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Le sang coule et s’écoule alors que le fouet cingle l'air pour finir par mordre la chair. Une nouvelle fois. Un gémissement de douleur lui échappe, et elle s'en veut aussitôt en entendant le rire satisfait de son tortionnaire. Elle force ses muscles crispés à se détendre, tente de persuader son corps d'accepter la souffrance. Difficilement.

Cela fait combien de temps qu'elle est là ? Longtemps. Assez pour que ses souvenirs s'échappent, pour que son esprit se fragmente.

Elle est si fatiguée.

En colère aussi, une rage qui la mord aux tripes si fort qu'elle en a parfois le vertige. Un véritable ouragan de haine, mais l'épuisement la rattrape et avec vient toujours la solitude qui lui ronge un peu plus le cœur.

Elle a tellement sommeil.

On colle brusquement un récipient sur ses plaies béantes, et elle retient un sursaut en sentant le froid du métal sur sa peau martyrisée. Elle ne bouge pas car elle connaît la procédure, d'un côté, cette petite routine est rassurante. Ils récoltent son sang empli d'adrénaline, un des hommes va se l'injecter dans les veines pour tester la marchandise, ses paupières vont se fermer tandis que l'extase envahira son visage… et alors arriveront les questions.

Tout se passe comme elle l'a prédit, et alors qu'un air avide se peint sur les traits de ces drogués, lui, le bourreau, se rapproche. Une masse de boucles emmêlées d'un blond terne lui cache la vue, triste vestige d'une flamboyante crinière d'or fauve, mais elle sait qu'il arrive. Ses bottes claquent sur le sol avec force, et elle trésaille à chaque fois, comme si c'était le fouet qui s'abattait sur elle.

- Tu vas me le dire aujourd'hui, hein ? Où se cachent tes congénères, petit ange ?

Dans son esprit morcelé, un éclair de lucidité. Un ange, c'est ce qu'elle est. Presque rien en commun avec les êtres mythiques, mais tout à voir avec une mutation génétique rare. Elle se rappelle qu'elle a des ailes, elle les sent qui pendent misérablement contre son dos scarifié, et elle se souvient que le ciel lui manque cruellement. Elle sait aussi que son sang est un shoot, un fix, un aller simple pour le paradis, qu'il charrie d'incroyables endorphines dont les humains sont friands.

- Où se trouve ton Nid, pauvre petit oiseau ?

Dans le labyrinthe tortueux de ses pensées, le mot lui évoque des rires, des bruissements de plumes, un sentiment chaud et agréable. Une foule de visage aussi, et son cerveau lui souffle « famille ». Mais elle ne se souvient plus, elle ne sait plus ce que cela signifie. Dans tous les cas, elle ne desserre pas les dents, elle est persuadée au plus profond d'elle, même si elle a oublié pourquoi, qu'elle ne doit pas révéler son précieux secret.

- A moins que tu ne sois toute seule ? Ta famille t’aurait-elle abandonnée ?

Un sentiment de révolte la prend, et elle trouve la force de lever la tête et de planter des yeux gris tempête dans ceux de son interlocuteur. Sa bravade est accueillie par une gifle cuisante, mais elle ne regrette pas son geste. Il ne peut pas comprendre. Elle est certaine qu'on va venir la chercher, elle ne sait juste pas quand. Et quand ils seront là, l'arrogance suintante de cet homme qui lui fait du mal sera réduite à néant.

Elle a hâte !

Un bruit désagréable et strident la tire des méandres de ses pensées, et quand elle reconnaît l'alarme, elle croit un instant rêver. Elle a souhaité si fort ce moment, elle se l’imaginait encore à l'instant, que c'est impossible qu'il se réalise maintenant. N'est-ce pas ?

Pourtant, des cris s'élèvent, des bruits de courses se font entendre ainsi que le tumulte de combats. A cet instant, elle comprend. Elle comprend qu'ils sont enfin là, comme elle l'avait prédit.

Alors, elle se met à rire. Un rire rouillé, grinçant, un peu dément. Il sort comme un hurlement de détresse, comme cri libérateur. Puis elle se perd dans les éclats éparpillés de son esprit, et quand elle rouvre les yeux, elle sent une présence tout près d'elle. C'est doux, réconfortant, apaisant.

- Oh, Béatrice…

Ça fuse dans sa conscience, un morceau du puzzle est remis à sa place. Béatrice, c'est son prénom, ce qui la constitue, qui signifie « heureuse » ou « qui rend heureux ». Rend-elle vraiment les gens heureux ? Dans les yeux noirs encre qui la regardent, elle lit pourtant un si profond chagrin. Le mot « frère » flotte sur sa langue sans vraiment s'y poser, de toute façon, qu'est-ce que cela veut dire ?

Elle ne sait plus, elle veut dormir.

- Regarde moi, Béatrice.

Pour cette voix douce aux accents désespérés, elle puise au plus profond d'elle pour faire l'effort d'entrouvrir ses cils. Et elle perd le souffle. Autour d'elle plusieurs personnes, et ça tournoie dans sa tête parce qu'elle les connaît, c'est sûr, mais elle ne se rappelle plus. Débordant de leurs yeux et dévalant leurs joues, des larmes.

Ça tinte dans son esprit, elle est sûre d'une chose : les anges ne pleurent que rarement.

Lorsque pleurent les anges, c'est que leurs émotions sont durement sollicitées, qu'un feu d'artifice de sentiments se déroule en eux.

Lorsque pleurent les anges, c'est qu'ils aiment passionnément, infiniment.

Est-ce qu'ils pleurent pour elle ? Elle se sent soudain ragaillardie. Peut-être que finalement ça vaut le coup de se battre afin d'être entourée de créatures qui la chérissent à ce point. Alors, elle force sur ses jambes tremblantes, se lève, vacille dangereusement, se rattrape à un bras, s'y accroche fermement.

Elle serre les dents à s'en briser l'émail parce que la douleur est là, omniprésente. Mais elle se souvient des larmes, et trouve le courage de rester droite et de continuer.

Pas très loin, son bourreau est à genoux, tremblant de tous ses membres. Une offrande, une occasion de se venger. Elle passe devant lui sans lui accorder une miette d'attention, l'efface de son esprit car elle refuse de lui donner une quelconque emprise sur sa vie.

Ils arpentent des couloirs, mais elle n'y prête pas d'importance. Elle répète son prénom tout bas, comme un talisman :

- Béatrice, Béatrice, Béatrice…

Peut-être que si elle le prononce assez de fois, il va réellement s'accomplir dans sa vie ? Elle pourra être heureuse et rendre les autres heureux ?

Puis soudain, une brise fraîche vient lui caresser la peau, et elle frémit. Elle réalise qu'elle est dehors, enfin, que le ciel est là, tout près. Un ciel nocturne parsemé de points brillants qui l'émerveillent. Un ciel bleu outremer. Un bleu à la base de tout. Qui donne toutes les dimensions à sa couleur. Intense. Beau. Le ciel est immense. Le ciel est partout.

Brusquement, ça rugit dans ses veines, ça remue dans ses entrailles, ça implose dans sa tête. Et ce besoin si fort de…voler. Oui, il faut qu'elle vole sinon elle va en crever. Elle inspire profondément, à s'en faire éclater les poumons. Lâche le bras auquel elle se cramponne depuis tout ce temps. Avance de quelques pas tremblants. Savoure le texture de l'herbe sous ses pieds l'espace d'un instant.

Puis...

Elle étire ses muscles, serre les dents lorsqu'ils crient au supplice, bat des ailes, une fois, deux fois...s'élève dans les cieux.

Et elle oublie tout.

Juste…

Être un ange.

Danser avec le vent.

Être Béatrice.

Frôler les étoiles.

Être heureuse.

Pleurer sa liberté retrouvée.


Texte publié par Aileba, 13 juin 2017 à 10h10
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