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tome 1, Chapitre 14 tome 1, Chapitre 14

Le lever du soleil. Non, un lampadaire. Mais l’aurore quand même.

Quelqu’un se penchait sur moi. Une barbe et des yeux malicieux.

« Ça va ? »

Je clignai des yeux. Ça pouvait aller. Mais je ne réussis pas à décrocher un seul mot.

« Tenez, habillez-vous. »

Il m’aida à enfiler des vêtements dont je ne savais pas s’ils étaient à moi ou pas. Sans doute pas. Je ne me serais jamais permis une chemise d’un vert aussi ignoble.

Le barbu m’aida à me relever. J’avais mal partout. Je ne reconnaissais pas l’endroit. Au milieu d’un ovale qui avait jadis dû être de pelouse – entouré de haies maladives – trônait une statue, mains liées dans le dos. Je clignai encore des yeux. Le barbu m’évoquait quelque chose. La statue aussi, mais ne devait-elle pas plutôt tenir avoir une écharpe ? Et puis, elle était un peu grosse. Nous entourait un palais immense. Où étais-je ?

Le barbu me regardait et je commençai à me souvenir par bribes. Le soir, l’Asperge. Le matin, le Père Noël. Carrousel. Louvre.

« Ils ne vous ont pas eu. Ils auraient pu, si vous n’étiez pas une sacrée tête de con. Buté comme un âne. Heureusement, parce que nous n’aurions pas pu vous dissuader de leur céder. Ne vous inquiétez pas pour le reste, c’étaient des paroles en l’air. »

Un rire secoua sa carcasse.

« Qu’est-ce que vous faites là ? balbutiai-je enfin.

— Je vous tiens compagnie. Plus sérieusement, je suis passé vous récupérer, et maintenant que je vous ai rhabillé je vous ramène chez vous. Vous avez pris votre décision ? »

J’évitai de répondre. Je voulus faire quelques pas et ce fut comme si un milliard de fines incisions s’ouvraient soudain. Une douleur insupportable. Je hurlai et les façades me répondirent en échos funestes.

« Ça va aller mieux. Allez-y doucement. Tout doucement. Vous pouvez vous appuyer sur moi. »

Ce que je fis. Nous croisâmes deux minets à peine sortis de boîte, venus vérifier s’il n’y avait pas un peu de chair fraîche à se mettre sous la dent. Ils se poussèrent du coude en nous voyant et ricanèrent stupidement. La douleur s’estompait et mes pas se firent bientôt de plus en plus assurés.

« Parfait, dit le Père Noël. Je vous conduis chez vous. Puis j’irai chercher des croissants. Ou ce que vous voudrez.

— J’ai besoin de parler à… »

Mais je ne savais plus à qui.

« À Raphaël, sans doute. Ou à Emmanuel. Voire aux deux. Mais petit-déjeuner d’abord, repos ensuite, et je vous laisserai faire ce que vous avez à faire. Quoi que ce soit. »

Il souriait aimablement.

« Je crois que je sais, maintenant, murmurai-je. Quoi faire, je veux dire. Et sans hésiter. »

Le sol trembla.

« Quelqu’un n’est pas d’accord, on dirait. Bon, venez, je suis garé à deux pas. »

J’essayais de rassembler mes souvenirs. La dernière chose qui me revenait était une ridicule histoire de petits manchots. Rien à voir avec ma situation précédente – à poil sous une statue sans nom dans un jardin pas forcément bien fréquenté. Pourquoi des manchots ? Ma foi, parce que…

Les souvenirs me revinrent. Jusqu’à un certain point. Entre les facétieux volatiles et maintenant, c’était plutôt le trou noir.

*

Sa voiture était une antiquité qui paraissait ne souhaiter que rendre son dernier soupir, et à en entendre le moteur, il se pouvait fort bien qu’elle fonctionnât à la vapeur. Elle ne roulait pas vite, d’autant qu’il respectait scrupuleusement le Code de la route. En allant à pied, nous serions arrivés avant que son tacot ait daigné quitter la place de stationnement.

À peine entré, je fus invité à me ruer sous la douche tandis qu’il s’occupait du petit-déjeuner. Le miroir me renvoya une image déplaisante – j’avais l’air d’avoir été mordu un peu partout et lardé d’un nombre de coups de poignard qui aurait fait passer l’assassinat de Jules César pour un divertissement enfantin. Du moins, fait curieux, ça ne saignait pas. Je demeurai dans l’indécision jusqu’à ce que j’entende une voix derrière la porte. « Lavez-vous bien. Vous serez à nouveau beau comme un bébé tout neuf. » Je tournai sans plus attendre les robinets et me savonnai consciencieusement. Au début, ça mordit fort et je dus serrer les dents de toutes mes forces pour ne pas crier. Mais quand je ressortis, un temps infini plus tard, on ne voyait en effet plus rien, même pas la moindre cicatrice. Un petit-déjeuner pantagruélique m’attendait et mon barbu était planté devant la chaîne stéréo.

« En fond, vous préférez Mahler, ou Haydn ?

— Plutôt Haydn. Du piano, si possible. »

Il s’occupait de tout. Un vrai régal. J’avalai l’amas de petits pains et croissants arrosé d’un chocolat exquis, en prenant mon temps.

« Qui êtes-vous ? demandai-je enfin.

— Vraiment, peu importe. Maintenant, allongez-vous un peu. Vous avez bien besoin de vous reposer. Laissez tout, je m’occupe de débarrasser. Pour vous, dodo. Et à bientôt. »

Je ne me le fis pas dire deux fois.

Allongé, les yeux fermés, je me laissai doucement aller. Une sorte de béatitude m’envahissait. Peut-être que le chocolat avait été mélangé à quelque chose pour que je me sente bien. Une drogue douce, alors. Si douce. J’entendis un peu de bruit dans le salon puis la cuisine, la porte d’entrée grinça faiblement, et je m’endormis.

Puis je rouvris les yeux.

Des ailes s’étendaient d’un mur à l’autre, flammes aplaties qui frémissaient, jetant des éclats argentés mouvants. Elles se déployaient depuis un corps qui semblait fait de mercure, nimbé d’un halo blanc, mais je fus dans l’incapacité de le détailler. Des yeux, deux trous de ténèbres, happaient déjà mon regard. Ange ou démon ? Il restait immobile, tandis que je me laissais saisir par une hébétude glacée.

Il y eut un long moment durant lequel rien ne se passa. Et alors, à rebours et de plus en plus vite, ma vie défila, pas seulement les souvenirs, les émotions aussi, surtout les émotions, et peu à peu ses yeux commençaient à s’éclairer, tandis que je me vidais en eux, et que mon corps vieillissait à toute allure, se desséchait sur place. De moi ne survivrait bientôt plus qu’un petit noyau de terreur, déjà je suffoquais, sans plus assez de force pour respirer, déjà je n’étais même plus capable de demander grâce. Avec quels mots ? Je pouvais à peine balbutier quelques syllabes dénuées de sens. Lui me couvrait de toute l’étendue de ses ailes, son visage à toucher le mien, ce visage avide duquel je n’avais même plus la force de me détourner.

J’eus soudain un bref sursaut et tout s’arrêta. Il sembla hésiter quelques instants, puis recula et déploya encore plus ses ailes dont l’éclat augmentait lui aussi peu à peu. J’entendis distinctement Donne-toi, il s’avança de nouveau et l’Asperge était soudain auprès de lui, observant le spectacle.

« C’est bon, grogna-t-il. Laisse-le tranquille. Vous aurez peut-être le temps de faire plus ample connaissance dans quelques heures… » Puis il s’accroupit et me regarda en souriant. « Jusqu’ici c’étaient de simples avertissements. La prochaine fois, ce sera pour de bon… Voilà un ange en pleine perdition, et très affamé. Tu as eu un aperçu de ce qui le peut le rassasier. Je crois que tu es parfaitement à son goût, mais il va bien vouloir patienter un peu. D’ici là, une dernière fois, réfléchis bien. Bien, mais vite. Je n’ai plus de temps à perdre. Une bonne réponse, et tu ne finis pas en casse-croûte. C’est à toi de voir. »

Il se releva brutalement, et d’un coup tout s’effaça. J’étais assis dans mon lit, le souffle court, rien de plus. Les volets laissaient passer les premiers rayons de soleil. Un merle s’époumonait non loin.

Rejetant des draps trempés de sueur, je titubai jusqu’à la salle de bains. J’avais besoin d’une autre douche. Je me sentais sale, comme si mon cauchemar m’avait souillé. Cauchemar ? Pas si sûr. Mais je préférais le croire. Désormais, je savais en tout cas plus que jamais quel mot prononcer pour que Raphaël rapplique.

Tout en savonnant vigoureusement une peau qui avait déjà été décapée à peine trois heures plus tôt, je tâchai de me remémorer les derniers jours. J’avais peut-être eu tort de toujours vouloir prendre un peu plus de temps pour me décider. Ça ne m’avait valu que des ennuis. Enfin, tout était relatif. À chaque fois, il n’y en avait presque plus trace. Simples avertissement. La prochaine fois, ce sera pour de bon… L’Asperge dans ses œuvres ? J’espérais que ce n’avait été qu’un rêve. Mais je soupçonnais qu’il n’avait de toute façon jamais vraiment maîtrisé ses avertissements. Sinon, il aurait amassé quelques cadavres devant ma porte pour que je cède sans lui faire perdre de temps. Avant de me réduire en bouillie à mon tour. Pour le reste, il avait été incapable de me pousser à succomber aux tentations. Je commençais à le trouver assez maladroit, à un tel point que c’en était curieux.

Combien étaient-ils à me courir après ? Raphaël m’avait fait mordre à l’hameçon. Emmanuel m’avait donné comme consigne de me faire tout petit. L’Asperge m’en faisait voir de diverses couleurs, et le Père Noël remettait tout en ordre pour des raisons encore obscures. Gaëlle avait ajouté à ma confusion. Peut-être Emmanuel et le Père Noël étaient-ils de mèche. Raphaël n’était manifestement qu’un doux dissident, pas dangereux, encore que… mais il était dans le même camp qu’Emmanuel et Gaëlle – plus le Père Noël. L’Asperge était sans aucun doute de l’autre bord. Vu ce qu’il m’infligeait, il ne pouvait pas être du bon côté, ou alors quelque chose clochait. L’Asperge, et Véronique… Elle était apparue au bon moment, celle-là.

Je soupirai douloureusement. Dire que jadis, j’avais été capable de trouver ma petite existence bien étriquée. Ceci me rappela que j’avais envie de causer un peu avec Emmanuel. J’entonnai gravement le Dies Irae et attendis qu’il frappe à la porte. Ce qui ne tarda pas. Je beuglai un « C’est ouvert » qui fit frissonner les oreilles du chat, débouchai le traditionnel Cointreau, lui indiquai le fauteuil et attaquai illico.

« Je vais accepter.

— Enfin une bonne nouvelle. Trinquons. »

Il y eut un tintement de verres. Quelque chose se mit à gratter derrière la porte avec insistance. Je levai un œil. Ça grattait et poussait. Avec des sortes de gémissements bizarres. Je manquai me lever pour aller voir, mais il se pencha et m’attrapa le bras.

« Surtout pas. Attendez que je sois parti. Je préférerais ne pas les rencontrer. »

Moi, j’avais surtout envie de ne plus devoir les affronter.

« Alors allez-y, répondis-je d’un ton alerte. De toute façon ils n’entreront pas.

— Vous me pardonnerez, mais pour cette fois… D’ailleurs je n’ai pas le choix. »

Et pfft

Depuis le palier parvenaient des bruits confus, comme des battements d’ailes. Puis il y eut un silence et l’on toussa pour s’éclaircir la voix.

Toc-toc.

« C’est moi ! claironna l’Asperge. Je t’ai amené ton nouveau copain. Il est très impatient de te revoir. À moins que tu n’aies changé d’avis. Si c’est le cas, il restera dehors. »

Toc-toc.

« Allons, ouvre ! Tu ne m’empêcheras pas d’entrer, de toute façon. Alors si j’étais toi, mon mignon, je ne tarderais pas trop. Tu ne sais pas encore de quoi je suis capable, quand on m’irrite même juste un tout petit peu. »

Silence. Il martela la porte et grommela quelque chose, puis attendit le déclic de la serrure.

« Comme ça, tu ne veux pas me répondre en face ? Tu n’es qu’un lâche ! » beugla-t-il avant d’asséner des coups de poing dans le chambranle.

Je haussai les épaules, laissai passer quelques secondes puis me retournai avec le plus grand mépris.

« Raphaël, tu peux venir. J’accepte. »

Sur la table du salon, la boîte qu’il m’avait donnée s’ouvrit, les rubans se dénouant par magie et le couvercle sautant de lui-même sur le plancher. Des ondoiements de couleurs s’en écoulèrent qui vinrent s’enrouler autour de moi, puis le monde vola en éclats de lumière pure.


Texte publié par JC Heckers, 2 juin 2017 à 11h32
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