Mer peu agitée, vent d'Est Sud-Est. Des conditions idéales pour un départ. Pourtant, ce jour là je n'étais pas pressée de larguer les amarres. Une fois de plus, la mission que m'avaient confiée le Conseil était d'une banalité qui confinait à l'insulte: Porter un message assorti d'un présent à une Matriarche In Proes'tia avec qui ils entendaient développer commerce. Fallait-il qu'ils me prennent pour un vulgaire pigeon-voyageur? Je m'assis sur le bastingage de la dunette, observant le vas et vient des matelots qui chargeaient paresseusement la cargaison dans les soutes. Leur lenteur était-elle dû au fait que je ne leur ai pas encore secoué les puces ou avaient ils aussi peu envie de quitter le port que moi? J'avais parfois l'impression que mes humeurs contaminaient mon équipage sans que j'aie eu besoin de les exprimer.

Allongé à côté de mes jambes, Iored bailla, découvrant l'ivoire de ses crocs redoutables. Je gratouillais sa fourrure vert empire tigrée d'ambre d'une main distraite et il me fixa de ses yeux d'or. En ce qui concernait mon compagnon à fourrure, en tout cas, je n'avais aucun doute: Lui savait reconnaître les sentiments qui m'animaient et les partageait souvent. Je l'avais recueilli alors qu'il n'était encore qu'un sh'laton minuscule, tenant dans la paume de ma main. A présent, je pouvais le sh'levaucher sans peine, sur terre comme dans l'eau car, étant comme tout sh'la des mangroves, il nageait parfaitement.

Il poussa un soupir à fendre l'âme. Oui, tout comme moi, il s'ennuyait. Je retournais à la seule distraction disponible sur l'heure: la contemplation des quais.

***

On dit de Pamphlet qu'elle est une île accueillante pour qui a du talent et de l'ambition, et peu regardante sur le passé de qui désire s'installer sur ses côtes. Et cette réputation n'est certes pas usurpée. Ce que l'on oublie souvent de préciser, en revanche, c'est que si l'on peut s'y faire oublier des puissants du continent, ceux qui règnent sur l'archipel ont, eux, une excellente mémoire des petites bévues que l'on a pu commettre sur leurs terres. Et surtout, ils ont la rancune tenace. Cela, mon ancien compagnon de voyage l'avait appris à ses dépends quelques jours auparavant et, ne tenant pas à payer moi aussi ses errements plus ou moins passés, je souhaitais quitter l'île avant que les liens qui nous unissaient ne fussent découverts. C'est-à-dire au plus vite.

Coup de chance, le temps était au beau fixe. Cela signifiait pour moi deux choses: premièrement, que je n'aurais pas de mal à trouver une embarcation prête à prendre la mer … et secondement que le Doge et ses sbires n'étaient pas encore après moi.

J'errai donc sur les quais, d'un pas que je voulais nonchalant, lorsqu'un magnifique galion attira mon attention. Le "Lion de Cendre" était amarré là, et manifestement en train de se préparer à prendre la mer. Une fois de plus, la bonne fortune était de mon côté : Son capitaine faisait partie de mes relations, disons "intimes" dans le sens physique du terme. Certes, nos derniers échanges n'avaient pas été désintéressés… Mais compte-tenu de la méthode de séduction que j'avais employée, elle ne s'en était sans doute pas même rendu compte. Du moins, il ne me restait plus qu'à l'espérer. Je pris le parti de faire confiance à ma bonne étoile et d'un pas décidé, j'empruntai la passerelle qui menait à bord.

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Je lâchai un juron. Certes, j'avais espéré un peu de divertissement, mais certainement pas de cet acabit là. Je sifflai Iored et descendis vers le pont principal.

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Elle venait vers moi d'un pas si leste qu'elle semblait presque voler au dessus des marches. Jamreo La Terrible, corsaire au service du Doge lui-même, redoutée sur toutes les mers qui entouraient le continent. Terrible, oui, elle l'était. Mais magnifique plus encore. Une chevelure de feu et une peau dorée par le soleil… J'avais entendu des rumeurs à propos de ses origines In Proes'tia. Etait-ce son sang d'amazone qui lui conférait tant de charisme? La voyant marcher vers moi d'un pas chaloupé qu'aucune houle présentement ne justifiait, je ne pouvais détourner mon regard d'elle. Je préparais pour l'accueillir mon sourire le plus charmeur – celui auquel aucune femme au monde ne saurait résister.

Elle y répondit en m'administrant une gifle retentissante.

"Tu ne manques pas de culot, pour oser venir jusque sur mon vaisseau! Il faut que tu sois inconscient, ou profondément stupide! Sache que tu ne quitteras ce navire que les pieds devant, à moins que tu ne me rendes ce que tu m'as volé.

Bigre… L'affaire s'annonçait bien mal engagée… Un coup d'œil rapide autour de moi m'apprit que la possibilité d'une retraite était déjà fortement compromise: l'équipage me cernait déjà, alerté par la colère de son commandant, et à ses côtés, son énorme sh'la retroussait ses babines, exhibant deux inquiétantes rangées de poignards… Je sentis monter en moi l'excitation propre aux situations périlleuses.

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Alors que je m'attendais à voir ce houlier s'oublier de peur ou se jeter à mes pieds pour implorer ma clémence, voilà qu'il me sourit de plus belle.

"Volé? Je n'ai pas souvenir d'avoir pris quoi que ce fut sans votre consentement lors de notre dernière rencontre, chère amie. Il s'agit sans doute d'un fâcheux malentendu…"

"Ne me prend pas pour une idiote. Je sais que tu m'as dérobé la cassette que je devait remettre au Doge. Par ta faute, j'ai été totalement discréditée, et on ne me confie plus depuis que des tâches ridicules tout juste propres à occuper un enfant!"

"La cassette, vraiment? Ma chère, je vous assure que je suis tout à fait étranger à cette affaire et que les motifs de ma visite sont on ne peut plus honorables: en fait, je suis venu quérir votre aide." Il me fixait de ses yeux étranges et j'avais la désagréable sensation que mes pensées se brouillaient. "Oubliez cette regrettable affaire," me susurrait-il d'une voix douce. De quelle affaire était il question, déjà? "Oubliez, et parlons du présent. Du présent et de la façon dont vous allez m'aider. Car vous m'aiderez, n'est-ce pas, ma douce amie?"

***

J'y étais presque. Encore quelques petites secondes et elle serait tout à fait en mon pouvoir. J'avais pu, en faisant semblant de desserrer le col de la chemise, attraper le pendule qui aux yeux des profanes passait pour un simple pendentif de verroterie, et à présent, je le faisais discrètement osciller entre les prunelles d'émeraude de la belle terreur des mers et les miennes.

Soudain, le sh'la me sauta dessus, à la seconde même où je m'apprétais à "conclure"! J'eus à peine le temps de jeter un sort de protection à la va-vite.

"Retiens ton sh'la! Retiens ton sh'la!" Hurlais-je à Jamréo. Sortie brusquement de la transe dans laquelle je l'avais plongée, elle avait l'air d'avoir reçu un seau d'eau glacée à la figure.

"TOI!" Rugit-elle plus fort encore que sa bête, "Tu m'as hypnotisée! Tu mérites que je le laisse de bouffer jusqu'au dernier os!"

"Retiens-le! Retiens-le! Je… Je sais où est la cassette!" Lançais-je en désespoir de cause.

Elle siffla et aussitôt, le fauve recula, grondant toujours.

"Je te donnes dix secondes."

"Elle… Elle git au fond des océans." Avouais-je. " Mon compagnon l'avait lorsqu'il a voulu fuir Pamphlet, comme les hommes du Doges étaient après lui. Mais ils ont lâché les s'rènes. Elle a coulé avec lui, sans doute."

"Oh... Comme c'est commode..." Grinça-t-elle d'un air menaçant. "Iored..."

"NON! Non! Attendez! Je sais comment la récupérer! Je sais dans quelle zone il a fait naufrage. Il me suffira de lancer des sorts d'attraction et je pourrai la repêcher. C'est là que je comptais aller."

"Parfait. Ce plan me convient, tu vas nous guider. Et j'ai un poste tout indiqué pour que tu t'acquittes au mieux de cette tâche..."

***

Un amant de passage, doté d'un talent certain pour l'hypnose, m'a fait un jour remarquer que mon navire manquait d'une figure de proue. Hé bien, en ce jour, et pour ceux qui suivirent, j'en eus une magnifique, et particulièrement originale. Et, même si elle braillait parfois un peu fort au goût de Iored, je n'étais pas pressée de m'en défaire...