– …Si mais ça devient indécent !

Lyre était rouge. Ankis pouffa.

– Pas à ce point ! Avant oui, mais plus maintenant. Je suis coincée dans ce corps. Depuis nous entretenons une relation très particulière. Il n’y a plus de passion, juste de la nostalgie.

En cet instant, Lyre ressentit quelque chose. Quelque chose de désagréable remonter dans ses entrailles. De la… jalousie ? Bouche entrouverte, elle observait Ankis. Elle l’enviait. Elle ne voulait pas l’admettre. Pourtant ce pincement progressait dans ses boyaux comme un ver écœurant.

Pourquoi ?... Jagen n’était même pas son ami… Mais le souvenir de ses crocs enfoncés dans son poignet pour conclure le pacte, puis dans sa gorge tandis qu’elle mourait…

Ses yeux s’humidifièrent. Ankis dressa les oreilles.

– Qu’y a-t-il ?

– Rien…

– Si tu te fais du souci pour mon corps, sache que je ne souffre pas.

– Pas physiquement, mais ne plus pouvoir aimer de la même façon…

– Tu es mignonne, mais je vais bien.

Voilà. Elle avait fait semblant de compatir. Quelle horrible fille… Et elle sentait ce poison insidieux couler dans son esprit. Elle imaginait Ankis sous la forme d’une belle femme, dans les bras de Jagen, heureux avec elle.

– Puis-je rester un peu seule ?

– Bien sûr.

Ankis partit. Lyre scruta le ciel, les yeux brillants. Le bain était bon, mais elle se sentait sale. Parce qu’elle imaginait Ankis et Jagen blottis l’un contre l’autre dans l’eau chaude. Là où elle était. À cette même place. Des larmes partirent. C’était trop. Pas seulement parce que la jalousie s’installait, mais aussi parce qu’elle était morte. Parce qu’elle était terriblement seule. Parce qu’elle ne voulait pas rester ici, ni repartir là-bas. Elle avait envie d’aller ailleurs. Un endroit où personne ne la connaîtrait. Où elle n’aurait aucun lien nulle part.

Elle se recroquevilla dans son bain.

*

Jagen regardait le ciel. Les autres dormaient déjà. Lui n’y arrivait pas encore. Bras croisés derrière la tête, il pensait à Lyre en se demandait si elle se faisait à sa nouvelle vie. Est-ce qu’elle parcourait sa bibliothèque ? Est-ce qu’elle posait des questions à Ankis ? Le temps n’existait pas, pourtant le jour et la nuit se succédaient. La même journée et la même nuit pour chacun. Si elle sortait, ce qu’il ne souhaitait pas, elle verrait que le décor changerait, influencé par l’énergie et les pensées de chaque Démon. Chez lui c’était l’automne. Il adorait cette saison. Et lire au coin du feu. Il rit intérieurement en songeant qu’elle s’appelait Lyre, quel jeu de mot minable !

Les étoiles se reflétaient dans le rouge profond de ses yeux. Et si ce voyage devenait le dernier ? S’il parvenait à détruire le Siège d’Arlor, il serait enfin tranquille…

Au petit matin, Jagen passa sa main entre ses jambes machinalement. Puis il réalisa que son érection avait disparu. « Ah c’est vrai, je suis dans le corps de Lyre… » Encore tout somnolant, toutes sortes de pensées l’assaillirent. Salivant avec un sourire, il en profita pour palper la poitrine généreuse qu’il possédait. C’était moelleux et très agréable. Il s’apprêtait à explorer plus bas quand un toussotement l’obligea à faire face à une Mera passablement agacée.

– Tu fous quoi ?

– Oh, moi ? Rien, rien !

– C’est ça ouais… T’abuses de son corps.

– Mais non, je n’en abuse pas voyons !

– Tant que t’auras pas de chambre à toi, tu pourras pas le faire. Et le temps que ça arrive, Lyre sera revenue.

Jagen bougonna. S’il était resté homme, son afflux sanguin se serait stoppé net. Là c’était différent. Il avait toujours envie mais ne sentait pas ce reflux. Il se redressa en tailleur et rumina. Alcaste bâilla en se levant. Quelque part, si cet idiot-là l’avait pris sur le fait, il l’aurait encore plus enguirlandé… Il tira une tête affreuse, déçu. Il avait envie de pratiquer le plaisir féminin.

Ils mangèrent des brioches aux abricots et se mirent en route.

Cette journée ressemblait à la précédente. Jagen s’ennuyait et utilisait son Invocation « Poussière écarlate » lorsqu’il se lassait des tentatives d’Alcaste pour capturer de nouveaux Monstres. Ce simple sort suffisait à détruire le paysage et creuser la roche tout en massacrant des mobs pas forcément hostiles.

À force de bâiller et de somnoler, Jagen réalisa quelque chose : être dans le corps de Lyre l’épuisait. Et il n’en avait pas encore fini…

D’épais nuages s’amassaient. Ils trouvèrent une cavité rocheuse pour s’abriter. Ce n’était pas assez profond pour être qualifié de grotte. La pluie dégoulina très vite et ils restèrent debout, les chevaux à moitié trempés car il n’y avait pas assez de place.

Jagen regarda le ciel, les paupières lourdes. Puisqu’il était dans ce corps, n’y avait-il aucun moyen qu’il en apprenne plus sur Lyre ?

Il tira sa carte d’aventurière qui résistait aux éléments. La pluie ne l’abîmait pas.

– Comment ça se fait ?

– Quoi donc ? – demanda Alcaste, gêné par l’averse.

– La carte ne se mouille pas.

– C’est normal. Et rien ne peut la détruire.

– Pas même le feu ?

– Pas même le feu.

Ces cartes étaient vraiment étranges dans ce cas… Alcaste ajouta :

– Il y a certaines choses que seul le propriétaire de la carte peut savoir.

– Comme ?

– Eh bien le passé par exemple.

– C’est vrai ? Comment puis-je faire ?

– Tu es dans le corps de Lyre mais tu n’es pas Lyre. Il est possible que ça ne marche pas.

Voilà qu’il le tutoyait. Il devait se sentir à l’aise.

Jagen tenta d’accéder au reste de la carte en tendant son esprit vers elle, mais rien ne se produisit. Il n’était pas reconnu comme le détenteur légitime de cette dernière.

– Et cette pluie qui nous retarde…

– Oh, il y a un souterrain plus loin, mais les Monstres qui s’y terrent sont moins gentils.

– Tu aurais dû commencer par là. Allons-y.

– Jagen, tu crois être en mesure de t’en débarrasser ?

– Bien sûr. Tu as bien vu de quoi je suis capable.

Pas très confiant, Alcaste le suivit ainsi que Mera. Ils affrontèrent la pluie avec leurs montures humides. Le Dresseur de Monstres était très désavantagé dans son armure. Pas à l’aise du tout, il subissait l’ire du ciel sans se plaindre pour autant. Mera, à peine vêtue, ne bronchait pas non plus, mais recevoir toute cette pluie contre sa peau nue devait être très déplaisant.

Ils avancèrent jusqu’à une espèce d’arche de terre solide qui dévoilait une bouche noire béante. Ils s’y engouffrèrent et essayèrent d’allumer des allumettes, mais tout était trempé. Jagen soupira et sortit un outil de son propre sac. Il n’était pas mouillé étrangement. Et cette chose oblongue envoya de la lumière dans les ténèbres. Mera était curieuse.

– C’est quoi ce truc ?

– Une lampe torche. Allons-y.

– Tu trimballes des objets trop bizarres.

– Ça n’a rien de bizarre. Vous êtes justes arriérés…

La grotte souterraine s’enfonçait toujours plus bas dans un silence inquiétant. Seul le bruit de la pluie qui clapotait au-dehors le rompait.

La lampe projeta son faisceau vers le sol qui se poursuivait en pente raide. Une dizaine de Noctules dérangées manifestèrent leur désapprobation à grands cris. Jagen crama ces chauves-souris aussitôt.

– C’est ça tes bestioles dangereuses ?

– Non elles sont plus bas…

– Comment se fait-il que tu connaisses si bien cet endroit ?

– Parce qu’il est excellent pour capturer des Monstres !

– Donc tu n’as jamais voyagé dans d’autres régions ?

– Non je ne vais jamais bien loin.

Jagen descendit et sentit les chevilles de Lyre protester. Son corps était vraiment trop fragile.

– C’est un raccourci c’est ça ?

– D’après Evarius oui… Mais je ne suis jamais allé plus loin… Enfin j’ai essayé, mais je ne suis pas assez expérimenté.

– Donc tu as fui la queue entre les jambes.

– Ne me qualifie pas de couard !

– Si, c’est clairement le mot que je cherchais.

Mera objecta :

– Pour un couard, il nous a sauvées alors franchement, ferme-la un peu.

– Oui oui ça va… Tu rabâches…

– Autant que toi qui ressasses tes piques.

– Pfft…

Jagen prit la tête du groupe, frémissant d’impatience à l’idée d’affronter des créatures dangereuses. Il les espérait coriaces, mauvaises… Il n’y avait pas un seul animal, pas même des araignées. Cela signifiait que leurs concurrents étaient suffisamment forts pour les faire déguerpir. Pourtant, qui se souciait des araignées ?

– Alcaste, de quel genre de Monstres s’agit-il ?

– En fait… Je l’ignore…

– Comment ça tu l’ignores ?

– Ils m’ont attaqué à distance avec de la Magie. Et c’était violent…

– Quelle Magie ?

– Affiliée aux Ténèbres il me semble.

– Je vois… Donc ce ne sont pas des Monstres mais des Esprits… Dans ce cas je vais les asservir…

– Tu es sûr ? C’est Lyre l’Invocatrice, pas toi.

– Je peux lancer un de ses sorts. Donc je peux faire plus.

– Tu es trop confiant.

Jagen en avait tellement vu que pour lui, cette quête était une routine. Enfin, son contrat différait de ses habitudes, mais cette galerie souterraine n’était qu’une épreuve mineure. Alcaste était un minable aux compétences limitées. Mera gardait les mains sur ses dagues, sur la défensive.

– Il ne se passera rien Mera.

– Tu m’excuseras, mais Alcaste est un Dresseur de Monstres, c’est son boulot. Donc s’il s’est fait envoyer bouler…

– Ce sont des Esprits, pas des Monstres !

– T’en es pas sûr !

– Laisse tomber. Je m’en occupe.

Peut-être qu’il se trompait, mais il sentait qu’il visait juste. Sans doute l’instinct de Lyre qu’il récupérait.

Ils s’enfoncèrent toujours plus, jusqu’à ce que le sol devienne plat. Le sang de Jagen battait dans ses veines. Il sentait une étrange excitation remonter depuis son ventre, caresser sa colonne vertébrale et se répandre dans ses membres, grisant l’extrémité de ses doigts. Une réaction étonnante très certainement due à leur présence… Un frisson l’attrapa, suivi d’un vertige. Il vit des espèces de méduses violettes translucides. Grandes et informes. Une énergie violacée les heurta de plein fouet.

Puis ce fut l’absence.

Qu’avait entendu Jagen en dernier lieu ? On l’avait appelé…

Il se leva. Et s’inquiéta.

Partout autour de lui un immense labyrinthe s’étirait avec des escaliers dans tous les sens, à des angles impossibles où il marcherait sans doute la tête en bas…

– Qu’est-ce que c’est que ça ?...

Peut-être qu’il avait sous-estimé ses adversaires. Mais il allait leur faire payer. Pourquoi était-il dans un labyrinthe, et surtout tout seul ? Il regarda tout autour. Les murs étaient d’un vert sale et une nuit éternelle enveloppait son prisonnier en son sein.

Jagen essaya de grimper sur un des murs, mais Lyre était de constitution trop faible. Il n’y parvint pas. Essoufflé, il tomba sur les fesses. Il était tellement épuisé…

Il s’allongea un peu pour reprendre des forces. Habiter cette enveloppe le vidait. Pourtant ce n’était pas son premier Transfert, mais la dernière fois ça s’était mieux passé.

Il attendit. Puis ses doigts remuèrent, il se redressa et tenta d’abattre les murs. L’impulsion fonctionna, des éclairs et une tempête se déchaînèrent. Sauf qu’il se mit à saigner du nez. Une migraine violente lui vrilla la tête. Il arrêta son attaque, le mur vert saignait lui aussi, l’intérieur était constitué de chair dégoulinante.

Jagen regarda les débris sanguinolents sans comprendre. Sa tête le faisait souffrir. Il n’était plus capable de déployer l’énergie contenue dans l’enveloppe de Lyre, ces Invocations mystérieuses qui lui échappaient encore… D’ailleurs il n’avait rien prononcé pour détruire le mur. Ça s’était fait comme ça, sur sa commande mentale.

Il chancela, faible. Il était coincé dans ce dédale, perdu et sans possibilité de sortir…

*

Lyre refusa la nuisette blanche qu’Ankis lui avait préparée. Sur le point d’aller se coucher, elle lui demanda, avant de fermer la porte :

– Où vas-tu dormir ?

– J’ai ma propre chambre mais je n’ai plus le cœur d’y aller. Trop de souvenirs… Le tapis près du feu me convient très bien.

– Il risque de s’éteindre.

– Ça ne risque pas ! Bonne nuit !

Ses queues virevoltèrent tandis qu’elle repartait d’un pas rapide. Lyre referma la porte. Elle quitta le peignoir pourpre de Jagen. Nue, elle examina son armoire pour en retirer une sorte de chemise sans boutons, toute blanche. Elle l’enfila. C’était confortable et léger.

Ses cheveux défaits ondulaient naturellement. Elle rentra dans le lit et rabattit la couette fine sur elle, enveloppée dans une housse satin crème, Monsieur ne se refusait rien.

Lyre fixa le plafond, en proie à des émotions qu’elle ne contrôlait pas. Elle n’arrivait pas à dormir. Elle se releva et partit chercher le livre qui parlait du lien entre Invocateurs et Démons puis hésita. Comment était la chambre d’Ankis ? Cette dernière dormait en boule devant le feu. Elle était belle, mais Lyre éprouvait l’envie que son pelage brûle et qu’elle disparaisse… Ses propres appétences lui donnèrent la nausée. Est-ce que cette part d’elle lui appartenait vraiment ? Ou était-ce Jagen qui noircissait son cœur ?

Ankis remua l’oreille, son corps se gonflant au rythme de sa respiration paisible. Elle ne lui avait rien fait personnellement, alors pourquoi ?... Sa jalousie était vraiment déplacée et infondée.

Lyre partit précipitamment du salon, suscitant un mouvement plus vif des oreilles de la majestueuse boule de poils.

Elle marcha en pantoufles à tête de chat blanc et noir, à la recherche de cette chambre qui l’intriguait. Que renfermait-elle ?

Elle visita le reste de la maison brièvement, pour finalement atterrir devant une porte fermée à clé. Elle hésita. Si elle la forçait à l’aide d’un sort, Ankis le prendrait très mal et elle ne serait plus la bienvenue. Lyre se retourna mais la tentation l’invitait à rentrer malgré tout.

Elle posa la main sur la poignée et procéda à une Invocation dont elle seule avait le secret. Seulement, à son grand étonnement… il ne se passa rien. Elle en essaya une autre, déstabilisée. Rien.

« Pourquoi ?... »

Elle demeurait Lyre, pourquoi n’y avait-elle plus accès ? Elle retourna dans la salle de bain fouiller ses vêtements sales. Où était sa carte d’aventurière ? Pas là, elle avait dû rester avec son corps…

Chamboulée, elle s’assit dans le lit, le livre en main. Elle n’allait pas dormir de sitôt… Alors autant en apprendre plus sur sa nouvelle condition.

« Lorsque nous franchissons leur monde, le Siège d’Arlor nous attribue un niveau en détectant automatiquement notre présence. Nous sommes recensés, classifiés comme de vulgaires bêtes avec un nom issu de leur langage pour nous nominer. Ce niveau se base sur l’énergie vibratoire de notre âme, nos compétences latentes capables de se déployer dans leur monde, le nombre d’allers et venues. Un tout qui détermine notre statut et notre dangerosité. Les plus forts d’entre nous sont passés au crible et si nous sommes invoqués illégalement, cela peut mal finir, tant pour l’Invocateur que pour nous.

Ces gens n’ont aucune morale pour nous asservir sans la moindre pitié. »

Lyre lut la dernière phrase trois fois d’affilée. Pas la moindre pitié… Elle comprenait leur point de vue, bien entendu… En entrant dans l’envers du décor, elle en saisissait les subtilités.

« Pour comprendre notre place et la leur, il faut prendre le temps de définir nos mondes respectifs, à savoir le nôtre qui est le plus évolué, et le leur, une aberration qui a flirté avec notre dimension, créant cette brèche. Nous sommes les résidus de la toute fin, le temps n’existe pas. Peut-être que c’est cet aspect qui les incite à se nourrir de notre pouvoir. Prétendre que nous sommes des parasites est infondé, ce sont eux qui usurpent notre pouvoir.

L’homme cherche à satisfaire sa cupidité et il n’est pas rare que certains Invocateurs nous somment de leur apporter du plaisir tant charnel que glorieux. Il est arrivé que des unions aboutissent entre les deux espèces, voire l’annexe en page 229. »

Lyre s’y rendit. L’illustration montrait des enfants aux yeux vairons, une arabesque sous un de leurs yeux. Elle ouvrit la bouche, sans être capable d’émettre le moindre son.

« Les Children’s Konijn sont les enfants issus d’un homme de l’Enfer et de l’Azol. Ils naissent avec deux yeux de couleur différente et un tatouage qui est le sceau de cette union barbare. Ils détiennent un savoir qui nous échappe à tous.

Parmi tous ces monstres, il en est un qui a su quitter nos mondes, aussi bien l’Azol que l’Enfer, pour se rendre ailleurs. Vers l’origine des temps. Il porte avec lui La Vérité. Personne ne sait ce que Velvet est devenu depuis sa disparition. »

– Velvet…

« C’était un enfant qui n’a jamais su s’adapter à sa condition de paria. Bien sûr il y en a d’autres, mais aucun ne s’est échappé de ces deux mondes. Je souhaite recueillir des informations pour en apprendre d’avantage sur cet étrange cas qu’est Velvet. Par ailleurs j’ai rédigé un autre livre qui contient des pistes que Velvet m’a fournies. Il s’intitule Children’s Konijn en référence à ce qu’ils sont. »

Lyre reposa le livre encore ouvert à cette page et retourna devant la bibliothèque. Ankis ouvrit un œil.

– Tu ne dors toujours pas ?

– Non… Je cherche un livre.

– À cette heure-ci ?

– Oui…

– Lequel ?

– Children’s Konijn…

– Ah je vois, tu es arrivée à ce passage.

– Sais-tu quelle est cette Vérité dont l’auteur parle ?

– Hélas non. Seul Velvet le sait. Et il l’a emportée avec lui.

Frustrée, Lyre se résigna. Ankis bâilla et tendit la patte en direction de l’objet de ses recherches.

– Il est ici, entre le bleu et le rouge.

C’était un épais volume noir, gravé en lettres d’or.

– Children’s Konijn… – lut-elle solennellement.

– Bonne nuit…

– Bonne nuit Ankis…

Elle lui souhaita en ouvrant déjà le livre, se dirigeant vers sa chambre. Elle se rassit dans le lit.

« Velvet n’étant qu’un enfant, je vais écrire nos discussions ici et étayer quelques hypothèses. Merci de ne pas prendre tous ses propos comme acquis avant toute vérification.

– Bonjour Velvet.

– Bonjour Professeur Nodul.

– Je t’enregistre en ce moment même Velvet. C’est à toi. »

Lyre se projeta dans l’histoire. L’écrivain était un homme au crâne dégarni, ridé, des lunettes ovales et un nez bosselé. Il portait une blouse blanche. Face à lui il y avait un jeune adolescent. Il avait la moitié des cheveux noirs et l’autre orange. Un œil noir et un œil rouge. Puis cette arabesque écarlate qui courait sous son œil droit le long de sa joue… Velvet regarda Lyre comme s’il la voyait vraiment. Elle le considéra, surprise. Il la pouvait la voir ?

Le jeune homme reporta son attention sur l’auteur.

– Que suis-je censé dire ?

– Présente-toi.

– Je m’appelle Velvet. Je viens d’un autre monde.

– Mais encore ?

– J’avais une autre vie autrefois. Mais elle n’a plus lieu d’être. Seulement… je ne savais pas que je m’incarnerai de cette manière ici.

– Tes propos sont très obscurs.

– Votre esprit est trop obtus.

– Tu t’es incarné dans l’Azol avec un bagage humain.

– Bien sûr. Je suis humain.

– Tu es un sang-mêlé.

Velvet regarda Lyre.

– Ce que je suis n’a pas d’importance.

– Parle-moi des Children’s Konijn, pourquoi ce nom ?

– Parce que Konijn est la clé de ce mystère.

– Qui est Konijn ?

– Une Sorcière.

– Dans quel monde ?

– Ni l’Azol ni l’Enfer.

– Alors où est-elle ?

Les doigts de Velvet s’agitèrent comme s’il jouait du piano.

– Auprès d’elle…

– Elle ?

Velvet pencha la tête de côté.

– Vous aimez le piano ?

– Oui je l’admets.

– Moi aussi, beaucoup. Holly savait en jouer.

– Qui est Holly ?

Velvet lui adressa un sourire énigmatique et se focalisa sur Lyre.

– N’essaie pas de me rattraper. Car mon monde est triste. Vraiment triste.

Lyre referma le livre. À moins que ses mains aient choisi de le faire sans la consulter. Elle respirait fort, comme si elle avait fourni un gros effort. Elle essuya une fine pellicule de sueur sous sa frange. Elle avait vécu tout ça… Elle était entrée dans la trame… Son esprit s’était transféré à l’intérieur…

Elle repoussa le livre comme un objet de culte satanique. Il fallait qu’elle dorme et qu’elle s’y penche une fois reposée.

*


Texte publié par Mishakal Yveldir, 12 août 2017 à 08h08
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