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tome 1, Chapitre 11 tome 1, Chapitre 11

La péniche était une sorte d’épave qui aurait renoncé à sombrer. Si les hublots étaient aussi proches de l’eau, c’était sans doute parce qu’il y avait foule à fond de cale. J’espérais du moins ne pas découvrir de raison plus sérieuse à cette proximité aquatique. Thibaut et Alain se précipitèrent à l’intérieur, nous abandonnant au milieu d’une petite foule de jeunes étudiants débraillés. Il avait fallu se laisser tamponner le dos de la main, et pour franchir la passerelle il convenait de montrer sa marque, en un geste qui donnait l’impression qu’on était sur le point de gifler le comité d’accueil. Gaëlle m’attira dans un coin encore miraculeusement calme, sauta sur un tabouret de bar et me regarda au fond des yeux.

« Si tu as des questions, profites-en. C’est le moment ou jamais. »

J’émis quelques borborygmes approximatifs. Les interrogations ne manquaient pas, mais j’avais bien du mal à les mettre dans un ordre adéquat sans les emmêler les unes aux autres. J’ouvris encore la bouche en espérant qu’elles ne se précipiteraient pas toutes en même temps, demeurai muet une dizaine de secondes et renonçai. Au cas où, je pourrais toujours prétexter que l’éclat de ses yeux me troublait.

« Bon, dit-elle tout doucement. Puisque tu n’as pas les idées claires et que je ne veux pas t’embrouiller trop, je vais être aussi brève que possible. Commence par t’asseoir. Même si ça ne va pas être trop long, ce n’est pas la peine de rester debout. »

Je me hissai sur un tabouret bancal. Sur mon perchoir en déséquilibre, je devais avoir l’air d’un échassier inquiet. Elle sourit et lissa ses cheveux d’une main distraite, hocha la tête et attendit que je sois parvenu à me stabiliser.

« Vas-y. Je devrais réussir à ne pas me flanquer par terre.

— Tu as rencontré pour la première fois Raphaël il y a sept ans, mais tu ne t’en souviens pas. C’était en juin. Tu venais de rompre avec une étudiante en droit qui te rendait malheureux. Mais tu l’avais assez rendue malheureuse pour qu’il y ait un juste retour de bâton. Tu traînais dans un bar où tu t’abrutissais lestement, et vous avez discuté un peu. De piloris et de livres, entre autres. En rentrant, tu as trouvé assez d’inspiration pour une nouvelle que tu as reniée depuis. Marche/Arrêt. Pas terrible, il est vrai. Tu n’étais pas encore prêt pour une approche plus franche. Alors il a attendu.

— Plutôt patient.

— Plutôt. Il guette le moment propice presque depuis ta naissance. C’est à ce moment qu’il t’a choisi, certain que plus tard vous seriez faits l’un pour l’autre, mais il n’était pas le seul. Devine qui d’autre ?

— Pas vraiment au hasard : l’Asperge, lançai-je sans conviction.

— Monsieur est moins bête qu’il n’en a l’air. Parfaitement, c’était lui.

Je réprimai un léger soupir.

— Et tout ce beau monde ne s’agite pas autour de moi juste pour le plaisir, j’imagine.

— Certainement pas. Si Raphaël n’avait pas pensé très fort à toi durant tout ce temps, tout aurait été beaucoup plus simple. Mais il a fallu qu’il te choisisse comme protégé, et ensuite, comme si ça ne lui suffisait pas, qu’il te compromette avec lui.

— Là, tu n’exagères pas un peu ?

— À peine.

— Admettons. Et l’Asperge, dans tout ça ?

— Il pense que vous feriez de bonnes recrues, surtout depuis que vous vous fréquentez jusqu’à plus soif. Je pense que ça ne l’a pas dérangé que vous vous rencontriez, en fait. Au contraire, ça pouvait lui faciliter le travail. C’était sans compter qu’on me mettrait dans le coup. Vois-tu, je pourrais dire que je suis la sœur jumelle de Raphaël, mais l’expression est aussi impropre que possible, sans être tout à fait inexacte. Oublions ça. Ce qui est pénible, c’est que je doive lui passer la plupart de ses fantaisies. Et faire de la protection rapprochée, à cause de ta présence. Mais rassure-toi. Malgré tout, je t’aime bien, même si je te taquine un peu.

— Je suis touché.

— Besoin d’un petit résumé de la situation ?

— Pas vraiment. Je crois comprendre que je suis un pion judicieusement disposé dans l’attente d’un coup encore à venir.

— Je dirais plutôt un appât, parce que l’Asperge tente de t’utiliser dans ce sens, mais qui possède une dose de libre arbitre et n’est pas tout à fait maîtrisable. Un pion-appât, si tu préfères. Et le prochain coup, c’est toi qui le joues. Ainsi en a décidé Raphaël. De sorte que tu n’es plus vraiment un pion. »

Je restai silencieux quelques instants.

« Emmanuel ne m’avait pas tout à fait chanté la même mélodie.

— Il y avait certains détails qu’il ne convenait pas de te donner. Maintenant c’est différent. Derrière ton dos, la situation évolue. Par précaution, mieux vaut que tu en saches un tout petit peu plus. Raphaël se sent parfois perdu. C’est la raison qui l’a poussé à brusquer la partie. Il sait ce qu’il risque en te mettant en avant, parce que tu vas choisir pour lui.

— Et il me fait confiance.

— C’est sa plus grande faiblesse. »

D’un bond léger, elle sauta de son tabouret et attendit que j’atterrisse du mien. Ce que je fis avec beaucoup moins de grâce.

« Donc… Mon rôle est de dire oui ou non, le tien est de garder un œil sur Raphaël, celui d’Emmanuel de m’inciter à choisir la bonne réponse, et l’Asperge veut me persuader qu’il convient de vous laisser tomber, parce que sinon il l’aura vraiment mauvaise. C’est juste ?

— Juste, dans les grandes lignes, quoiqu’un peu abrupt. Maintenant, si ça ne te fait rien, il conviendrait de montrer le bout de notre nez, sinon ça aura l’air suspect. Ils vont commencer, et tu as besoin de te détendre un peu. »

Je grimaçai tandis qu’elle s’éloignait. Me détendre ? J’aurais bien voulu, mais d’un coup ça me paraissait difficile. Hormis peut-être en m’offrant un coma éthylique qui ne serait toutefois pas de bon aloi. Je me résignai à grincer nerveusement des mâchoires durant les heures à venir, et plongeai dans la meute qui trépignait avec impatience.

*

La première partie du concert n’arrangea rien. Un trio intitulé Les Morpions déchaînés semblait avoir pour objectif d’enrichir les fabricants de prothèses auditives. Je souffrais en silence dans mon coin. Thibaut et Alain s’étaient éclipsés en compagnie des membres du groupe suivant, 43 Degrés Nord, dont ils m’avaient assuré qu’ils étaient beaucoup plus calmes. En regardant par les hublots, je les voyais bavarder sur le quai avec d’amples gestes et de grands rires.

J’accueillis la pause avec un inexprimable soulagement. Gaëlle m’entraîna à l’extérieur, sous prétexte d’aller trouver un peu d’oxygène et de se remettre de la première partie de soirée. Je pouvais mal refuser : mes tympans commençaient à être douloureux. Nous nous échappâmes discrètement, sous le regard d’un Alain dubitatif qui venait juste de rentrer se faire enfumer. Elle lui adressa un large sourire en lui faisant signe de nous rejoindre, mais il secoua la tête. Manœuvre habile, songeai-je. Il devait croire dur comme fer que j’avais emballé la jolie demoiselle.

Nous nous éloignâmes de quelques dizaines de mètres et elle s’assit sur un banc précaire. Je préférai rester debout.

« Désormais tu vas être seul. Vraiment seul. Surtout, tu vas devoir aller jusqu’au bout, sans avoir le droit de te défiler, et sans pouvoir donner ta réponse avant la petite soirée de demain. Ça, c’était le dernier point que je devais te préciser.

— Et moi qui croyais avoir des problèmes.

— Tu as eu beaucoup de chance. Ça aurait pu être bien pire. D’ordinaire, l’Asperge n’est pas un tendre. »

Elle se frictionna les avant-bras.

« Thibaut… commençai-je avant de m’interrompre une fraction de seconde. J’ai l’impression que Thibaut sait quelque chose.

— Non, ce sont juste des intuitions. Assez fortes, mais des intuitions. Ou alors Alain y est pour quelque chose. » Elle me regarda le plus calmement du monde, me laissant un petit moment de flottement. « Oui, parce qu’Alain, c’est un peu son Raphaël à lui. »

Je ressentis soudain l’urgent besoin de m’asseoir.

« Mais la différence, ajouta-t-elle, c’est que c’est Thibaut qui a trouvé Alain, pas l’inverse. Il est tout de même probable que ce soit loin d’être un hasard. Certaines familles ont des prédispositions pour se lier avec les anges. »

Je demeurai coi. Ça ne changeait à mes yeux pas grand-chose. Malgré tout, déjà suffisamment assommé, j’estimais que si elle poursuivait ses confidences, on en arriverait vite au coup de grâce.

« Bien, bien, murmurai-je. Je crois qu’il est temps d’y retourner. »

Et, sans attendre sa réponse, je titubai jusqu’à la passerelle. On dut croire que j’avais un peu trop bu. J’aurais presque préféré. D’ailleurs je me précipitai sur le premier verre que me tendit Thibaut, qui nous guettait depuis un bon moment.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il d’une voix pleine de pitié. Tu t’es fait plaquer ? »

Je soupirai, levai les yeux au ciel, et bus ma vodka glacée d’un seul trait. Peu après, on pouvait affirmer que j’étais ivre, mais je m’en fichais totalement. Mon seul regret était de ne pas l’être assez pour oublier tout ça. Il était naturellement hors de question de vider le bar. D’ailleurs, estimais-je, ça n’aurait pas suffi. Et c’était bien dommage.

Je demeurai avec cette pensée en tête, qui m’accompagna jusqu’à mon retour dans un appartement que le chat, exaspéré par mon absence, semblait sur le point de mettre à sac. Le flanc du canapé était déchiré pour de bon. Comme je restais sans réaction face à l’outrage et que je me contentais d’aller m’effondrer sur le lit, il jugea qu’il était vain de poursuivre l’offensive et s’assit sur le radiateur, inquiet de ne subir aucun châtiment. Nous nous efforçâmes enfin tous deux de trouver le sommeil, mais il nous fallut un long moment avant de pouvoir fermer l’œil.


Texte publié par JC Heckers, 2 juin 2017 à 11h16
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