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Passacaille et Fugue pour piano et orchestre, opus 106
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Dans la pièce voisine un téléphone sonnait et elle attendit quelques instants avant de tout leur répéter. À combien de reprises déjà l’avait-on exigé ? Et pour quoi faire ? N’avaient-ils pas déjà noté toutes les variations possibles de son récit ? D’une voix lasse elle se mit en devoir de retracer, une fois de plus, les deux dernières journées. Il fallait s’exécuter, malgré la certitude que tout ceci était absurde, autant l’interrogatoire indéfiniment réitéré que les faits qui l’avaient conduite ici.

« Dans le troisième mouvement, entre les mesures 72 et 189, la partie soliste est injouable. Aucun pianiste n’a assez de doigts. Il en faudrait dix-sept. J’imagine qu’il n’aurait pas pensé que je jetterais un œil sur l’ébauche, mais lorsqu’il m’a surprise il a enfermé la partition dans son coffre. Furieux, mais sans rien dire. Pourtant j’en avais déjà trop vu. L’erreur a sans doute été… tout bêtement : un concerto pour deux pianos, qui aurait pu se douter ? Mais là, non, c’était impossible de ne pas estimer qu’il s’agissait d’autre chose. Parce que ça ne pouvait pas être une erreur de sa part. »

Elle avait discerné l’amorce d’un code dans deux signatures musicales répétées à intervalles irréguliers, celle à cinq notes qu’il utilisait depuis plusieurs mois, et une autre – dissonante à l’excès – qui, avait-elle imaginé, pouvait être une manière de ponctuation. Sa fichue mémoire lui avait fait retenir du premier coup les dix-sept premières mesures de ce passage si curieux. Bien sûr, on lui avait demandé de le retranscrire. Plusieurs fois, là aussi, sans doute pour vérifier qu’elle n’omettait rien. Pour la tester. Mais qui était le traître, l’espion ? C’était bien Stepan, et pas elle, qui avait fini par tomber dans la dissidence, puis pire. Trop de concerts à l’étranger. Trop de contacts. Dont ce chef d’orchestre qu’elle n’avait jamais aimé, Paul Fournier. Toujours dans un avion entre deux continents. Marié à une ancienne diplomate suisse qui entretenait un réseau de relations équivoques. Bref, un spécialiste de Sibelius peut-être, mais elle s’en était toujours méfiée. Il appréciait d’ailleurs trop la Fédération panaméricaine, pourtant si laxiste.

« Tout a commencé, je crois, lorsqu’il a eu l’idée d’utiliser des clés de chiffrement pour travailler ses œuvres d’une manière inédite. Les résultats bruts n’étaient jamais convaincants, mais il pensait pouvoir réussir à trouver une solution. Et puis il y a eu sa Sinfonietta pour deux orchestres, dédiée au maréchal Sterner, qui venait d’être nommé à la tête des Services. Un chef-d’œuvre, je dois l’admettre. »

Les mois passeraient alors, il volerait d’un succès à l’autre, autorisé à participer à des festivals et à diriger les plus belles phalanges. Vienne ne suffisait plus, il y aurait Amsterdam, Berlin bien entendu, Londres, Saint-Pétersbourg, Chicago, New York, Philadelphie, Stockholm, et Paris allait devenir une escale obligée. Il ne pourrait plus se produire ensuite durant trois ans mais composerait sans relâche, c’était l’avènement du Quatrième Reich, qui allait si vite digérer l’Europe et avec lequel on allait, malgré tout, se compromettre sans trop d’états d’âme. Il deviendrait alors un des cinq compositeurs officiels, reprendrait ses tournées, et Fournier s’empresserait de ranimer leur amitié.

« Il y a deux ans, le Philharmonique de Paris lui a commandé une symphonie. Il a traîné, traîné, ce n’était pas dans ses habitudes, puis il a décidé qu’il préférait se lancer dans un concerto. Ou une symphonie concertante si on y tenait. Bien sûr ils ont accepté, au fil des mois l’impatience de Fournier grandissait et ils n’auraient même pas refusé une toute petite pièce pour cordes. Ensuite, je ne l’ai plus beaucoup vu. Il s’enfermait des journées entières, et ne touchait jamais au piano, soi disant parce qu’il préférait se fier à son oreille intérieure. Mais je m’en fichais. Nous étions en bonne voie de divorcer, et j’avais d’autres préoccupations. Enregistrer l’intégrale des sonates de Haydn, ça dévore pas mal de temps. »

Les aiguilles des horloges tournaient désormais plus lentement. Ses deux interlocuteurs faisaient des efforts consciencieux pour étirer la moindre durée. Avalaient-ils une gorgée d’eau qu’un temps infini paraissait s’écouler avant qu’ils aient reposé le verre, puis ils passaient à la question suivante ou attendaient qu’elle complète son témoignage. La minutie était une de leurs exigences, elle ne comprenait pas pourquoi, parfois ne savait plus comment. Le brun était plus froid que le blond, il pianotait souvent sur le rebord de la table avec une légère exaspération, impossible de dire si c’était une manœuvre ou s’il avait autant qu’elle envie d’en finir. Parfois il effleurait sur sa joue la marque de son rang, minuscule entrelacs géométrique prouvant qu’il était du Second Cercle – pas n’importe qui, donc. Quant au blond, il n’arborait que le bracelet des Aspirants et son amabilité était factice. D’évidence il n’était pas de son côté mais contre elle. Ce n’était pas une surprise : qui était emmené dans l’Édifice n’était jamais tenu pour innocent, même en tant que témoin. D’autre part, les Aspirants entamaient tous leur carrière avec un zèle censé accélérer l’avancement. « Vous avez l’air épuisée », remarqua-t-il sur un ton nonchalant. Sans doute sans vraiment y penser, ou pour l’inciter à être plus coopérative, alors qu’elle désespérait de pouvoir mieux faire.

« Fournier lui a envoyé une lettre il y a une semaine. Assez longue. Il détaillait ses remarques sur le troisième mouvement. Pourquoi il débutait Allegro marcato et pas Presto, pourquoi ensuite Andante con moto et pas autre chose, ce genre de remarques. Et il y avait une analyse complète des mesures 72 à 189. Stepan était à Munich, invité d’honneur d’un colloque sur la musique à venir. Bah, ce n’était qu’un amusement. Bref, cette lettre, Il n’en a pris connaissance que mercredi dernier. »

En début de semaine, ce cher Sterner, cet adorable Friedrich, avait appelé. Il avait percé Paul Fournier à jour. Envisageait des mesures adéquates, et exigeait que Stepan vienne le voir dès son retour prendre ses ordres, en espérant qu’il ne s’était pas lui-même soit joué de lui, de l’Édifice et des Services, et n’avait pas grossièrement moqué la patrie. Elle avait subi cet assaut sans oser répondre. Que répliquer, d’abord ? Qu’elle avait déjà subodoré un double jeu ? Et ce n’étaient plus ses affaires. Le jugement de divorce avait été rendu, ils ne cohabiteraient plus que pour quelques jours, puis elle retournerait à Hambourg. Sans regrets ni espoirs.

« Je préparais mon déménagement. Stepan ne faisait pas attention à moi, ça ne lui faisait même ni chaud ni froid que j’aie lu la lettre, adressée à Monsieur et Madame Wildmeyer. Il l’a tournée et retournée dans tous les sens, durant une heure ou deux, est allé chercher son concerto, a comparé, grogné. Ce jour-là, après avoir lu le manuscrit, il est allé chercher des munitions dans sa chambre. Ce n’est pas qu’il avait peur, et puis au fond de quoi ? Je ne lui avais pas encore parlé de l’appel du maréchal, je ne comptais même pas le faire. C’étaient leurs histoires. Et le matin même, il avait envisagé de faire un saut au stand de tir du quartier pour s’entraîner. »

Après quoi il était sorti, la gratifiant d’un baiser nerveux et inattendu. Il emportait avec lui sa mallette à partitions, deux boîtes de cartouches, un pistolet, et son laissez-passer offert par son ami Friedrich, pour lui permettre de venir le voir dans son bureau au sommet de l’Édifice sans chicaneries inutiles, et quand il le désirerait. Trois heures plus tard, le maréchal Friedrich Sterner, pilier de la Rénovation Européenne et du Quatrième Reich, maître de l’Édifice, des polices secrètes ou non, était abattu d’une balle en plein front. Quatre heures plus tard, une série d’attentats visait plusieurs unités régionales de gestion politique et trois des principaux centres de transmission. Six heures s’étaient écoulées que des rumeurs se déversaient sur la mort du Consul, on se réjouissait ici et là de celle de son bras droit chargé du contrôle intérieur. Après neuf heures, éclataient les premières émeutes dans les capitales périphériques du Reich. Sans que l’armée intervienne, paralysée par une série d’ordres contradictoires impossibles à authentifier.

Stepan restait désormais introuvable, on l’avait aperçu monter dans un avion, ou dans un train, ou conduire une voiture de location. Aucun témoignage n’était digne de confiance. Sauf le sien à elle, qui avait toujours suivi l’orthodoxie du Parti avec conscience, foi et droiture. Pourtant ça n’avait pas l’air de suffire.

« Je me suis couchée de bonne heure, sans allumer la radio. J’ignorais tout des événements. Les premières répétitions du concert d’ouverture des festivités pan-européennes m’avaient épuisée, je tenais à être en pleine forme pour la suite. Comme d’habitude dans ces cas-là, j’ai pris un somnifère léger. Je n’ai rien entendu de suspect. Puis vers deux heures vos hommes sont arrivés. Et vous connaissez la suite. »

Le brun reposa son stylo et la dévisagea avec ce qui pouvait être une ombre d’amabilité, mais elle ne parvenait plus à être sûre de rien. Il se pencha sur l’enregistreur, en retira la bande qu’il posa sur les précédentes avant d’en introduire une nouvelle. Puis il s’appuya contre le dossier du fauteuil, mains jointes. « Bien, émit-il alors lentement. Je crois qu’un élément nous échappe. Revenons au tout début. » Sur sa joue, la tache noire, très graphique, chatoyait. Elle ne quitta pas des yeux le symbole de l’appartenance à l’Ordre des Purs tandis que ses mains se crispaient sur les accoudoirs. « Très bien, murmura-t-elle. Peut-être effectivement ai-je oublié un détail important à propos du motto perpetuo de la symphonie. » Puis elle baissa la tête, prise d’un léger vertige. Juste durant quelques instants la lumière vacilla et elle se redressa alors, s’éclaircit la voix. Dans la pièce voisine, un téléphone sonnait en vain.


Texte publié par JC Heckers, 15 mai 2017 à 11h46
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