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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

L’automne s’abattit soudain. Trois mois encore et je retrouverais une paisible existence de fonctionnaire. Thibaut partageait désormais sa vie avec le garçon calme et doux dont il m’avait parlé à quelques reprises, de ce côté du moins j’étais satisfait. Je me contentais de traîner la mienne avec mon gros pouf de chat, ersatz de tigre dont la dernière lubie était de me sauter dessus pour me dévorer les orteils. Avec tout le désespoir requis en ce genre de circonstance, je regrettais Isabelle et ne parvenais pas à écrire une seule ligne. Quelques obscurs poèmes furent enfin publiés dans de plus obscures revues et j’eus le bonheur très relatif de voir paraître une nouvelle à laquelle je tenais peu. Quant au roman, il pouvait soit traîner sur un bureau, soit avoir déjà pris la voie du recyclage, pour tout dire je m’en fichais plus que tout.

Les journées s’étiraient comme des chewing-gums trop mâchés. Je me réveillais pour patienter jusqu’à la tombée du soir, allumais alors la télévision devant laquelle je demeurais vautré en attendant l’heure exquise où mes paupières se fermeraient, regardant n’importe quoi sans vraiment y être attentif. Thibaut et Alain – désormais son Alain – se montraient de temps en temps, mais vue de trop près leur félicité ne m’était pas délectable. Je demeurais ostensiblement renfrogné jusqu’à leur départ, qui laissait toutefois un vide dans le néant généralisé de ces funestes semaines. Mais je savais qu’Alain insisterait vite pour que tous deux viennent me remonter le moral, lui par sa simple présence d’une délicatesse discrète presque éthérée, agrémentée de sourires séraphiques, Thibaut en m’apportant quantité de gourmandises variées. Si j’appréciais ces attentions, elles n’amenaient pas de résultats très probants. Il eût fallu que je fasse des efforts, et je n’en avais même pas le courage.

Je commençai cependant à prendre de sages résolutions. Muni d’un crayon et d’un calepin, je me mis à hanter un café proche. L’ambiance y était douillette, la musique étouffée, la clientèle discrète, la patronne exubérante. Je ne comprenais pas pourquoi elle m’avait adopté tout de suite et s’était mise en tête qu’en son antre j’écrivais le chef-d’œuvre absolu du vingt-et-unième siècle. Alors qu’en fait, mon carnet ne se recouvrait peu à peu que de lettres avortées à Isabelle, ou de temps à autre de paragraphes guère conséquents sur la signification de l’existence, le néant des relations humaines, la délivrance de la mort. Je régressais à vue d’œil vers l’adolescence, il m’arrivait déjà de ricaner bêtement devant les feuilletons pour boutonneux.

La première tempête de la saison me ragaillardit. Ayant toujours apprécié les éléments déchaînés, je passai deux jours merveilleux à regarder voltiger feuilles et branches des arbres du square tandis que la chaussée se transformait épisodiquement en torrent tumultueux. Lorsqu’un temps calme eut presque repris le dessus, un soir où le spectacle de la télévision était, plus que de coutume, bien trop propice aux actes suicidaires, je décidai de sortir. Tant qu’à faire, il convenait mieux de promener mon esprit chagrin dans un air vivifiant plutôt que de le laisser moisir dans une chambre plus que désordonnée.

Refroidi par les toutes dernières sautes de vent, j’abrégeai assez vite ma flânerie et courus presque me réfugier auprès de Solange, dont le bar était, ce soir-là, particulièrement désert. Elle manifesta sa joie de me voir en nous servant un cognac qui me fit s’allumer deux neurones, nous devisâmes durant quelques minutes sur le fruit de nos inexistences, avant qu’elle ne m’invite à ne pas perdre de temps et à me remettre à mes écrits. Je déballai en souriant carnet et crayon, pris un air des plus inspirés et entrepris une nouvelle lettre à Isabelle.

*

Tu devrais écrire autre chose. Ça, c’était plutôt évident. Je biffai une phrase et, concentré sur le faux marbre de la table, me mis à pianoter tout en en cherchant une meilleure. Non, tu devrais écrire autre chose. Petite voix de la culpabilité à la con, tiens. Je posai le stylo, avançai ma main vers le verre et ainsi frôlai la sienne.

Je levai les yeux et, cheveux dressés sur le crâne, faillis bondir en renversant la chaise, le tout pouvant être accompagné d’un hurlement d’effroi. Il souriait. Ce n’était pas une petite voix intérieure, finalement. Il était revenu. Je me crispai et jetai un regard implorant à Solange, qui était plongée dans le journal. Et qu’est-ce que j’aurais voulu qu’elle fasse ? Qu’elle appelle les flics ? Qu’elle lui saute dessus et l’assomme à grands coups de tabouret ?

J’inspirai plusieurs fois en essayant de me calmer. Il attendait, arborant un léger sourire, que j’aie retrouvé mes esprits. La même tenue, les mêmes yeux, bouche, cheveux, front, oreilles et menton. C’était bien lui. J’étouffai un juron. La trouille menaçait de me submerger. Il ne fallait surtout pas le montrer, car ce n’était pas convenable. Attendu que cette façon de surgir subitement ne l’était pas plus, j’aurais apprécié de pouvoir le gratifier de mon regard le plus noir, mais j’étais pétrifié.

Sa manière placide de me regarder m’aurait bien aussi donné envie de lui balancer mon poing en pleine figure, si ce désir n’avait été tempéré par l’effroi dans lequel je plongeais. Cette fois encore il m’effleura la main, et en quelques instants j’avais retrouvé ma sérénité. C’était peut-être artificiel, ou tout ce que l’on voudrait, mais ça valait mieux que la grosse panique naissante dont je venais d’être soulagé.

« Il est bien, ton bouquin, mais personne n’en voudra. C’est trop court et il n’y a pas assez d’intrigue. »

Je ne me souvenais pas de sa voix. C’était caressant, doux, agréable. Il aurait par contre pu commencer par dire bonsoir. D’autre part, comment avait-il eu accès à mon manuscrit ? Remarquez, c’était plutôt facile, il en circulait une quinzaine d’exemplaires dans tout le pays, sans compter ceux expédiés au Canada, en Suisse et en Belgique. Mais tout de même.

Puis il ajouta :

« Je peux lire ? » Et avant que j’eusse répondu, il feuilletait mon carnet. Il me le rendit au bout d’une poignée de secondes. « Peut mieux faire. Se répète un peu. »

Je ne répondais rien. D’abord je n’avais rien à lui dire. Il tira une cigarette de mon paquet, et quand il me la tendit, elle était déjà allumée. Le briquet était dans ma poche.

« Rien qu’un truc. Tu verras, c’est facile.

— Je verrai quoi ?

— Plein de choses. » Il ferma les yeux. « En ce moment, Isabelle est en train de se faire draguer par un mec qui te ressemble, mais elle pense encore à toi et ne fera rien, d’ailleurs elle sort juste d’une histoire tordue avec une fille impossible. Florence est partie en Californie en compagnie d’un avocat véreux qui finira en taule, mais ce n’est pas une surprise. Je veux dire : que Florence sorte avec un avocat. Thibaut et Alain sont au cinéma, ils s’ennuient, le film est un navet. Le chat s’est acharné sur ta couette. Tu l’avais oublié dans la chambre, et comme la porte est fermée, il manifeste son plus grand dépit. D’ailleurs, tu devrais ranger un peu. Ta sœur Sylvie et Thomas vont bien. Si tu n’étais pas au courant pour Thomas, c’est fait. Tu recevras de leur part une carte postale du Chili dans deux jours. Ne parlons pas de Claire, elle se prépare pour un de ces séminaires dont elle a le secret.

— Au fait, grognai-je, on n’a pas gardé les moutons ensemble.

— Votre mère attend encore votre coup de fil. Elle est en train d’écrire une petite lettre vertement tournée. Faites attention en branchant le grille-pain demain matin, il y aura un très beau court-circuit. Votre magnétoscope n’aurait jamais dû rester si longtemps au placard, il est fichu, et quand vous voudrez visionner Alien, il va dévorer la cassette. Enfin, couvrez-vous mieux la nuit, les prochains temps vont être sacrément froids. » Une pause, puis : « Franchement, je préfère le tutoiement. »

J’avais les lèvres sèches. Il me fit de nouveau le truc de la cigarette. Finalement, ce n’était pas de refus. Les mêmes questions qu’à notre première rencontre trottinaient sous mon crâne comme un troupeau de souris affamées.

« D’accord, on peut se tutoyer », concédai-je enfin d’une voix blanche.

Il eut l’air ravi, croisa les bras et me toisa comme s’il avait une déclaration cruciale à faire, me piqua une cigarette sans que j’ose protester, l’alluma magiquement, tira une bouffée, s’assit plus confortablement, regarda dehors, me fixa, ouvrit la bouche et la referma sans rien dire.

« Je t’aime bien, déclara-t-il au bout d’un moment. C’est pourquoi je suis là. »

Son œil pétillait comme s’il avait conscience que j’étais soudain mal à l’aise. Je me renfrognai. Puis je le vis se concentrer, prendre son élan, et pendant un bon quart d’heure il me balança ses conneries.

En la matière, j’en connais un rayon. La connerie, j’en ai à revendre par camions entiers, lorsque je ne suis pas en forme, et par porte-conteneurs quand tout roule. Mais là, ça dépassait toute mesure. N’eût été le coup de la cigarette ou ses façons d’apparaître ou disparaître sans prévenir, j’aurais volontiers refusé d’en entendre plus. Mais j’écoutai sans broncher jusqu’au bout, avec assez d’attention, et pas seulement polie, l’attention. De la vraie.

Ensuite, après un long silence plus que dubitatif, je susurrai un « Pourquoi pas », il eut un grand sourire, me serra la main, et sortit par la porte. Voilà qui changeait un peu. Puis il toqua à la vitre, je tournai la tête pour voir ce qu’il voulait encore, il me fit coucou, et pouf, plus personne.

Et voilà comment on se retrouve embarqué dans des histoires tordues, songeai-je en passant une langue sèche sur des lèvres qui ne l’étaient pas moins. Une sorte d’excitation enfantine perçait doucement sous un calme étrange. Je m’étais à peine étonné qu’un être de nature angélique, ou prétendu tel, désirât s’équiper d’un auxiliaire mortel pour œuvrer contre les forces ténébreuses, et n’avais presque pas été surpris d’avoir accepté de tenir le rôle. Il fallait admettre qu’il avait su être convaincant. Ou que je ne demandais qu’à être convaincu. Ou, encore mieux, que je regardais beaucoup trop de séries américaines.

Tout de même un peu étourdi, je réclamai un double scotch à Solange, qui posa le journal et me servit en chantonnant. Je remarquai alors que l’autre enflure avait embarqué carnet et crayon. En échange, il m’avait laissé un sublime stylo-plume. Je l’empochai distraitement. C’est à ce moment que je me souvins que j’avais oublié mon portefeuille à la maison. Mais c’était sans importance. En partant, je me confondis en excuses et promis à Solange de la régler dès l’aube, ce qu’elle accepta avec son enthousiasme habituel, puis lui souhaitai une excellente nuit. Je parierais qu’elle n’a jamais aussi bien dormi de sa vie, enchantée par les sourires enjôleurs qui avaient appuyé ma promesse.


Texte publié par JC Heckers, 15 mai 2017 à 19h48
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