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tome 1, Chapitre 20 « Gribouille » tome 1, Chapitre 20

Lorsque j’ouvre les yeux, il fait déjà jour. La lumière du soleil baigne la chambre. Et j’ai un mal de tête horrible. J’ai l’impression que quelqu’un enfonce un clou dans ma tête à grands coups de burin. Je me redresse péniblement et aperçois Elya qui dort paisiblement sur une chaise, placée dans un des coins de la chambre, une couverture sur lui et Shou à ses pieds. Je suis simplement vêtue d’une chemise qui descend jusqu’à mes genoux. Je ne me souviens pas vraiment de la soirée d’hier, mais j’ai dû beaucoup boire à en juger par mon mal de crâne. À moins que les boissons alcoolisées ne soient plus fortes dans ce monde que le mien, je n’en sais rien, mais toujours est-il que je ne me souviens plus vraiment de ce qui s’est passé une fois que nous ayons commandé le repas.

Apparemment, Elya n’a pas profité de ma faiblesse. Il est resté respectueux vis-à-vis de moi et c’est une qualité que j’apprécie. Je souris et me relève. Les planches du parquet grincent sous mon poids, mais Elya ne se réveille pas. J’en profite pour m’habiller silencieusement avant de le réveiller.

Une heure plus tard, nous quittons l’auberge après nous être restaurés. Et quelques minutes plus tard encore, nous avons quitté le village pour nous diriger toujours plus vers le sud, en direction de la mer Étoilée. Le soleil brille haut dans le ciel et malgré l’heure avancée de la matinée, il fait encore un peu frais.

— Elya, à quelle période de l’année sommes-nous ?

— En Jorgund, pourquoi ?

— Non, je veux dire… je veux dire quelle saison ?

— Nous approchons de l’automne.

Je comprends un peu mieux, à présent.

Quelques heures s’écoulent pendant lesquelles le temps me paraît long et ennuyeux. Le paysage ne change pas vraiment et le claquement des sabots sur le sol ferme se transforme en une douce berceuse. Mes yeux commencent à me piquer et mes paupières à devenir plus lourdes d’instants en instants, jusqu’à ce que nous entendions un bruit que je reconnais. Lorsque je me tourne sur ma selle, j’aperçois une cohorte de soldats qui galope vers nous. Ils nous ont rattrapé, semble-t-il.

— Ils sont partis à notre recherche, je soupire.

— Non, Amaranthe. Ce n’est pas la bannière de mon père.

Je fronce les sourcils. Je ne comprends pas vraiment.

— Pourtant, ils viennent de Septuna, non ?

Lorsqu’ils arrivent à notre hauteur, Elya les hèle et le groupe s’immobilise. Le chef se détache alors pour s’avancer vers Elya, escorté par deux jeunes hommes qui tiennent d’une main ferme la bannière. J’essaie de savoir à qui elles appartiennent, mais je ne connais que trop peu de choses de ce monde. Pourtant, mon instinct me dit qu’il pourrait tout à fait s’agir du roi Goldorus que cela ne serait pas vraiment étonnant. En revanche, que faisaient ses soldats à Septuna ?

— Où allez-vous, soldats ? s’enquiert alors Elya.

— Nous allons en direction de Rakilagg. Il y a des Gorloggs qui attaquent plusieurs villages et sèment la terreur, nous allons prêter main forte, Seigneur !

— Mais… votre roi n’est-il pas en froid avec Rakilagg ?

— Un traité de paix a été signé il n’y a pas moins d’une semaine, Seigneur.

Sur ces paroles, le chef salue respectueusement Elya, siffle et les soldats tracent aussitôt leur chemin sans demander leurs restes. Elya paraît abasourdi et j’en profite alors pour l’interroger et me renseigner sur la situation.

— Elya, que se passe-t-il ?

— Il semblerait que le roi Goldorus veuille avoir des alliés avec lui. Ce n’est pas très bon signe, j’ai l’impression qu’il est en train de comploter dans notre dos. Il ne faut pas perdre de temps !

— Elya, tu sais très bien qu’il nous faut passer par Rakilagg…

— Nous allons essayer d’éviter les villages, du moins si nous voyons qu’ils sont la cible des attaques Gorloggs.

Merveilleux, un problème en plus qui pointe à l’horizon. La situation s’aggrave de jour en jour, et je ne peux rien y faire. Je me sens incapable et inutile. Plutôt que d’essayer d’établir un plan pour arrêter le roi Goldorus dans sa douce folie, nous partons à la recherche de magie liquide, sans être certains d’en trouver ou en prenant le risque que le roi Goldorus la trouve avant nous !

Je n’ai pas le choix cependant, il faut que je les suive. Nous reprenons notre route alors que quelques nuages d’un noir menaçant pointent à l’horizon, cachant le soleil derrière eux. Une petite brise fraîche se lève et je me revêtis de la cape pour garder la chaleur à l’intérieur avant que le temps ne s’aggrave de trop.

Plus nous avançons dans la journée, et plus le temps devient sombre. Bientôt, quelques éclairs lumineux zèbrent le ciel et j’entends des roulements graves, des grondements sourds au loin. Quelques gouttes de pluie s’échouent sur ma cape avant qu’il ne commence à pleuvoir averse, mais j’ai déjà redressé le capuchon de ma cape. Je ne suis pas sûre qu’elle soit d’une réelle utilité par un temps pareil.

— Ne vous inquiétez pas, hurle Elya par-dessus le bruit de la pluie et de l’orage, ces capes sont imperméables ! Un produit chimique a été appliqué dessus justement pour ce genre d’intempéries !

Magnifique ! Non seulement ils se développent dans la technologie, mais ils connaissent également la chimie. En temps normal, en tant que fervente défenseure de la nature, j’aurais protesté, mais là je ne peux que les remercier d’avoir fait preuve d’autant d’ingéniosité. Finalement, il semblerait qu’ils fabriquent les mêmes choses que par chez moi et ce n’est pas plus mal ainsi. Malgré l’efficacité évidente des capes, nous pressons malgré tout le pas et un peu plus tard plus tard, j’aperçois les lumières de quelques maisons. Nous abordons un autre village.

— Nous allons nous arrêter ici ? je demande, intriguée. Nous n’avons pas beaucoup avancé.

— Je sais, mais nous ne pouvons pas continuer avec une pluie aussi torrentielle. La terre va devenir boueuse et glissante, dangereuse pour les chevaux et difficilement praticable.

Je le vois pourtant qu’il fronce les sourcils et se penche un peu en avant pour tenter de distinguer quelque chose malgré la pluie. Moi, en toute honnêteté, je ne vois rien. J’ignore si les sylphiens ont une meilleure vue que moi ou si je suis simplement bigleuse, mais je ne vois rien.

— C’est étrange, fait Mélisandre en arrivant à ma hauteur. Tu as remarqué cette lumière dans cette maison, Elya ?

— Oui, je la vois… Et la route me paraît lisse. Ce n’est pas une route pavée, mais ce n’est pas non plus une route de terre. Qu’est-ce que c’est ?

Nous sommes cette fois assez proche pour que je puisse voir de quoi ils parlent et un sourire fend mon visage. Ce qu’ils ignorent, c’est que je sais parfaitement de quoi il s’agit, mais il va sans doute leur falloir un peu de temps avant de comprendre cette « magie ». Cependant, je préfère me taire et garder le silence avant de m’avancer trop vite, des fois que je me serais trompée.

Lorsque nous arrivons dans le village, Elya s’engage avec méfiance sur la route lisse. Moi, je reconnais immédiatement la matière et je m’avance sans crainte. Il s’agit de goudron, mais celui-ci absorbe efficacement la pluie. Malheureusement, les villageois se sont déjà réfugiés dans leur maison respective pour se mettre à l’abri, mais certains osent malgré tout regarder par leurs fenêtres pour nous observer attentivement. Nous nous arrêtons à côté d’une maison en particulier, celle qui a attisé la curiosité d’Elya et Mélisandre. Ils nous font signe d’attendre et descendent de cheval, puis toquent à la porte. C’est un vieil homme qui leur ouvre. Quand il reconnaît le prince, il ouvre de grands yeux, s’incline et s’efface pour les laisser entrer.

— Ne restez pas dehors et dites à vos charmantes dames d’entrer !

Elya nous fait alors signe de les suivre. Toriel et moi prenons malgré tout le temps d’attacher les chevaux avant d’entrer dans la petite maisonnette. C’est un doux euphémisme que j’emploie, car lorsque je vois la famille au grand complet, je sens mon cœur se serrer. Ce brave homme a une charmante épouse maigre comme un haricot et cinq enfants. Elya ne s’intéresse pas à eux mais observe plutôt la lampe accrochée au plafond. Moi aussi je la regarde vite fait et je vois la présence de deux runes à la base de celle-ci. L’électricité n’existe pas chez eux, non, mais la magie, ces runes, la remplacent. Alors qu’Elya questionne le vieil homme sur l’ampoule ainsi que la route, moi je préfère m’approcher de la femme. Je lui adresse un doux sourire.

— Vous voulez peut-être une tasse de thé ? s’empresse-t-elle de me demander, sans s’arrêter sur le fait que je sois humaine.

Je ne comprends pas ce qu’elle me dit alors Toriel me traduit ses mots. Je secoue vigoureusement la tête en abaissant ma capuche. Un regard vers la cuisine m’indique que j’ai bien fait de refuser. Elle est ouverte sur la salle à manger qui fait également office de salon, mais il n’y a qu’un four à feu de bois et un plan de travail. Où sont les réserves ?

— Pouvez-vous me faire visiter votre humble demeure ? je demande tout à coup en réfléchissant à toute vitesse et en essayant de calculer rapidement un prix, tandis que Toriel traduit pour moi.

La jeune femme rougit, probablement de honte, mais accepte. Elle demande à ses enfants de rester là et s’engage dans le couloir. Il n’est pas très long et il n’y a que trois portes. La première mène à la plus grande pièce, une chambre, et trois matelas sont posés à même le sol. J’imagine que c’est ici qu’ils doivent dormir. La deuxième mène à une salle d’eau normale mais avec bien peu de serviettes et de produits pour se laver. Et enfin, la troisième débouche sur la réserve, aussi vide que l’est actuellement mon estomac. Et malgré le peu de choses qu’ils ont, ils parviennent à survivre. C’est incroyable. Lorsque je reviens dans la salle principale, je suis littéralement abasourdie et Toriel, qui commence à me connaître, devine aisément quelles sont mes pensées.

— Les villages comme celui-ci sont très pauvres, me murmure-t-elle à l’oreille.

— Et vous ne faites rien pour les aider ?

— C’est compliqué, Amaranthe.

— Pas tant que cela.

— Amaranthe !

Quand Elya m’appelle, je m’approche. Il a dévissé l’ampoule et plongé la pièce dans le noir. Quand il la revisse, tout s’éclaire à nouveau.

— Tu as vu ça ?

— Oui, nous avons le même système dans mon monde, mais le fonctionnement est légèrement différent.

— C’est également lui qui a construit cette route parfaitement lisse !

— J’ai trouvé ces deux runes alors j’ai cherché un moyen efficace de les utiliser comme les bougies nous coûtaient trop cher. Cette ampoule représente cinq années de recherches. Ne me l’enlevez pas, je vous en prie, me supplie le vieil homme.

Sans Toriel à mes côtés, je crois que cette conversation aurait eu l’allure d’une conversation de sourd et muet.

— Et pour la route ? je demande.

— À chaque fois qu’il pleuvait, notre maison était inondée et la route impraticable. Il fallait bien trouver une solution j’ai tenté quelques petites expériences avec des matériaux que je récupérais.

— Quel est votre métier, monsieur ?

Évidemment, les questions que je pose intriguent Elya, mais il ne cherche pas à m’interrompre et je l’en remercie.

— Je suis mineur, madame.

Je hoche la tête et me tourne en direction de la porte. L’eau filtre dessous et entre dans la maison. Il n’a pas résolu le problème d’inondation de la route. Même si le goudron absorbe pas mal d’eau, il n’empêche qu’il manque un détail essentiel à la création d’une route.

— Vous devriez construire des trottoirs.

— Des quoi ?

— Des trottoirs. Il s’agit d’une piste piétonne qui borde la route de chaque côté. Elle est plus haute que la route et va ainsi contenir l’eau. Elle va également combler l’espace qu’il y a entre votre maison et la route, ce qui pose actuellement problème et provoque cette inondation.

L’homme cligne plusieurs fois des yeux, sourit et hoche la tête de manière répétitive, comme s’il venait d’avoir une illumination. J’affiche un air sérieux. Elya va probablement m’en vouloir pour cet acte, mais je ne peux pas laisser cette famille dans la pauvreté, encore moins avec ce qu’ils ont découvert et qui pourra probablement aider toujours plus Septuna à se développer.

— Monsieur, pour vos deux importantes découvertes, je vous conseille vivement de vous rendre à Septuna et de les partager avec notre très aimé roi. Il vous récompensera dignement d’un million de pansaletos.

Je vois parfaitement ses yeux s’écarquiller sous la surprise, sa femme étouffe un sanglot et ses enfants rient, mais Elya m’amène rapidement dans la chambre, furibond, et referme la porte derrière nous.

— Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que je t’ai dit ? me rabroue-t-il à voix basse. Nous avons peut-être une petite fortune mais nous ne pouv…

— Elya, Elya, Elya !

Je pose aussitôt un doigt sur ses lèvres et il se tait, mais son regard n’en reste pas moins sévère.

— Elya, réfléchis bien ! Vous n’allez pas y perdre avec de telles découvertes… Vous pouvez la vendre aux royaumes voisins et elle n’en sera que bénéfique ! Finies les dépenses excessives en bougies, c’est une économie. Certes il va falloir dépenser de l’argent pour la construction de ces ampoules et des routes, mais au final vous aller y gagner et pourquoi ? Car les routes deviendront praticables par temps de pluie, ce qui signifie que le commerce et les transactions pourront se faire H-24 sans la moindre interruption !

Son visage se détend et il semble réfléchir à ce que je viens de lui dire.

— Tu as raison…

— Cet homme mérite bien une récompense pour ce qu’il a fait. Il ne fait que survivre, il a cinq enfants et leurs réserves sont vides. Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour avoir à dépenser le moins d’argent possible.

— Très bien. Je vais rédiger un mot à mon père pour récompenser cet homme.

Nous quittons la chambre et Elya se charge aussitôt de rédiger le courrier pour son père en y appliquant le seau royal. L’homme, trop heureux, ne cesse de nous remercier et nous serrer la main, les larmes au bord des yeux. Il nous propose même le gîte, mais nous refusons. Lorsque nous quittons la maison, nous partons alors en quête d’une auberge et en trouvons une à quelque cent mètres de là. En comparaison de celle où nous étions, celle-ci est incroyablement vide et froide, et je soupçonne les quelques personnes attablées d’être complètement ivres au vu de leur regard hagard. Elya préfère ne pas réserver de chambres dans le cas où nous puissions reprendre la route avant la tombée de la nuit, mais j’ai un doute.

Shou s’ébroue à côté de moi et nous nous installons à l’une des tables, puis commandons des boissons chaudes pour nous réchauffer. Le temps ne se calme pas et l’orage se rapproche toujours plus, les grondements deviennent plus forts. Parfois, je sens même le sol trembler sous mes pieds. Finalement, nous sommes contraints de réserver des chambres et nous reprenons la route le lendemain, très tôt dans la matinée. Nous traversons d’incroyables paysages et quelques villages pendant une semaine environ, jusqu’à atteindre la frontière d’un royaume. Si je le sais, c’est simplement parce qu’un mur a été dressé et la porte d’accès est surveillée par des gardes armés. J’ai l’impression que nous avons affaires à des douanes.

— Certains royaumes font l’objet d’une surveillance accrue en raison de leur dangerosité, m’explique Mélisandre.

— Je croyais que le parcours jusqu’à la Mer Étoilée était pourtant simple ?

— Oui, il l’est relativement, me répond Toriel. Nous arrivons dans un marais, il est infesté de bêtes et de créatures en tous genres, ce mur permet d’éviter qu’elles ne quittent le royaume.

— Et donc… il y a des villages qui se sont construits là-bas, malgré tout ?

Toriel acquiesce d’un signe de la tête. Moi, je ne comprends simplement pas la logique de ces gens. Quel intérêt de construire des lieux d’habitation dans un endroit aussi hostile, sombre et glauque, et aussi humide ?

Elya explique rapidement la raison de notre venue aux soldats et ces derniers nous laissent passer sans souci. Lorsque nous entrons, j’observe les environs avec une surprise évidente. Tout est vert. Boueux. Humide. L’odeur est abominablement atroce et il fait une chaleur épouvantable. Je m’empresse d’abaisser ma capuche pour respirer un peu. Le sol sous les sabots de mon cheval émet un petit clapotis à chaque pas tant il est trempé. Il y a des immenses flaques un peu partout, des étangs en vérité. Nous sommes encerclés par l’eau, de l’eau brunâtre. De là où je me tiens, je ne vois pas vraiment de chemin qui pourrait nous permettre de traverser cet étrange endroit et je me demande encore comment des personnes ont pu construire des maisons ici.

— Faites très attention, prévient Mélisandre. J’ai déjà traversé ce marais par le passé et j’ai failli m’y noyer.

Un moustique se pose sur mon bras et j’abats ma main dessus avant qu’il n’ait l’occasion de me piquer. C’est là que je me rends compte des innombrables nuées de moustiques.

— Je crois que nous allons nous amuser, je soupire.

— Tu peux garder ta cape pour éviter les piqûres, me dit Toriel, mais tu vas crever de chaud avec elle sur le dos.

C’est déjà le cas, alors je doute que la garder sur mes épaules soit une idée véritablement judicieuse. Je la retire, soulagée, et prends Shou dans mes bras. Il est hors de question de le laisser marcher à nos côtés, l’endroit est trop dangereux, il pourrait faire un faux pas et se noyer.

Elya prend la tête, Toriel le suit et Mélisandre ferme la marche pour assurer nos arrières. Les deux hommes du convoi nous mettent en garde et nous demandent une fois de plus d’être prudentes. Si je suis Toriel et si elle suit bien Elya, alors nous ne risquons rien, j’imagine. Malgré tout, je ne suis pas franchement rassurée et je ne peux m’empêcher de regarder le sol. Parfois, les pattes des chevaux trempent dans l’eau jusqu’à ce que nous puissions rejoindre une autre parcelle de terre boueuse, mais tout ça m’inquiète franchement et j’ignore comment Elya peut si bien connaître le chemin à emprunter pour nous éviter la noyade.

Nous avançons lentement et je me bats continuellement contre les moustiques, mais certains parviennent malgré tout à leurs fins et je me retrouve bientôt avec une dizaine de boutons sur les bras, le visage et le torse. Ça me gratte et me démange.

— Tu ne devrais pas te gratter, sinon ça va empirer, soupire Mélisandre.

— Je veux bien t’y voir, toi ! Les moustiques semblent m’apprécier…

Si ça ne tenait qu’à moi, j’arracherais mon haut, me roulerais par-terre, et je prendrais même des branches pour me gratter jusqu’à sang s’il le faut. Malgré tout, j’essaie de me contenir.

— C’était le seul chemin pour atteindre la Mer Étoilée ? je proteste.

— Non, répond Elya, mais le plus rapide oui.

Ah. Tout s’explique alors. Je ne suis vraiment pas rassurée à l’idée de traverser ce marais, mais nous nous sommes déjà engagés et je crois que rebrousser chemin est impossible. Espérons que nous n’allons pas tomber sur l’une de ces créatures. Comment les appelle-t-il déjà ? Ah oui, des Gorloggs. Il ne manquerait plus que cela. Pourtant, Elya et Mélisandre ont clairement stipulé que ce marais était infesté de créatures. Ne pas en rencontrer une seule durant toute notre traversée me semble parfaitement inenvisageable. C’est impossible, encore moins avec quelqu’un d’aussi malchanceux que moi dans le groupe.

Je ne peux m’empêcher de regarder tout autour de moi tout en continuant de me gratter, anxieuse. Mon cheval dérape et je pousse un cri en me rattrapant à son encolure, angoissée. Elya s’est arrêté pour me regarder, mais Gribouille s’est repris et continue son avancée avec prudence, comme si rien ne s’était passé.

— Nous aurions dû contourner ce marais ! je grommelle. C’était une mauvaise idée. Une très mauvaise idée.

— Ne t’inquiète pas, Amaranthe, tout ira bien ! tente de me rassurer Toriel.

J’ai du mal à me faire à cette idée. J’entends tout à coup un craquement de branche qui n’affole personne à part moi, et je plisse les yeux en fixant un endroit précis, là d’où semble provenir le son.

— Au fait, dit Elya, si jamais nous rencontrons une créature de ce marais, ne fuyez pas. Ne fuyez surtout pas, sinon vous risquez sérieusement de tomber dans une flaque profonde et vous pourrez y rester. Il n’y a qu’un seul chemin de viable.

— Et si je suis la seule survivante ? Je ne connais pas le chemin, moi !

— Arrête de t’angoisser, Amaranthe.

J’aimerais bien, mais cet endroit m’inspire toute l’angoisse que mon petit être est capable d’éprouver et je ne peux pas lutter contre un sentiment aussi violent et puissant.

Quelques minutes s’écoulent pendant lesquelles tout se passe plus ou moins bien, à part quelques dérapages qui ont manqué de me faire avoir une crise cardiaque. J’ai les nerfs en pelote et mon corps est devenu rouge à force de gratter mes boutons. J’ai chaud et soif, mais en même temps je refuse de me tourner sur ma selle pour fouiller dans mon sac, à la recherche d’une gourde d’eau, des fois que mon mouvement déstabiliserait Gribouille ou alors qu’en perdant la route des yeux, il dévie de chemin et nous fasse couler tous les deux.

Malheureusement pour moi, le destin semble vouloir s’acharner sur ma pauvre personne car une immonde créature surgit tout à coup d’entre les arbres. Je retiens un cri d’angoisse et la détaille des yeux, alors qu’Elya dégaine son épée. Mélisandre s’avance prudemment pour gagner la tête du convoi, son arme à la main. Moi, je n’ai rien. Je n’ai même pas d’arc et personne n’a songé à l’idée de m’en acheter un ou m’en fabriquer un. J’aurais dû y penser tant que la route était calme et paisible et je me promets de m’en faire un une fois que nous aurons quitté ces maudits lieux. Je veux pouvoir aider. Là, en toute honnêteté, j’ai l’impression d’être davantage un poids qu’autre chose.

La créature qui nous fait face est grande mais pas non plus immense. En revanche, elle est effrayante. Cette chose est juste difforme, étrange, comme si la nature avait recraché un de ses bébés mal formés mais l’avait quand même sevré pour le garder en vie. C’est noir, ça a des jambes, un tronc, des bras et une tête. Quelques poils longs et hirsutes parsèment son corps à certains endroits, mais des piques recouvrent entièrement son dos à la manière des porcs-épics. Il a de longues griffes acérées, des yeux rougeoyants comme la braise et une mâchoire impressionnante avec des crocs plus tranchants que la lame d’une épée. Elle semble pouvoir se détacher à la manière de celle d’un serpent, c’est effroyable et écœurant. J’ai envie de vomir. Toriel recule et me fait signe de reculer moi aussi. Gribouille s’affole et piaffe alors que Mélisandre et Elya engagent le combat. Sa patte arrière s’enfonce dans une flaque et tout son arrière-train finit dedans.

— Toriel !

Toriel se retourne pour observer la scène. Je vois immédiatement l’angoisse se peindre sur son visage. Elle n’hésite pas une seconde pour descendre de sa monture. Je ne suis pas sûre que j’aurais fait la même chose.

Shou glapit et aboie, effrayé, et je le tends du bout des bras pour que Toriel le récupère, alors que Gribouille se débat pour tenter de se sortir de l’eau boueuse, en vain. Ses sabots n’arrêtent pas de glisser.

— Viens là ! me crie Toriel.

Je secoue vivement la tête.

— Si je descends, je tombe dans l’eau !

— Je te rattraperai !

Je n’ai pas confiance, mais si je reste là je vais sûrement y passer. Et je suis un poids pour Gribouille, c’est peut-être à cause de moi qu’il est en train de couler. Je prends mon courage à deux mains et descends de selle. Mes pieds touchent le fond mais l’eau atteint mes épaules. Je tends les bras et Toriel m’attrape puis me tire vers elle avec les quelques forces qu’elle possède. Je parviens à m’extirper de l’eau et vois Gribouille qui s’enfonce de plus en plus. Maintenant, ses pattes avant sont dans l’eau.

— Gribouille !

Je ne prête même pas attention au combat qui a lieu derrière moi, comme si le Gorlogg n’était pas là. Je me jette à terre pour attraper les brides de Gribouille et tire comme une forcenée. Je vois bien la peur dans ses yeux, il est terrifié. Il ne veut pas mourir, mais j’ai beau tirer en hurlant son nom, mes pieds glissent sur le sol trempé. Toriel hurle à mes oreilles, mais je ne fais pas attention à ses paroles. J’ai mieux à faire, mais le temps et la nature jouent contre moi.

Bientôt, il ne reste plus rien de Gribouille. Il a entièrement disparu. Les brides m’échappent des mains et je reste assise sur le sol, pétrifiée et choquée, le geste suspendu, alors qu’un hurlement strident déchire l’air et qu’un bruit sourd se fait entendre. Une victoire contre une défaite. Il a fallu qu’un animal innocent subisse les conséquences de cet affront. Gribouille n’est plus et je n’ai même pas réussi à le rassurer. Il n’était pourtant qu’à quelques centimètres de moi, il comptait sur moi pour le sauver, il comptait sur sa cavalière, la seule capable de le sortir de ce mauvais pas… et je n’ai pas réussi.

Je n’ai pas réussi.

Je sens des bras m’entourer, des mains se poser sur moi, mais je ne réagis pas. Je me contente simplement de fixer avec obsession le dernier endroit où j’ai vu Gribouille pour la dernière fois, avant que les eaux de ce marais ne l’engloutissent.

Ma gorge se serre et des larmes perlent à mes yeux. Je tremble et je pose finalement mes mains sur le sol boueux, j’enfonce mes doigts dedans et serre les poings pour tenter de me contenir, mais les larmes coulent inévitablement.

— Gribouille…

Ce n’était qu’un murmure, un souffle. J’ignore même si quelqu’un l’a entendu et j’espère peut-être qu’en invoquant ainsi son nom il réapparaisse, mais il n’y a rien.

— Gribouille…

— Amaranthe… Amaranthe, il n’est plus là. Nous devons y aller, le bruit du combat va sûrement ramener d’autres Gorloggs.

— Non. Non, il m’attend je dois… je dois y aller…

Mes paroles n’ont peut-être aucun sens, ou alors elles sont au contraire parfaitement sensées. Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Elya et Mélisandre tentent de me relever, mais je résiste avec force. Il faut que je reste là dans le cas où il ressurgirait. Il aura forcément besoin de moi !

— Amaranthe !

— Non, non, non ! Il a besoin de moi !

— Il est mort !

— Non ! Gribouille ! GRIBOUILLE !

Je me débats comme une furie pour tenter d’échapper à l’étreinte, je parviens à m’en extirper, me jette à terre, aveuglée par la tristesse et le chagrin, si bien que je me retrouve à moitié dans l’eau. Je sens à nouveau des bras m’enserrer, mais je continue à me débattre, refusant de croire en la mort de celui qui m’a tenu compagnie aussi longtemps.

— Désolé Amaranthe, mais nous devons évacuer le lieu et c’est pour ton bien.

— Quoi ?

Je sens une douleur violente et perds conscience. Le silence et les ténèbres se referment brutalement sur moi.


Texte publié par Nephelem, 12 juillet 2017 à 09h19
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