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Chapitre 1 : Jill

« Nous sommes désolés. » Désolés. Tu parles. On est tous désolés. Assise par terre contre la porte fenêtre de son bureau, Jill regardait tomber la pluie. Des trombes d’eau s’abattaient sur la vitre pour ruisseler joliment comme ces fontaines zen et ridicules que s’offraient les gens en panne d’inspiration.

Depuis combien de temps était-elle assise là, recroquevillée et les joues humides comme une gamine ? Et sans cesse cette scène se rejouait devant ses yeux. Elle se tenait debout face aux administrateurs de l’hôpital, comme une accusée, dans ce qui ressemblait de plus en plus à un tribunal. Et la sentence était tombée, implacable : « Nous sommes désolés, Docteur Charles, mais nous sommes forcés de constater que malgré nos nombreuses mises en garde il n’y a eu aucun progrès. Vous n’avez mis en place aucune des mesures qui figuraient dans le rapport de nos observateurs, et le résultat est que votre service est toujours déficitaire. En outre, votre taux de mortalité ne s’est pas amélioré. Nous sommes au regret de vous annoncer qu’à compter de ce soir, vous ne faites plus partie du personnel de cet hôpital. Vous passerez à la comptabilité pour récupérer votre chèque d’indemnités, et si vous le souhaitez nous pouvons mettre à votre disposition un technicien pour vous aider à vider votre bureau. »

Les cinq hommes et femmes derrière leur bureau étaient restés de marbre. Certains avaient hoché la tête de désapprobation. Elle l’avait bien cherché. Elle avait creusé sa propre tombe juste à côté de celle de ses patients. Bon débarras. Un hôpital moderne et performant comme le leur n’avait pas besoin d’un service aussi déprimant que le sien. Et qui faisait chuter les bons résultats des autres.

Sur le moment elle n’avait rien répondu. Bien sûr, ce n’était pas une réelle surprise. La direction désapprouvait ses méthodes depuis toujours. Son service était toujours en queue de peloton dans le tableau des résultats. Elle avait écouté les conseils, reçu les observateurs, suivi les formations de management auxquelles on l’avait inscrite. Mais quoi ? Ils demandaient l’impossible. Tout le monde ne peut pas faire de la dermato ou de la chirurgie esthétique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, et malgré les efforts des financiers, il arrivait encore que des patients réellement malades se rendent à l’hôpital. Et lorsqu’ils étaient vraiment mal en point, ils finissaient souvent dans son service. Le fait était connu, et ses estimés confrères n’hésitaient pas à en profiter. Que les patients aillent mourir ailleurs.

Que deviendraient les patients à présent ? Ils seraient sans doute réorientés vers un mouroir quelconque, ces endroits atroces qui ressemblaient à l’antichambre du purgatoire, et dans lesquels des aides-soignantes blasées comptaient les heures et lavaient les cadavres.

Jill resserra un peu plus ses genoux contre sa poitrine. Elle aurait dû être folle de rage, mais le coup avait été si rude qu’elle se sentait plutôt engourdie. Seule la peine demeurait.

Un bruit dans le couloir la fit sursauter. Si quelqu’un décidait d’entrer il la trouverait là, dans cette position ridicule. Elle avait assez subi pour la journée. Elle se leva, les jambes raides et les genoux douloureux. Ce devait être pour cette raison que les adultes ne s’asseyaient plus par terre.

La secrétaire du service comptabilité lui avait également remis un carton à plier soi-même. Décidément, ils pensaient à tout. La gestion actuelle n’avait peut-être plus grand-chose d’humain, mais on ne pouvait dénier son efficacité. Soudain pressée d’en finir, Jill attrapa les quelques effets personnels qui peuplaient son bureau, principalement des photos de patients, et le mug « Dr Maboul » que lui avaient offert les infirmières du service. Quelque chose se contracta dans sa poitrine, et elle prit une longue inspiration pour garder son calme.

En quelques secondes, tout était vide. Jetées pèle-mêle dans le carton, ses affaires en remplissaient à peine la moitié. Elle ôta sa blouse et passa son manteau.

Elle traversa les couloirs familiers saluant les gens qu’elle croisait comme si de rien n’était. Ce départ furtif lui serait sans doute reproché, mais l’idée du pot de départ, des embrassades et des adieux lui était insupportable.

Son appartement était sombre et peu accueillant, comme à l’accoutumée. Les murs étaient nus et les rares meubles couverts d’une fine pellicule de poussière. Sortis du lit et de la cafetière, rien ne semblait avoir servi depuis des lustres. L’évier était rempli de tasses vides et l’écran de son vieil ordinateur la fixait de son œil mort. Jill déposa le carton dans l’entrée, qu’il encombrerait sans doute un long moment, à moins qu’elle ne décide simplement de le mettre tout entier aux poubelles.

Ôtant ses chaussures, elle se glissa toute habillée dans le lit. Ne pas penser, c’était la clé. Elle ralluma son téléphone portable en quête de distraction. Six mails. Elle grimaça en voyant que le premier provenait de l’hôpital. Inutile d’ouvrir celui-ci. Le suivant en revanche provenait d’un cabinet de notaire dont le nom ne lui évoquait rien. Elle l’ouvrit avec réticence.

« Chère Madame Charles, nous sommes au regret de vous informer que votre grand-père, Monsieur Henry, Simon Trenton est décédé ce jour. Veuillez recevoir nos plus sincères condoléances. L’enterrement se tiendra ce jeudi au cimetière de Saint François. Vous trouverez ci-jointes les coordonnées de l’établissement des pompes funèbres.

Les informations en notre possession indiquent que vous êtes l’unique légataire du défunt. Nous vous invitons donc à prendre contact avec notre étude afin de convenir d’un rendez-vous. »

Jill inspira avec difficulté. Une chape de plomb venait de s’abattre sur sa poitrine. Le vieux salaud était mort. Avec les années, et sa vie bien remplie à l’hôpital, elle en était venue à oublier son existence. Elle réfléchit un instant, sonda son cœur, et décida qu’elle ne ressentait aucune peine. Bien. Le vieux ne méritait rien d’autre. Elle avait depuis bien longtemps cessé de l’attendre, et ça avait été la meilleure décision de sa vie. Ca, et s’inscrire en médecine, mais les récents évènements avaient fait chuter cette dernière du podium.

Que faire ? L’étude se trouvait dans une ville inconnue, qui se révéla après recherche située sur la côte bretonne. Plusieurs heures d’avion donc. Il n’était pas encore dix-sept heures, l’étude était probablement encore ouverte. Elle composa le numéro.

« - Office Notarial bonjour, que puis-je pour vous ?

La voix impersonnelle de la standardiste lui vrilla les oreilles. Jill se rendit compte qu’elle n’avait aucune idée claire de la raison de son appel.

- Bonjour, heu… Je suis Madame Charles, et je viens de lire votre mail et…

- Oh bonjour Madame Charles, un instant j’ouvre votre dossier. Ah oui, toutes mes condoléances.

La sincérité du ton aurait fait pleurer un croque-mort. Jill sourit intérieurement.

- Merci. Voilà, je lis que vous voudriez me rencontrer, mais je me demandais si c’était absolument nécessaire ? Je connaissais à peine le défunt et je ne veux pas d’héritage. Si je vous envoie un mail en attestant, n’est-ce pas suffisant ?

Un silence.

- Ah, mais, heu, non, je regrette, même si vous ne voulez pas de l’héritage, il faut que vous veniez signer des documents, madame ! Glapit la secrétaire d’un ton indigné.

- Mais c’est que voyez-vous, je suis médecin, chirurgien en fait, et je suis très occupée. Jill était surprise de la facilité avec laquelle le mensonge lui était venu. Une fois de plus, elle sourit intérieurement à la pensée de l’abominable suffisance de ses propos. Pour une fois, elle pouvait bien se permettre ce petit péché.

- Et si j’allais voir un notaire près de chez moi pour signer ces papiers ?

- Je regrette Madame, mais vous allez devoir faire le voyage ! Cette fois, le ton était définitif.

Aucune négociation possible. Jill soupira. En même temps, ce n’était pas comme si son agenda des prochains jours était surchargé. Bien au contraire, devant elle se tenait, pour la première fois depuis des années, une vaste étendue de temps libre. Elle avait toujours eu peur du vide. Une angoisse terrible la saisit, comme au bord d’un précipice.

C’était la même sensation qu’à la fac, quand arrivaient les vacances scolaires. Pire encore, à l’époque il y avait toujours les amis et les jobs d’été. A présent elle était seule. Ce qui lui tenait lieu de famille était demeuré à l’hôpital, inaccessible. Oh bien sûr elle pouvait en appeler certains, il y aurait des soirées et des dîners, peut-être des vacances en commun. Mais ils ne faisaient plus partie du même monde, et le temps ferait son office.

- Vous êtes toujours au bout du fil, Madame ?

- Oui, oui, excusez-moi. Et bien écoutez, puisqu’il le faut, il se trouve que j’ai quelques jours à prendre, je vais sauter dans un avion. Il faut que je consulte les vols, mais je pourrai sans doute être à votre office demain après-midi, est-ce que cela vous convient ?

- C’est noté Madame, euh, je veux dire Docteur.

La pointe d’ironie dans le ton de la fille n’échappa pas à Jill. Le mensonge ne lui avait jamais bien réussi.

Elle raccrocha et consulta les vols en partance. Quelques heures plus tard, elle contemplait le coucher de soleil au-dessus des nuages.


Texte publié par Aneyrinn, 30 juillet 2017 à 15h44
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