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tome 2, Chapitre 2 « Selesthazar » tome 2, Chapitre 2

Voilà cinq jours que nous sommes repartis et, d’après Arthérien, nous sommes bientôt arrivés. Ma stratégie a fonctionné à merveille et Toriel doit être en larmes, maintenant. Moi aussi, en vérité. Je me sens seule et un peu perdue, mais je sais que j’ai fait le meilleur choix qui s’imposait à moi. Elya est de toute manière au courant de ce choix et a probablement dû m’oublier, trop occupé à rassurer son peuple et organiser l’enterrement de son père. Je me sens un peu coupable de lui faire faux bond dans un tel moment où il a probablement besoin de soutien, mais il est évident que sa sœur est plus importante à ses yeux que je ne l’ai jamais été. Je pense qu’elle saura lui apporter le réconfort dont il a besoin.

J’aurais voulu que Shou reste avec moi, je me serais sentie un peu moins seule, mais il a marché dans ma ruse et a été forcé de suivre Toriel. À présent, les seules personnes sur qui je peux compter et que je connaisse vraiment à bord de ce bombardier sont Arthérien et Dame Affriola. J’espère que son peuple est aussi accueillant qu’elle le laisse entendre. J’ignore à quoi ressemble son royaume, mais j’ai hâte de le découvrir. Je m’imagine déjà la chose sous cet angle : comme il s’agit d’une race reptile, en particulier de lézards, je les vois très bien vivre sous terre, dans de longs et interminables tunnels. Leurs maisons seraient de petites cavités caverneuses. Tout serait plutôt sombre, froid et humide, un peu comme la prison dans laquelle je me trouvais. Je n’ai pas envie de me trouver dans un endroit aussi glauque, mais j’ai fait un choix et je dois dorénavant l’assumer.

En vérité, leur royaume ne ressemble pas ce à quoi je m’imaginais. Du moins, en ce qui concerne leur capitale. Je l’avais imaginée enterrée et plutôt sombre. Enterrée, elle l’est plus ou moins. Disons plutôt que leur ville se trouve dans une faille gigantesque et très large, mais également très profonde car lorsque nous l’abordons et que j’ai le malheur de baisser la tête pour regarder plus bas, je n’aperçois que les ténèbres. Leurs habitacles ont été construits à même les flancs de la faille, à l’intérieur de celle-ci. Il s’agit d’espèces de grandes tentes triangulaires à plusieurs étages, construites en bois et peaux tendues. Comme la nuit commence à tomber, la plupart d’entre elles sont allumées et je devine les formes de ces créatures qui se déplacent d’un endroit à l’autre, comme des ombres chinoises. Les maisons sont reliées les unes aux autres par des ponts flexibles ou des passerelles, et des échelles ont été construites pour escalader la faille et retourner sur terre, là où se dressent forêts et montagnes, tout un monde sauvage et hostile que ces hommes-lézards n’ont sans aucun doute aucune peur d’affronter. À ce propos, j’ignore toujours le nom de cette race. Il va peut-être falloir que je pose la question à Arthérien.

— Bienvenue en Selesthazar, Amaranthe, sourit Arthérien. La ville que vous voyez se nomme Cemptrion. C’est la capitale de Selesthazar.

— Arthérien, comment se nomme cette race ?

— Oh, navré de ne pas vous en avoir tenue informée. Ce sont des Azariens.

— C’est évident, j’aurais dû m’en douter.

Il me sourit. Dents D’Acier se pose tranquillement sur la terre ferme et nous descendons au plus bas étage. Une passerelle a été aménagée pour que nous puissions quitter le bombardier tranquillement. Nous longeons ensuite une longue partie de la faille puis je vois les gardes ainsi que Dame Affriola elle-même descendre dans la ville par une échelle.

— Oh mon Dieu… Vous n’êtes pas sérieux ?

Je commence à regretter mon choix de venir ici. La peur m’étreint et mon cœur s’emballe, s’affole. Arthérien me lance un regard plein de confiance et me tend la main.

— Je vais vous aider…

— Je ne descendrai jamais, je vais glisser et me tuer, tomber dans ce gouffre !

— Non, croyez-moi…

— Et comment pouvez-vous en être certain ?

— Il fait sombre alors vous ne le voyez pas, mais un filet a été tendu et il est possible de remonter grâce à des échelles qui ont été mises à disposition tout le long de la faille.

— Et qui vous dit que le filet ne va pas craquer sous mon poids quand je vais tomber ?

— Amaranthe, faites-moi confiance.

— Non ! C’est du suicide !

Je crois bien que j’aurais mieux de l’écouter, car cela m’aurait évité la plus belle peur de ma vie. Je n’ai pas le temps de réagir, en revanche je vois très bien ses deux mains s’avancer dangereusement vers moi pour me pousser et je sens mon corps se pencher en arrière et tomber dans le vide. Je ne peux m’empêcher de crier. Je suis si terrifiée que je n’entends pas même les reproches de Dame Affriola. Je tends les bras pour tenter d’attraper quelque chose, en vain. J’ai peur. Je vois littéralement ma vie défiler sous mes yeux, tous mes chagrins, mes accès de colère, mes disputes, mes déceptions, mes défaites, mais aucune joie. Aucune à l’exception de ces moments passés en compagnie d’Elya. Je vois ses sourires, son regard intense, ses yeux si verts. Je sens ses lèvres brûlantes contre les miennes, son souffle chaud sur ma peau, ses doigts fins sur ma joue, sa voix grave contre mon oreille. Tout ça, je l’ai perdu. Morte ou vivante, je l’ai perdu. Il ne m’a pas regardée assez longtemps, il ne m’a pas considérée aussi longtemps que je l’aurais voulu.

Tout ça, c’est du passé.

Je ferme les yeux alors qu’une larme glisse sur ma joue et quand mon corps se heurte à quelque chose d’élastique qui le fait rebondir, j’en ai le souffle coupé. Je rebondis encore quelquefois avant de m’immobiliser totalement sur ce fameux filet dont je ne croyais pas en l’existence.

Arthérien me rejoint rapidement, accompagné par Dame Affriola. Elle sourit, me parle, et Arthérien la traduit en me tendant la main.

— Pardonnez-moi, mais je ne vous ai pas officiellement présentés. Arthérien est le meilleur maître d’apprentissage que vous puissiez avoir pour vaincre vos plus grandes peurs.

Blême, je saisis doucement la main d’Arthérien. Je tremble, mes mains sont moites et je suis encore sous le choc. Il me conduit prudemment jusqu’à l’échelle en me demandant inlassablement si je vais bien, mais je ne lui réponds pas.

J’ignore comme nous sommes arrivés là, je n’ai pas eu conscience du trajet ni du temps qu’il nous a fallu pour atteindre cette maison, mais il n’empêche que je me retrouve bientôt enfouie dans les draps d’un lit incroyablement confortable, Arthérien à mes côtés qui me tend un verre d’eau.

— Tenez, je pense que vous en avez besoin.

Je ne réfléchis pas et saisis machinalement le verre. Je n’en bois pas la moitié que je m’assoupis avec la seule pensée que ce verre d’eau a été empoisonné. Ils vont finir par me tuer…

— Amaranthe ? Amaranthe ?

— Mmh… ? Keskispace ?

Je bafouille en ouvrant péniblement les yeux, groggy. Je suis lasse et fatiguée, j’ai seulement envie de dormir encore quelques heures de plus, mais une main me secoue et je suis bien obligée de me réveiller pour voir qui donc ose déranger mon sommeil.

C’est Arthérien. J’aurais dû m’en douter puisque c’est la seule personne dans toute la ville que je suis capable de comprendre étant donné qu’il est le seul à parler ma langue. Il me sourit quand il me voit émerger. Le soleil illumine l’habitation d’une belle couleur orangée qui ne m’éblouit pas. Elle rend l’endroit très beau.

— Vous avez bien dormi ?

— Pas assez…

— C’est ma faute, j’ai ajouté quelques herbes dans l’eau, j’ai pensé que vous ne trouveriez pas le sommeil hier après… après mon geste.

— Je vais vous tuer pour ce que vous avez fait.

— Non, je ne pense pas et vous savez pourquoi ?

— Pourquoi ?

Je me redresse péniblement et me frotte les yeux en grommelant. Je repense alors à cette « merveilleuse » soirée que j’ai passé et je suis immédiatement saisie de peur. Par ailleurs, c’est assez étonnant que je n’ai pas fait de crise d’angoisse après ça. C’est encore plus étonnant que je ne sois pas morte sur le coup. Morte de peur, je veux dire.

Arthérien pose aussitôt un plateau sur mes genoux et j’écarquille les yeux, étonnée. Des croissants, des pains au chocolat, du chocolat chaud ! Bon Dieu, qui aurait cru que je retrouverais ça un jour ?

— L’un des domestiques de la reine est particulièrement friand de la cuisine Gondorienne et a donc appris à la cuisiner. Je suppose que vous devez connaître ces choses-là, Mélisandre en réclamait souvent quand il venait ici.

J’en aurais presque les larmes aux yeux, mais je crois que je me suis desséchée à force de trop pleurer après ma chute. Je n’hésite pas une seconde et dévore littéralement le plateau en remerciant n’importe quelle divinité de ce monde d’avoir pensé un peu aux pauvres âmes égarées comme nous.

— Vous êtes pardonné pour cette fois, je grommelle en mâchonnant bruyamment le croissant, satisfaite.

Ils sont incroyablement délicieux, j’ai peine à y croire. Mon cœur se serre à la seule pensée des mets de mon monde. Il y a, en vérité, beaucoup de choses qui me manquent et que je n’aurai jamais plus. Je le sais pertinemment. En revanche, je peux leur apprendre à confectionner des plats savoureux d’origine étrangère qu’ils apprécieront sans aucun doute s’ils n’hésitent pas à ouvrir leurs sens.

Arthérien semble satisfait.

— J’ai demandé au cuisinier d’en préparer tous les matins, il est ravi que son don serve enfin. Il voudrait vous rencontrer pour que vous lui donniez des idées de plats.

— Volontiers, ce serait avec joie !

— La reine Affriola s’est permise de vous offrir les vêtements de sa fille.

— Quoi ? Elle a une fille ?

— Oui. Elle est morte il y a quelques années de cela maintenant…

— Oh…

Mon appétit aurait pu en être coupé si je n’avais pas si faim et si le petit-déjeuner n’avait pas été aussi délicieux. Je me sens coupable d’éprouver aussi peu de peine, mais j’estime avoir déjà bien assez souffert par le passé. J’ai peut-être droit à mon instant de gloire. Enfin… j’ose l’espérer.

— Elle s’en est remise, ne vous inquiétez pas. Elle vous a déjà trouvé des maîtres d’apprentissage.

— Elle a également prévu un planning ?

— Oui.

— Elle ne chaume pas…

— Non, elle a compris vos besoins et elle veut remédier à ce problème rapidement afin que vous ne vous sentiez plus perdue.

Elle est très attentionnée et cela me touche énormément. Je ne pourrai jamais assez la remercier. D’autant plus que c’est également elle qui m’a évité un mariage catastrophique et elle également qui a permis d’éviter une guerre meurtrière. Elle est incroyable et j’envie ses fins talents de stratège et sa générosité.

— Venez Amaranthe, je vais vous montrer la salle d’eau afin que vous puissiez vous laver.

— Nous sommes dans le palais de la reine, c’est ça ?

— Exactement.

J’engloutis le chocolat chaud et m’essuie la bouche du revers de la main, puis abandonne à regret le reste du plateau pour suivre Arthérien. Nous gravissons quelques petits escaliers et pénétrons dans la roche de la faille. J’aurais pensé qu’il fasse frais et humide, mais l’air est sec et chaud et des torches ont été installées tout le long des couloirs pour éclairer les lieux. Notre marche ne dure pas longtemps et Arthérien m’ouvre une porte sur une petite cavité au milieu de laquelle se trouve un bassin. L’eau doit être chaude, car elle fume. L’endroit est relativement petit, étroit je dirais, mais c’est suffisant pour se laver.

— Nous avons découvert ces sources chaudes naturelles et nous les utilisons pour nous laver.

— Et l’eau est… Elle est épurée au moins ?

— Oui, il y a des micro-organismes qui mangent les impuretés que contient l’eau.

— Parfait !

Avant de s’en aller, Arthérien m’informe qu’il va m’apporter des vêtements et une serviette. Il revient quelques instants plus tard avec le tout et quelques produits pour se laver. J’ai préféré l’attendre avant de me plonger dans l’eau, je n’aurais pas voulu qu’il me surprenne nue.

Je le remercie, le congédie et ferme même la porte derrière lui pour m’assurer d’être tranquille. Si Toriel avait été là, nous aurions pris ce bain à deux en nous racontant des anecdotes assez drôles, notamment sur Elya et Mélisandre. Je crois que c’est le premier bain que je vais prendre seule.

Mon sourire s’efface et ma joie s’évapore. Je me déshabille et me glisse dans l’eau. La température est très agréable. Je reste environ une heure dans l’eau à me prélasser et me laver et il me faut environ une bonne demi-heure pour me sécher et m’habiller. Lorsque je quitte la salle, j’aperçois un garde qui se tient à côté de la porte.

— Veuillez me suivre, Dame Amaranthe, dit-il sur un ton solennel.

Je le suis sans broncher et il me guide à l’extérieur, vers une échelle pour remonter à la surface. J’inspire profondément et prends mon courage à deux pour gravir l’échelle en priant Dieu pour que je ne tombe pas. Je n’ai pas envie d’être à nouveau saisie de la même peur que la veille.

Une fois là-haut, je m’éloigne rapidement du bord de la faille. Il y a un homme-lézard, l’un de ces Azariens, qui m’attend, semble-t-il, flanqué par Arthérien. Ils sont tous deux munis d’un arc et l’Azarien en tient un troisième d’une simplicité extraordinaire. Je m’avance avec l’idée qu’ils envisagent de reprendre mon apprentissage du tir à l’arc. Je suis ravie.

— Venez, Amaranthe, nous avons préparé un lieu spécialement pour vous, me confie Arthérien. Je vous présent Gaston, votre maître d’apprentissage.

— Gaston ? je tique. C’est un nom tellement commun par chez moi…

— Vraiment ?

— Oui.

— Magnifique, vous n’aurez donc aucun mal à le retenir !

— Ça, en revanche, ce n’est pas encore dit.

Il me sourit et Gaston tourne les talons puis s’enfonce dans la forêt qui est juste derrière lui. Je lui emboîte le pas et Arthérien ferme la marche derrière nous. J’ignore où est-ce qu’ils m’emmènent ainsi, mais j’ai véritablement hâte de pouvoir reprendre mon entraînement.

Notre marche dure une dizaine de minutes jusqu’à ce que nous aboutissions dans une clairière. Il y a des cibles et des mannequins absolument partout. L’endroit a été aménagé exclusivement pour un entraînement de ce type. Quelqu’un s’est même donné la peine de dessiner des croix dans l’herbe, de couleur différente. Gaston me demande de me placer sur la croix rouge, autrement dit celle qui est au centre de la clairière.

— Imaginez que ces cibles sont vos ennemis. Vous êtes encerclée, vous ne possédez qu’un arc.

Il me tend l’arc que je saisis et m’en équipe, avec le carquois. Il place ses mains derrière son dos et commence à marcher lentement autour de moi, la tête baissée.

— Nous allons travailler sur plusieurs points pour faire de vous l’une des meilleures guerrières. Je vais personnellement veiller à développer votre agilité, votre rapidité, votre précision et votre vue.

— Ma vue ?

— Parmi ces cibles, certaines sont redoutables et vous ont en ligne de mire, mais vous ne les voyez pas. Combien de cibles comptez-vous, Amaranthe ?

— Euh…

Je tourne sur moi-même en remuant silencieusement les lèvres pour compter, mais je suis presque certaine de me tromper.

— Je dirais… Quinze ?

— Vingt. Et vous avez commis votre première erreur : remuer les lèvres pour compter. De plus, si vous étiez entraînée vous n’auriez pas perdu autant de temps à compter le nombre de vos ennemis.

— Sérieusement ?

— À l’heure où je vous parle, si vous vous teniez devant autant d’ennemis, Amaranthe, vous seriez déjà morte.

Je jette un regard complètement perdu à Arthérien, mais il se contente de hausser les épaules. Gaston me demande alors de viser une cible choisie au hasard et quand je m’exécute, il hausse les sourcils.

— Votre position est incorrecte. Vous avez toutes les chances du monde de rater votre cible ou de ne la blesser que très légèrement.

— À cause de ma position ?

— Votre position fait que votre flèche dévie trop à gauche de la cible. De plus, vous visez la mauvaise cible.

— C’est une cible parmi les autres…

— Observez bien, Amaranthe. Il y en a une parmi toutes les autres qui est différente.

Je baisse mon bras pour analyser les cibles, mais Gaston me reprend aussitôt et secoue son index. Deuxième erreur : ne jamais baisser son arme, ce serait une défaite face à l’ennemi et peut-être une mort certaine pour moi. J’examine donc attentivement les horizons, à la recherche de quelque chose d’anormal et il me faut une dizaine de minutes avant de remarquer qu’une des cibles est d’un bleu légèrement plus clair que les autres.

— Sérieusement ? La couleur est à peine différente !

— Mais la cible est pourtant différente. Il vous faudra apprendre à examiner rapidement chacun de vos ennemis pour déterminer qui est le chef ou qui est le plus redoutable. Ce n’est pas toujours évident, mais sachez qu’il y a toujours un détail qui diffère d’un chef à ses sujets.

— D’accord.

— Maintenant, je vais vous apprendre à régler votre position pour bien viser.

Il se place alors derrière moi, redresse ma tête, mon coude, tourne légèrement mon buste et replace mes jambes, puis me demande de tirer. Je tire et la flèche atteint sa cible dans le mille.

Nous nous entraînons ainsi pendant plusieurs heures et l’exercice est plutôt pénible. Je dois recommencer inlassablement jusqu’à ce que je me positionne correctement quasiment inconsciemment et je tire un nombre incalculable de fois jusqu’à ce que j’atteigne mes cibles. J’ai même frôlé le centre à plusieurs reprises.

À la fin de l’entraînement, je me sens lasse et j’ai faim. C’est là que Gaston décide d’arrêter pour nous restaurer et Arthérien en profite pour m’apprendre que la journée n’est pas tout à fait finie. Dans l’après-midi, j’ai une autre leçon qui m’attend. Je vais apprendre la langue des Azariens, mais il est également prévu que j’apprenne celle des Sylphiens et des Dolomenians. J’ignore si c’est véritablement utile, car une fois que j’aurai acquis toutes ces choses, je ne sais pas ce que je vais faire ni même où je vais aller. Je pense que le mieux serait de m’installer dans un coin reculé du monde pour y vivre paisiblement jusqu’à la fin de mes jours. Voilà comment je vois les choses. Au moins, là, je n’ennuierai personne et il ne pourra rien m’arriver de malheureux. Du moins, j’ose l’espérer, mais quand quelqu’un comme moi porte la poisse, elle nous suit même dans les endroits les plus insolites où, en toute logique, rien n’est censé se produire.

Le cuisinier qui m’a concocté le fabuleux petit-déjeuner m’a préparé un repas absolument divin : du gigot, enfin il doit porter un autre nom, avec de la purée. C’est lui en personne qui m’apporte le repas et il me demande conseil. Je lui réponds que lorsque j’aurai un peu mieux maîtrisé sa langue, je lui apprendrai de fabuleuses recettes sans avoir à passer par les talents de traducteur d’Arthérien. Il semble un peu déçu mais accepte malgré tout et je lui promets alors monts et merveilles.

Je termine rapidement le repas, affamée, et enchaîne directement sur la leçon de langue. Je me concentre exclusivement sur les cours pour oublier Elya, Toriel, Shou, et même ce qu’il est advenu du roi Goldorus. Je ne compte plus les jours qui défilent, mais à force de m’entraîner assidûment, même sans maître, de lire des livres et de mettre tous mes efforts dans les leçons, je progresse plus vite que je ne l’ai jamais espéré et je m’en étonne moi-même.

Évidemment, je n’ai pas échappé aux remontrances, aux punitions, aux corvées, aux entraînements surprises intenses et tout ça a été pénible, physique, épuisant, mais je ne peux malgré tout m’empêcher d’être satisfaite.

À présent, je compte rapidement mes cibles, je les atteins toutes sans exception, je trouve facilement celles qui se dissimulent, je tire rapidement mes flèches en esquivant les pièges, mais je me sens vaguement déçue. Oui, j’ai progressé, mais je ne suis pas aussi rapide que je voudrais l’être alors je continue de m’entraîner encore et encore, jusqu’à atteindre la perfection. Je m’acharne, mais ce n’est pas évident.

Je voudrais pouvoir tirer aussi vite que j’ai su apprendre à maîtriser la langue Azarienne. Elle est d’une facilité presque affligeante à apprendre et j’en ai été la première surprise. La langue sylphidienne et dolomenian sont apparemment plus compliquées, je bute sur certains points, mais je ne me décourage pas. Je crois que deux mois ont dû s’écouler depuis que je suis arrivée, deux mois où je n’ai pas vu Elya débarquer pour venir me chercher comme un prince charmant le ferait avec sa princesse. Ni même Toriel. Remarque, ils ne doivent pas savoir où je suis allée à moins que Dame Affriola le leur ai dit, mais elle semble sage et honnête et je suppose qu’elle a deviné que je ne voulais pas que ma position soit divulguée. Je ne parviens pas à les oublier, parfois je me sens nostalgique, alors les larmes coulent toutes seules, je m’enferme dans ma chambre et refuse de parler à qui que ce soit. Heureusement, ces moments sont plutôt rares.

D’autres fois, je me sens en colère contre moi-même d’avoir pris une telle décision, d’avoir agi aussi stupidement car malgré tout je nourris l’espoir silencieux que j’aurais pu mener une belle vie auprès d’Elya. C’est ce que me murmure mon cœur, mais ma raison me crie à quel point je me trompe et me fourvoie. Je sais pertinemment que rien de tout ça ne se serait produit, ça aurait été trop beau pour être vrai. J’ai préféré m’éloigner pour ne pas trop souffrir et je pense avoir malgré tout pris la bonne décision.

Pourtant, aujourd’hui c’est ce sentiment de rage qui m’anime et me force à tirer mes flèches sur la même cible à une vitesse jamais atteinte. Une fois la dernière flèche tirée, je regarde fixement la cible, le souffle court. Une fine pellicule de sueur recouvre mon corps, mes vêtements sont trempés par la sueur, mais ces détails m’importent peu.

J’entends tout à coup un bruit suspect et me tourne vivement en voulant encocher une flèche, mais je n’en ai plus dans mon carquois. Ce n’est que Gaston qui lève les mains en signe de reddition avec un petit sourire malicieux sur les lèvres, les yeux pétillants.

— Ce n’est que moi, dit-il. Navré de t’avoir effrayée.

— Oh, ce n’est rien.

Je baisse alors mon arme et m’approche de la cible pour en retirer les flèches. C’est là que je m’aperçois combien la pauvre a souffert à cause de moi. Elle ne ressemble plus à grand-chose à présent.

— Tu es encore en colère…

— Ce n’est pas grave.

— Amaranthe, ton apprentissage est quasiment terminé, tu es désormais une femme accomplie, tu fais partie intégrante de notre monde.

— D’accord, mais après ?

— Après quoi ?

— À quoi cela va-t-il me servir ?

— Comment ça ?

— J’ai appris des langues que peut-être je ne parlerai jamais de ma vie ! Je… Je ne sais pas, je ne me sens pas accomplie. Il manque quelque chose à ma vie. Quelque chose d’important, mais je n’arrive pas à savoir quoi. Je voudrais me sentir utile, importante, je ne veux plus être un fardeau, Gaston, mais en même temps… à part m’isoler dans un coin perdu pour vivre ma vie de mon côté, ma vie n’a aucun but, aucun sens. Je ne sais pas pourquoi je suis là. Je ne sais pas pourquoi ce voile m’est apparu. Qu’est-ce que je suis censée faire ici, Gaston ?

Il pose une main amicale sur mon épaule en me souriant, le regard compatissant, mais je ne veux pas de sa pitié. Mon apprentissage arrive maintenant à son terme, je vais devoir me séparer d’eux et tenter de trouver un but à ma vie. Ça m’effraie un peu. Je ne veux pas finir en ermite, mais qu’est-ce que je pourrais faire d’autre de ma vie ? D’autant qu’il faudrait que je ne me fasse pas trop remarquer par l’ennemi, car je reste toujours un danger potentiel. Gaston me fait signe de le suivre et nous marchons d’un pas tranquille en direction de Cemptrion. L’heure du repas approche.

— Je suis persuadé que tu vas trouver, tu es une battante.

— Moi, une battante ? Permettez-moi d’en douter. Je n’étais qu’une jeune femme insignifiante dans mon monde, je ne vois pas pourquoi il en serait autrement ici.

— Tu as changé, Amaranthe. Tu es déterminée plus que jamais.

— Déterminée à quoi ?

— À vivre à fond ta vie !

— Vous sous-entendez donc que vous savez quel but a ma vie alors que moi-même je suis incapable de répondre à cette question ?

Il me fait un clin d’œil, mais j’ai vraiment du mal à interpréter ce message étrange, ses paroles. Je ne sais pas trop comment je dois les prendre.

Un cor sonne tout à coup et Gaston se fige, le regard alerte. Je m’arrête aussitôt. Il y a quelque chose qui ne va pas, mais je ne sais pas quoi.

— Gaston, que se passe-t-il ?

— Nous sommes attaqués… Nous sommes attaqués, Amaranthe ! Venez, ils vont sûrement avoir besoin de nous sur le front !

Le « ils vont avoir besoin de nous » m’enchante plus que cela ne devrait, mais le « sur le front » m’inquiète franchement. Je ne sais pas à quoi m’attendre, et pourtant je ne peux m’empêcher de suivre Gaston au pas de course. Nous avons tous les deux notre arc à la main et quand nous quittons la forêt, c’est un véritable champ de bataille qui s’étend sous nos yeux. Il y a facilement trois bombardiers dans les cieux, sans compter Dents d’Acier, et plusieurs milliers de soldats qui se battent contre les Azariens. Ce ne sont pas les soldats de Sire Goldorus. Ce ne sont pas non plus des pleroki, ni des Sylphiens et encore moins des dolomenians. Je ne parviens pas à les reconnaître, j’ignore qui ils sont mais leur aspect physique s’approche de celui d’un jaguar ou d’une panthère en plus humain. Ils semblent plutôt féroces et violents et se battent avec leurs griffes, une hallebarde ou une épée. C’est un véritable carnage, je n’aurais jamais pensé assister à cela un jour !

— Qui sont-ils ? je crie par-dessus le tumulte de la guerre qui se déroule.

Gaston encoche une flèche et s’approche, puis tire.

— Des Tarbenians ! Ils ont toujours été en froid avec les Azariens, mais jamais ils ne nous ont déclaré la guerre, c’est une première fois !

— Et pourquoi sont-ils en froid avec les Azariens ?

Je décoche quelques flèches en visant la tête de ces curieuses créatures, toujours plus abasourdie par ce que je découvre de ce monde.

— LE FILET EST ROMPU ! LE FILET EST ROMPU !

À peine j’entends ce cri que je m’écarte aussitôt de la faille pour m’éviter une chute qui pourrait être mortelle.

— Les Tarbenians ont toujours jalousé la fortune de la reine Affriola et convoitent son territoire depuis des décennies en prétextant qu’il leur appartenait par le passé et qu’ils estiment normal de le récupérer. Ce qui les a poussés à venir, j’imagine, c’est votre présence ! Ils ont dû l’apprendre d’une manière ou d’une autre, autrement jamais ils n’auraient provoqué ça…

Donc je suis à l’origine de cette guerre ? Et cela devrait me rassurer ou me permettre de me sentir mieux ? Il se trompe.

Je soupire, excédée, anéantie et attristée, mais j’ai mieux à faire que de me lamenter sur mon propre sort. C’est avec appréhension que j’avance toujours plus pour m’enfoncer en plein cœur du champ de bataille, mais j’arrive bientôt à court de flèches.

— Amaranthe, tenez !

Je me tourne et j’ai à peine le temps d’apercevoir Arthérien qui me lance une épée. J’essaie de retrouver Gaston afin de voir comme il s’en sort, en vain. Il a disparu. J’ai appris à me battre à l’épée, au cas où une situation comme celle-ci arriverait et je suis plutôt heureuse d’avoir fait un tel choix car sans cette épée, je serais morte depuis bien longtemps j’imagine. Je la fais tournoyer dans les airs et intercepte l’épée d’un des Tarbenians qui s’apprêtait à exécuter un pauvre soldat Azarien. Je contrecarre son coup, le repousse, bloque son bras et enfonce mon épée dans son thorax en essayant de ne pas prêter attention au bruit écœurant des os brisés et du gargouillis que produit son sang dans sa gorge alors qu’un long filet s’écoule du coin de ses lèvres.

C’est immonde, horrible, et j’espérais ne jamais avoir à ôter une vie, mais il n’empêche que je la vois quitter son corps, ses yeux s’éteindre et son regard se figer. Déstabilisée, je le repousse du pied et essuie mon arme contre ses vêtements en retenant ma respiration, puis je relève la tête pour regarder le champ de bataille. Les Tarbenians semblent toujours plus nombreux alors que le nombre d’Azariens diminue. J’entends tout à coup un bruit effrayant et quand je lève les yeux au ciel, j’aperçois Dents d’Acier en flammes qui plonge droit vers la faille.

— Oh mon Dieu, non ! NON !

Je tends la main sans réaliser mon geste et, aussitôt, un rayon de lumière bleue s’éjecte puissamment vers le bombardier pour le frapper violemment et dévier ainsi sa trajectoire. Il tourne sur lui-même et vient s’écraser au bord de la faille, tuant au passage des centaines d’Azariens et de Tarbenians en les écrasant sous son poids. Si Dame Affriola était à l’intérieur, j’espère qu’elle est toujours en vie.

J’ai été déconcentrée et distraite et je m’étonne encore que personne n’en n’ait profité pour m’abattre. Gaston a raison, ils sont là pour moi, ils me veulent vivante. Je pince les lèvres et ramasse une épée que je trouve au sol. Équipée de deux épées, je ne peux faire que des ravages. Elles fendent l’air, sifflent, scintillent d’une lumière meurtrière, tranchent des gorges, broient des os, coupes des têtes, pénètrent dans la chair, font couler le sang sans la moindre pitié. C’est la haine et la rage qui m’animent. J’en ai marre d’être celle qui provoque toutes ces catastrophes. Si je n’avais pas débarqué dans ce monde, je suis persuadée qu’il n’y aurait pas eu cette guerre. En fait, il n’y aurait rien eu de toute cela et tout le monde vivrait en paix et heureux !

Je ne remarque pas les flammes qui crépitent à mes pieds. Je sens seulement la colère parcourir chacune de mes veines. En revanche, cette colère-là n’échappe pas aux Tarbenians, car j’imagine que sans elle et sans la magie qui me parcourt, aucun d’eux n’aurait pris la peine de m’assommer.

J’ai seulement le temps de sentir une brève douleur aiguë avant que les ténèbres ne se referment sur moi.


Texte publié par Nephelem, 21 juillet 2017 à 14h02
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