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« Sous une prison de verre et de terre demeurait un démon. Nul autre qu’un cœur pur ne pourrait en défaire le royaume… »

L’homme qui écrivait ces mots reposa sa plume. Elle était lourde et sèche, et son poignet le faisait souffrir. En face de lui, deux yeux jaunes le dévoraient.

– Que me veux-tu ? grommela-t-il

Mais l’autre ne parut pas s’en offusquer. C’était un jeu, une habitude, rien de plus. Il disparut. L’homme soupira et saisit son encrier. Léger, il était presque vide. Méditatif, il le contempla un instant, puis ouvrit le tiroir à la recherche d’un flacon d’encre de Chine.

– Va-t’en donc rapporter à ton maître, maugréa-t-il tandis qu’il emplissait le fragile récipient de la liqueur noire.

« Ainsi donc avait annoncé un oracle lorsque le roi s’en était venu le consulter… »

La pointe de métal glissa sur la surface glacée ; une tache sombre s’étalait, le papier se gorgeait. L’homme poussa de nouveau un soupir. Il n’était pas certain d’apprécier ce qui prenait vie sous sa plume. Soudain, il eut envie de froisser la feuille. Suspendu, il hésitait. Il renonça. Au mur, l’horloge indiquait deux heures et quart. Du matin ou de l’après-midi ? Guindé et raide, il s’expulsa, plus qu’il ne se retira, de son fauteuil. D’un pas peu assuré, il se dirigea vers les fenêtres, lesquelles lui renvoyaient invariablement les mêmes images, seuls changeaient les clairs-obscurs.

Un jour, il avait ouvert la baie vitrée, mais l’avait aussitôt refermée. Une cacophonie, un concert de grondements mécaniques et thermiques, des hululements, des vagissements avaient brisé la quiétude de son appartement. Eût-il été empli de silence, qu’il n’aurait été pas moins saisi à la gorge, par des vapeurs méphitiques et suffocantes. Cela ne pouvait être que l’enfer hanté par les damnés dont ils entendaient les échos des tortures que leur infligeaient les démons. À l’horizon, il avait aperçu les gueules noires qui en chaque instant vomissaient leurs fumées infernales. Devait-il se réjouir ? Il demeurait incapable de répondre. Le maître pourvoyait à tout. Il ne manquait jamais de rien. Il lui suffisait de désirer et il était exaucé.

Ce soir, les fumeurs noirs s’étaient assoupis. En l’absence de de l’épais brouillard, il devinait les âmes errantes, reconnaissables aux feux follets qui s’agitaient au-dessus de leur tête.

Parfois, il attrapait leur regard, toujours vide et hagard, et il prenait peur. Alors il se consolait et pensait que le prix qu’il payait était bien faible en comparaison de la souffrance que ces malheureux enduraient.

Il s’éloigna de la fenêtre, il avait un travail à achever ; le prix de sa liberté ainsi qu’il le lui avait expliqué. Il aurait également tout le temps nécessaire à son accomplissement, puisqu’il pourvoirait à tous ses besoins, même les plus élémentaires. La faim ne tarderait pas à se réveiller, sa soif non plus ; un peu de cidre l’étancherait. Par un miracle, que le greffier lui avait expliqué, le tonneau était maintenu à une température constante et basse. En fait, lui avait exposé son geôlier – comment le nommer d’une autre manière –, il profitait d’apports d’autres temps, car il était en ses pouvoirs d’y pourvoir. Il avait accepté, sans mot dire, enthousiaste et même encore maintenant, alors que tant d’eau avait coulé sous les ponts, ses découvertes étaient toujours une source de fascination et d’émerveillement.

Un pichet à la main, il ouvrit le robinet enfoncé dans le foudre. De la mousse coula tout d’abord, puis ce furent les flots ambrés du breuvage, issu du jus des pommes pressées. Il attrapa ensuite au vol un bol et s’en retourna à son ouvrage. L’alcool pétillait et lui chatouillait la langue, en même que l’ivresse montait ; celle-là même qui lui ouvrirait les portes de son théâtre intérieur. Vautré dans son fauteuil, il reprit ses notes et les lut à voix haute :

– Sous une prison de verre et de chêne demeurait un démon. Nul autre qu’un cœur innocent et pur pourrait en défaire le maléfice et à jamais le bannir. Ainsi donc avait professé l’oracle lorsque la peste s’était abattue sur la cité.

Sa voix résonnait dans la pièce. Chaque mot, chaque syllabe étaient modulés avec soin. Il y avait tant de lui-même qu’un auditoire, s’il avait été présent, eut découvert le démon grimaçant nargué l’assemblée. Nombreux furent les chevaliers et autres aventuriers qui eurent tenté de mettre un terme à ses agissements. Tout aussi nombreux furent ceux qui ne revinrent jamais. Le roi avait promis largesses, richesses, la main de sa fille unique à qui saurait les délivrer du péril. Mais le démon se moquait de lui et la peste poursuivait ses ravages, emportant chaque jour qui passait une nouvelle cohorte de vivants.

L’homme cessa sa lecture et se leva. La peste ravageait Thèbes, car Oedipe dans sa folie n’avait pu se délivrer de la prophétie. Quelle peste, quelle folie saisissait ces hommes et ces femmes dont il traçait en chaque instant les arpents, les avait conduits dans ces terres de l’enfer ? Il les observait, spectateur curieux, qui traînaient plus qu’ils ne cheminaient, ployant sous le poids d’invisibles fardeaux et perdus dans une brume perpétuelle. Ne l’était-il pas lui aussi, éternel insatisfait quand, aux prises avec ce conte qui devait être le dernier avant d’accéder à ce repos qu’il désirait plus que tout, il l’avait invoqué. Son bol en grès entre les doigts, il se servit une nouvelle rasade de cidre, qu’il avala d’un trait ; de même pour les autres jusqu’à ce que l’emportât l’ivresse, traîtresse. Qu’il but, qu’il fuma, qu’il s’imprégna plus que de raison, jamais il ne traverserait la rivière Noche en compagnie de Charron. Saoul, sa main retomba et le bol se fracassa sur le sol. Il se glissa par terre. Un instant, il crut discerner dans le reflet de l’un des éclats la figure de celui qui lui avait tendu la main. Vous m’avez conjuré. Je n’ai fait que répondre à votre détresse. Ainsi s’était-il présenté à lui. Ses traits gracieux auraient été presque séduisants, s’il n’avait possédé cette lueur carnassière au fond de ses prunelles. Ses habits de fort bonne coupe n’étaient point taillés dans des tissus précieux. Il ressemblait à un petit bourgeois à qui la fortune souriait. Par la suite, il était revenu. Ses costumes, bien que tous différents et toujours élégants, toujours d’aussi modeste facture.

L’homme, fin ivre, ramassait avec de grandes difficultés les fragments éparpillés

– Un peu d’aide ? souffla une voix derrière lui.

Un frisson parcourut son échine, tandis qu’une main, terminée par d’immenses doigts effilés, s’emparait des bris de terre.

– Il serait regrettable que vous perdiez l’usage de vos extrémités, alors que vous êtes en si proche de votre but.

Lui ne disait rien. Taiseux, il se contentait d’observer les débris les uns après les autres.

– Puis-je ? s’enquit-elle de nouveau.

– Comme bon vous semblera, monseigneur, ricana l’homme ivre.

Il sentit qu’on le soulevait ; tas de linges malpropres et malodorants. Il fut installé sans ménagement dans un fauteuil, dont il n’avait jamais encore goûté le confort. Soudain, un ronronnement en jaillit et des vibrations envahirent tout son être.

– Surprenant, n’est-ce pas ? sourit son interlocuteur, narquois.

L’homme opina. Sa tête, lourde, bringuebalait d’un côté puis de l’autre. D’une main molle, il lui fit signe de fouiller parmi ses notes.

– Merci, susurra le démon, onctueux, les mains plongées au cœur du capharnaüm bureaucratique. Ses yeux volaient en tout sens d’une feuille à l’autre. Il ne s’arrêtait que par instant, au détour d’un bon mot. Soudain, il cessa son manège, comme surpris par ce qu’il était en train de découvrir. Puis il se reprit et poursuivit sa tâche avec frénésie. Quand il eut enfin achevé sa lecture, il s’assit face à l’auteur plongé dans le plus profond désarroi. Il tenait entre ses mains deux bols en grès et un pichet, le même avec lequel son invité s’était servi un peu plus tôt. Il le lui tendit ; il était empli d’un liquide pétillant et doré.

– Buvez ! Cela chassera l’ivresse. L’alcool est comme toute chose, une question de frontière et de mesure, de celles qu’on ne peut franchir en toute impunité. Seriez-vous surpris si je vous expliquais qu’il en est une que je transgresserai d’ici quelques instants ?

Las, l’homme vautré dans son siège, le nez au-dessus de la liqueur, le fixait d’un air désabusé ; invitation muette à poursuivre son monologue.

– Je m’apprête à rompre votre contrat et à libérer votre âme. Bien sûr et cela va de soi, j’y mets une condition. J’ai lu avec attention tous vos brouillons, ce ne sont que des histoires inachevées. Vous êtes déjà vous interrogé sur les véritables raisons qui entravent votre créativité.

L’homme s’apprêtait à formuler une réponse, mais il fut aussitôt interrompu.

– Aucune clause secrète ni de petites lignes. Vous avez ma parole. Maintenant, pour en revenir à mon propos, vous n’achevez aucune de vos histoires, car le commencement est bancal. Aussi ai-je décidé de vous l’offrir.

Dans les yeux du démon brillaient mille flammes terribles et infernales. Que se cachaient derrière ? Il n’osait imaginer. Il se figurait mille tourments, mille châtiments, Tantale précipité dans le Tartare, Ixion enchaîné sur sa roue ou encore les Danaïdes emplissant leur tonneau percé. Il se remémorait les vers de Dante Aglieri qui avait traversé les trois royaumes et reconquit l’âme de sa promise.

– Pourquoi agissez-vous ainsi ? coassa-t-il, la bouche pâteuse.

Son maître s’était levé. À la fenêtre, il contemplait la fourmilière humaine sur laquelle il régnait. Son visage était empreint de gravité et de solennité.

– Voyez-y un caprice, une fantaisie de ma part. Parfois, il arrive que le diable se lasse, murmura-t-il, rêveur.

Ses doigts dessinaient d’étranges et éphémères arabesques sur la baie vitrée.

« Un jour le diable a apposé sur sa marque sur le front de deux enfants. L’un était enfant d’un roi, l’autre était enfant de paysan. À l’un, il s’était montré à ses parents, à l’autre il s’était dissimulé. Que désirait-il ? Rien de plus que les voir grandir et ce qu’il allait en advenir. »

Tels étaient les mots camouflés dans le brouillard évanescent. Qu’en ferait-il ? Il ne possédait pas la réponse. Il fit volte-face, un sourire désarmant était peint sur son visage. Avec une lenteur, aussi calculée que consommée, il s’approcha de l’homme assis. Exquis dans ces manières, il chassa d’un claquement de doigts la brume éthylique qui obscurcissait son esprit.

– Faites-en bon usage, lui glissa-t-il dans l’oreille comme il se retirait.

À sa place se tenait le chat, ses immenses yeux couleur feu pointés sur lui.

– Maudit greffier ! faillit-il jeter.

À quoi bon invectiver une fois de plus cet animal qui jamais ne l’accablait, mais le réconfortait.

Vautré devant son bureau, il s’empara de l’une des piles de papiers. Les feuilles étaient couvertes d’une écriture de patte mouche et presque illisible ; un conte parmi tant d’autres. Sa main trembla lorsqu’il se saisit de sa plume et les paroles du démon résonnaient à ses oreilles.

J’ai su voir l’impensable, l’indicible, l’incommensurable ; l’abominable vérité. Je suis à la croisée. Achronos m’a confié qu’aucune de mes histoires ne possédait de commencement. Elles n’ont pas de fin, non plus, car jamais je ne l’ai désiré. Amer est le goût de la vérité. L’histoire dont il m’a confié le début. Que dire ?

Oui, je l’ai achevée. Elle gît sûrement au sein de la multitude de mes papiers égarés. A-t-il tenu parole ? M’a-t-il libéré ? Comment répondre ? Je suppose que oui. Tout était prêt. Je n’avais plus qu’à passer la tête.

Cela fut bref. Je me souviens seulement du ton de sa voix. En fait, ce fut la première chose que j’entendais après qu’il m’eut ouvert les yeux. J’ai voulu me retourner, regarder en arrière, mais il m’en a dissuadé.

– C’est là le privilège des morts.

Ce furent ses premières paroles. Il me laissait le choix : je pouvais partir ou rester auprès de lui.

Que serai-je devenu ? Alors je suis demeuré à ses côtés, en échange… en échange il me narre l’Histoire et je rédige ses mémoires.


Texte publié par Diogene, 21 mai 2017 à 22h20
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