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Les jours suivants, je dormis mal et commençai à regarder de travers toute personne m’abordant même pour un renseignement des plus bénins. En fin de compte, je m’offris un court séjour à Oslo qui permit de mettre mon cerveau au frais, confiant le chat à un Thibaut malheureux comme tout de s’être fait larguer un matin de grand soleil par un risible avorton. Il avait besoin de réconfort, même venant d’un félin et, espérant avec conviction qu’ils sauraient s’accommoder l’un de l’autre, j’insistai avec assez de force pour qu’entre deux larmoiements il finisse par accepter mon mollasson de fauve.

Après mon retour, je rédigeai à ma grande surprise une bonne centaine de pages, presque d’une traite, et bientôt l’été succéda à un printemps que je n’avais pas vu passer. Ma rencontre avec l’inconnu du bar prenait peu à peu une saveur d’irréalité, ainsi qu’il advient de certains souvenirs dont on ne peut plus décider, un beau jour, s’ils sont authentiques ou non. J’avais par ailleurs fait la connaissance d'une Florence avec qui j’avais partagé un certain nombre d’activités demeurées platoniques, jusqu’à ce qu’elle eût tourné les talons : j’étais un gros empoté, et elle n’avait pas envie d’avoir atteint l’âge mûr pour savoir si ma couette était douillette. Je n’en avais pas éprouvé de réelle surprise, et m’étais peu étonné de ne pas me sentir blessé par cette rupture précoce. Le même jour, j’achevais le dernier lot de corrections. Le moment crucial était venu de décider si je devais tenter de vendre mon torchon ou le laisser à l’affinage pendant encore quelque temps.

Ayant jugé la première option peu adéquate mais amusante, je passai d’abord le bébé à Thibaut qui était mon premier lecteur habituel. Après quoi, je m’octroyai une semaine de repos total en Bretagne, sous un soleil féroce qui me chassait des plages sur lesquelles je n’avais pas trop le goût de m’étaler et me faisait errer de dolmens en menhirs. Au bout de ce séjour, je me passais presque de cigarettes, arborais une mine resplendissante et une peau délicatement dorée. À trop fréquenter pâtisseries et crêperies, il me semblait avoir pris quelques centaines de grammes, mais ce n’était pas pour m’inquiéter.

De retour à Paris, je dînai avec Thibaut qui me complimenta sur mon teint et déclara mon manuscrit assez digeste, sur la foi de quoi je disséminai mon œuvre chez divers éditeurs. Serein, je lévitais dans la stratosphère, considérant les menus tracas quotidiens avec une bienveillance inaccoutumée, les filles sans trop d’intentions lubriques, mon stylo avec reconnaissance et mon ordinateur presque avec amour. J’en profitai pour expédier à quelques revues une cargaison de poèmes qui moisissaient depuis des lustres. Quand la confiance est là, autant se lancer ! J’extirpai aussi de mes tiroirs d’antiques nouvelles qui patientaient en vue du jour béni où je daignerais les examiner avec compassion, et les réécrivis presque toutes. Ça allait trop bien. Je commençai à trouver ça suspect, quoique fort agréable.

Lorsque septembre devint plus qu’une vague perspective sur un calendrier, je me retrouvai passablement exténué. Je m’étais gavé d’excursions plus ou moins lointaines, mais avais surtout donné sans compter dans le littéraire, passant bon nombre de nuits à retravailler certains paragraphes rétifs. Et puis, j’avais rencontré Isabelle, qui manipulait des bouquins tout au long de la semaine dans une bibliothèque morose où elle s’ennuyait ferme. Nous nous étions croisés plusieurs fois dans l’antre d’un petit disquaire qui végétait près de Saint-Sulpice, échangeant de troublants regards tout en sélectionnant nos galettes argentées. Jusqu’à ce que je l’aborde franchement sous le prétexte fallacieux de lui conseiller de reposer dans son bac une version atroce d’une symphonie quelconque et de lui en préférer une qui l’était un tantinet moins, un moins à vrai dire très relatif. Mon intervention s’était vite conclue par un café au coin de la rue, un dîner d’après concert, et des ébats nocturnes dont je ne me croyais plus capable depuis la fin du siècle précédent.

Une partie de mon épuisement venait de là. Thibaut m’en voulait un peu de nager dans tout ce bonheur, mais il avait fait la connaissance d’un garçon qu’il trouvait délicieux et j’espérais pour lui une conclusion opportunément positive, qui m’éviterait ses remontrances appuyées. Il suspectait Isabelle de ne me fréquenter que parce qu’elle devait prendre son pied. Pas la peine de lui signaler que le précédent décérébré qu’il avait traîné avec lui n’était resté que pour cette raison – mais avait très vite eu besoin de nouveauté. « Tu devrais la tenir un peu à distance » était devenu sa phrase favorite. L’argument était qu’à trop la fréquenter je n’écrivais presque plus, et que c’était vraiment très regrettable.

Puis, un jour, il déclara qu’une de ses copines nous avait croisés. Avant que j’eusse demandé de quel sexe était sa copine, il avait ajouté : « Elle la connaît bien, ta nana. Elles sont sorties ensemble il y a deux ans ». Je demeurai de marbre. C’était sans doute une médisance due à un surplus de jalousie. N’empêche, j’abordai la question dès que possible, et pour conclure Isabelle m’avoua plutôt préférer les filles : c’était aussi bien que je sache, nous deux c’était voué à l’échec, et il valait mieux arrêter là, sinon je serais malheureux comme une pierre et ça la chagrinerait beaucoup.

J’encaissai le coup. Malheureux comme une pierre, mais fort digne dans ma souffrance ou tentant de l’être, je l’assurai de mon amitié éternelle, clamai que je ne lui en voulais pas, mais pas du tout, que j’appréciais autant de franchise, et qu’elle m’avait apporté beaucoup de bonheur. Du pipeau, mais avec l’apparence d’une magnanimité à toute épreuve. Après un dîner d’adieu durant lequel je supportai stoïquement l’éloge presque funèbre adressé à mon égard – je n’en souhaitais pas tant –, je décidai qu’un temps de réclusion volontaire ne serait pas détestable. Amour ne m’était pas propice. Autant dire qu’il ne l’avait jamais été, et à ce niveau d’acharnement je commençais à estimer qu’on ne pouvait plus parler de coïncidences. Je pouvais à peine me consoler en me rappelant que seuls les chats m’adoraient et me demeuraient fidèles.


Texte publié par JC Heckers, 15 mai 2017 à 19h43
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