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La plupart du temps, elle n’y voyait rien d’exceptionnel. Elle pensait que tout le monde renfermait des couleurs dans son cœur. Sinon, comment survivre dans un univers aussi hostile ? Les troupes du roi Morregan parcouraient le pays dans tous les sens, pour repérer la moindre trace de rébellion, et la broyer avant même qu’elle puisse se développer… Ainsi que pour retrouver toutes les parcelles de Lumière et les placer sous sa domination.

La Lumière.

La jeune fille, qui portait le doux nom de Louha, en avait entendu parler, comme d’une chose remarquable droit issue des légendes que l’on racontait autour du feu dans les chaumières. Des dons offerts par des êtres éthérés à une élite destinée à protéger le royaume de Tramonde.

Sauf que tous les membres des Hautes lignées avaient été éliminés ou pervertis… Il ne restait personne pour protéger le peuple de ses soi-disant protecteurs. Les troupes du roi étaient venues emmener tous les hommes valides pour servir dans son armée. Sa mère avait emménagé avec sa sœur afin de l’aider à subvenir aux besoins de ses enfants, mais Louha avait refusé de quitter sa maison. À seize ans, elle n’était plus une enfant. Les gens du village avaient depuis longtemps admis qu’elle était un peu bizarre… et l’acceptait comme telle. Ses talents de guérisseuses – dont elle cachait l’étrange couleur verte – lui permettaient de survivre.

Malgré tout, la nuit, elle ne se sentait pas toujours rassurée. La pièce unique lui était pourtant familière, avec ses quelques meubles et ses étagères où s’entassaient ses possessions. Tout comme son odeur de cendre, de terre battue, de résine et d’herbes aromatiques. Elle avait abaissé la lourde barre en travers de la porte et verrouillé les volets intérieurs. Que pouvait-il bien lui arriver ?

… À part de coups frappés au battant ?

Elle se redressa sur sa maigre paillasse, serrant contre elle sa couverture usée. Qui pouvait se présenter à une heure pareille ? Un voleur ? Il ne serait pas déçu de sa visite, vu sa richesse !

Même si la guérison était sa spécialité, elle possédait une autre capacité, curieusement teintée de bleu, qui lui permettait de déterminer les intentions des personnes autour d’elle. Et ce qu’elle percevait de son visiteur lui évoquait de l’inquiétude, de l’urgence, mais aucune malveillance. Peut-être avait-il juste besoin de son aide…

Avec un soupir agacé, Louha repoussa la couverture rapiécée, attrapa la lanterne et alla ouvrir la porte. Elle souleva la lourde barre et écarta le battant, dévoilant une silhouette insolite : celle d’un homme petit et mince, qui portait des bottes et une cape courte par-dessus une chemise bouffante. Un chapeau à large bord, orné d’une plume, dissimulait son visage. Dans son dos était attaché un bâton ferré et sculpté d’arabesques.

Surprise, elle se recula vivement ; son visiteur en profita pour s’avancer et refermer la porte derrière lui. D’un mouvement ample, il ôta son couvre-chef, laissant apparaître de courts cheveux blonds encadrant des traits juvéniles et délicats… qui s’empourprèrent aussitôt.

« Une… une fille ?

— Oui, une fille, rétorqua-t-elle en croisant les bras. Ça te gêne ?

Le garçon se recula légèrement en balbutiant :

« R… rien, c’est juste que… »

Il se tut, incapable de retrouver ses mots.

Qui était cet hurluberlu ? Décidément, elle ne récoltait que des ennuis. Le bon côté, c’était que ce gamin ne devait pas représenter une bien grande menace. Même si le bâton pouvait se révéler une arme redoutable, il semblait trop frêle pour le manier.

« Et qu’est-ce que tu viens faire ici à une heure pareille ? » demanda Louha froidement.

Le garçon pâlit et recula, manquant de trébucher sur ses pieds. Il baissa les yeux vers sa cuisse gauche ; un morceau de la cape, aussi sombre que l’étoffe du pantalon, avait été noué en bandage rudimentaire.

« On m’a dit… que vous pourriez m’aider. »

Sa voix n’était à peine plus qu’un murmure.

« Bien. Je comprends. Va t’asseoir là ! »

Elle lui désigna le banc qui longeait le mur et partit chercher le matériel qu’elle conservait dans un coffret sur l’une des étagères. Au moins le garçon se montrait-il obéissant. Il avait déposé son couvre-chef à côté de lui et attendait sagement qu’elle soit prête à s’occuper de lui. Louha piocha une petite lame pour couper le bandage et fendre le pantalon, dévoilant la blessure. Elle s’était attendue, compte tenu de sa réaction, à ce que le garçon se montre douillet, mais ce n’était pas le cas, bien au contraire. Il gardait le regard baissé vers le parquet et serrait les dents aussi fort que possible.

« Mais… c’est une blessure faite par une arme… »

L’inconnu releva la tête et la regarda avec tristesse ; toute sa timidité liée au fait de se trouver devant une fille semblait envolée.

« Tu t’es battu avec quelqu’un ?

— Je suis navré… »

Il déglutit avec gêne avant d’ajouter :

« Avec les troupes royales… »

Elle se recule instinctivement, comme si elle avait été brûlée.

« Les troupes royales ? »

— Je… je suis désolé. Je ne souhaite pas vous mettre en danger. Quand j’ai cherché un guérisseur, on m’a indiqué votre maison, mais j’ai attendu que la nuit arrive pour ne pas qu’on me voie venir chez vous. »

En dépit de sa panique, elle se surprit à l’écouter ; il y a quelque chose de magnétique chez ce garçon, quand il ne rougissait pas comme un benêt !

« Peu importe, soupira-t-elle. Puisque vous êtes là, je vais vous soigner. »

Il hoche solennellement la tête. Elle pouvait voir à présent combien il semblait pâle et fatigué.

« C’est promis. De toute façon, je ne resterai pas plus que nécessaire… »

Elle hocha la tête avant d’examiner de nouveau la blessure… Elle avait entendu parler de ceux qui résistaient à la terreur de Morregan, sans pouvoir déterminer si leurs actions étaient courageuses ou simplement insensées. Tout en nettoyant la plaie, elle demanda à voix basse :

« Pourquoi… ? »

Louha le sentit sourire même si elle ne voyait pas son visage. Il frémissait à peine sous ses doigts ; pourtant, la blessure était profonde et commençait à montrer des signes d’inflammation. Quand le visiteur repartirait, il gâcherait sans doute tous ses efforts pour le soigner. Elle n’avait pas vraiment le choix… Une fois tout le sang nettoyé, elle leva les yeux vers lui :

« Je… je vais faire quelque chose d’étrange… Alors, je vous en prie, n’en parlez à personne !

Le garçon haussa un sourcil, surpris. Louha posa la main sur la plaie et prit une profonde inspiration ; elle sentit surgir au fond d’elle-même l’énergie lumineuse, qui se propageait en douces vagues vertes sous sa peau. Elle espéra que ses manches longues cacheraient l’essentiel du phénomène, mais c’était peu probable dans cette pénombre relative. Elle ne l’employait qu’avec la plus grande modération et sur des patients inconscients, mais ce garçon…

La jeune fille poussa un cri ; elle venait de ressentir comme une brûlure soudaine. L’inconnu frémit et se recula brutalement. Sous sa propre peau, d’étranges vagues lumineuse se répercutaient, bien plus brillantes que les siennes.

« Qu’est-ce que… »

Il secoua la tête, aussi surpris qu’elle :

« Je suis… désolé. Je ne savais pas que vous possédiez la Lumière. Ne vous inquiétez pas, il va me falloir juste un peu de temps pour revenir à la normale… »

La lumière pulsait toujours, et il semblait en souffrir, à voir la crispation de ses traits. Mais heureusement, la crise passa assez vite… L’inconnu se détendit de nouveau, tandis que son visage redevenait serein. Elle entreprit de soigner sa plaie de façon classique, en la recousant avant de poser un emplâtre d’herbes médicinales et de panser la blessure. Les questions se bousculaient sur ses lèvres, mais elle attendit d’avoir terminé sa tâche pour s’asseoir à côté de son patient.

« Je… je suis désolée, murmura-t-elle.

— Vous ne pouviez pas savoir, répondit-il gentiment. Je suis né avec la Lumière, mais elle réagit chez moi de façon étrange. Elle est toujours éveillée en moi, mais je n’ai jamais pu m’en servir et quand elle se manifeste, c’est un peu comme si elle essayait de s’arracher de mon corps. Mais peu importe… »

Il se tourna vers elle avec un regard préoccupé :

« Qui est au courant de ton don ? »

Elle baisa la tête, intimidée :

« Per… Personne… Je préfère ne pas en parler…

— Et tu fais bien. Les hommes de Morregan capturent tous ceux qui possèdent la Lumière pour les soumettre à sa volonté. Si des gens comme toi y ont échappé, c’est parce que le peuple n’est pas censé la posséder. C’est pourquoi tu dois rester très prudente… Tu me le promets ? »

Son regard avait pris une intensité troublante.

« À moins que tu deviennes une de mes compagnonnes… »

Elle fronça les sourcils :

« Compagnonne ?

— C’est ainsi que se nomment ceux qui m’accompagnent. Tous, comme toi, sont des gens du peuple qui possède la lumière qui n’est censée être l’apanage que des Hautes lignées. Si ma Lumière est hélas inutile, la leur est d’un grand secours à tous ceux qui s’opposent à la terreur de Morregan… Avec ton don de guérison, tu pourrais nous apporter beaucoup. Et je ne serais pas surpris que tu possèdes une autre Couleur… Bleue, peut-être ? Qui te permet de sonder l’esprit des autres ? »

Elle se mit à rougir à son tour, ce qui le fit éclater de rire :

« Ma Lumière est inutile, mais je peux la percevoir chez les autres. J’aurais dû être plus attentif, en fait. Mais peu importe… Que penses-tu de mon offre ? »

Louha baissa la tête : une telle vie devait être stimulante, et peut-être trouverait-elle un moyen de mieux comprendre ces étranges capacités. Mais pouvait-elle ainsi abandonner les siens ?

« Ne t’inquiète pas, je comprends… Merci pour ton aide. Qu’est-ce que je te dois.

— Rien, répondit-elle précipitamment. Je suis heureuse d’avoir pu t’aider.

— Et tu as toute ma gratitude. J’espère que je ne t’ai pas causé d’ennuis. Je ne prendrai pas plus de risques… »

Prenant appui sur son bâton, le garçon se leva et attrapa son chapeau pour le placer sur sa tête.

« Bonne nuit ! »

Elle le regarda partir, un peu troublée, avant de lever la main…

« Attends ! Tu ne ma' pas dit ton nom ! »

Le garçon marqua un silence avant de répondre :

« On m’appelle… Dorian. Et toi ?

— Je suis… Louha. »

Il répéta doucement son nom, avant de poursuivre :

« Et il te va bien. Parce que tu es lumineuse, ouverte, unique, humaine et aimable…

— Ne te moque pas de moi… pour quelqu’un qui a peur des filles…

— Je n’ai pas peur des filles ! protesta-t-il. Je suis juste timide… au début. »

Avec un dernier sourire, il se dirigea vers la porte et sortit en boitillant. Elle le regarde partir, un peu triste, avant de réaliser qu’elle venait de croiser le légendaire prince Dorian, le jeune meneur de la rébellion contre Morregan…

Elle rangea machinalement ses ustensiles avant de se recoucher. Sans doute, au matin, penserait-elle avoir rêvé. Mais peut-être, dans son sommeil, pourrait-elle prolonger cette étrange visite.


Texte publié par Beatrix, 23 juin 2017 à 23h53
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