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La Samaritaine, le Pont des Arts, le Louvre, bien où aller ensuite ? Ensuite, je pouvais longer les Tuileries, me payer la place de la Concorde et échouer sur les Champs-Élysées, donc un trajet pour touristes. Non merci, déjà fait. J’ai failli descendre sur la berge pour fuir les voitures, mais c’était oublier que l’endroit était fréquenté par des gens dont je souhaitais peu la compagnie intéressée. D’accord, j’exagérais, il y en avait de très bien. Comme mon cousin Thibaut. Pas efféminé, aucune trace, rien vous dis-je, il se faisait draguer par un tas de minettes, il n’aurait eu qu’à se pencher pour les cueillir, et même en bouquets touffus, le bougre. Mais bon, il préférait les mecs. Je ne pouvais pas lui jeter la pierre, moi qui avais toujours eu tendance à m’enticher de filles plutôt garces. Chacun son truc.

J’ai poursuivi et me suis bientôt retrouvé devant la trop fameuse Pyramide. Il y avait un peu de monde. Bel euphémisme ! Pourtant la saison touristique n’en était qu’à ses prémices. J’ai placidement considéré la perspective qui fuyait jusqu’à la place de l’Étoile, ai traversé la rue de Rivoli et me suis enfin posé dans le premier bar venu. Un bar plutôt luxueux, confortable et à l’ambiance feutrée. La note serait vraisemblablement salée, mais ça m’était égal.

Au bout de quelques minutes de dégustation d’un cocktail insolite, sentant que je devenais l’objet d’attentions soutenues de la part d’une vulgaire créature, j’ai pensé qu’il serait quand même plus convenable que j’aille me faire voir ailleurs. Je m'apprêtais à partir quand il m’est tombé dessus. Au moment où je désirais reprendre une position verticale, je me retrouvais avec un voisin de table. Je l’ai regardé un peu bizarrement. Il s’était assis devant moi sans me demander mon avis, sans un bonsoir, rien, et me considérait avec un demi-sourire énigmatique.

Je ne pouvais plus partir. Ça aurait senti la fuite, et j’avais un peu trop d’amour-propre en réserve pour pouvoir le supporter. J’ai donc allumé une cigarette en le toisant sans aménité, mais ça n’a pas semblé le refroidir. À tout hasard j’ai dit que j’étais hétéro, comme si je tenais à m’en excuser platement, et il m’a répondu qu’il le savait. Ça m’a fermé le clapet. Je ne voyais pas ce qu’il était venu faire là. Il a alors ajouté qu’il m’attendait.

J’ai examiné l’extrémité rougeoyante de ma cigarette en me demandant si je n’avais pas affaire à un cinglé, mais la curiosité a pris le dessus et j’ai balayé l’hypothèse. Il paraissait tout à fait ordinaire. Mais justement, là était peut-être le piège. Je l’ai alors considéré de plus près. Il avait l’air tout jeune. Une petite vingtaine d’années. Toute petite. Des cheveux assez longs, plutôt blonds. Un visage fin, délicat, des yeux noisette, de très belles lèvres qui, chez une femme, m’auraient suscité le désir immodéré de les grignoter voluptueusement. Tenue vestimentaire normale. Je veux dire qu’on n’y aurait pas fait attention. On aurait sans doute remarqué sa jolie petite gueule, mais pas son habillement, plutôt sombre, terne, sobre, neutre, passe-partout. Le bonhomme ne donnait vraiment pas l’impression d’être bien dangereux.

Un ange est passé. J’avais fini ma clope quand il a commencé à parler, déballant mon état civil, mon curriculum vitae depuis ma naissance, et exposant certains goûts que je cachais au commun des mortels, comme une attirance excessive pour certaines scabreuses utilisations de la chantilly. J’ai allumé une autre cigarette en vitesse. Mes mains s’étaient mises à trembler. Ce gars-là en savait bien trop sur moi, pire qu’un dossier des Renseignements généraux qu’on aurait omis de bâcler. Je l’ai regardé avec une panique naissante dans les yeux et il a posé une main sur mon épaule. J’ai alors ressenti comme une vague glacée me traverser, mais ensuite j’étais redevenu parfaitement calme. Il a retiré sa main et m’a dit qu’il ne me voulait pas de mal, bien au contraire, mais je n’étais quand même pas tout à fait prêt à lui faire confiance. Réflexe compréhensible.

Comme, encore un peu interdit, je lui demandais qui il était pour en savoir autant, il a repris son énigmatique sourire – modèle breveté La Joconde – et a secoué doucement la tête. J’allais devoir deviner tout seul comme un grand garçon. Vouloir considérer cette petite chose fragile comme un agent de quelque service secret relevait forcément du délire, cependant il connaissait par cœur ma biographie et il devait bien la sortir de quelque part. Et il fallait bien que, derrière ça, il y eût une finalité.

J’ai médité sur le mot finalité : but, destination, objet, motif. Et à partir de là : raison, prétexte, pourquoi. Oui, pourquoi ? Je voyais mal en quoi je pouvais intéresser quiconque plus que nécessaire. Je m’étais mis en disponibilité d’une prestigieuse administration où le secret était roi, mais je n’en connaissais aucun qui méritait de s’y arrêter. Pour se voir confier un véritable secret, il faut être en assez bonne posture, et je ne l’étais pas. On m’avait, bien entendu, mis en garde contre les indiscrets de toutes sortes, mais jamais je n’avais considéré que je mériterais de leur part la moindre sollicitude. Dans l’espoir que je devienne une « taupe », le jour où je remettrais les pieds dans un bureau ? Allons, voilà qui n’avait pas de sens ! M’étant mis à tourner en rond comme un vieux disque vinyle pourri, j’ai vite abandonné.

Il souriait toujours, et je discernais une pointe d’amusement. S’il y a une chose qui m’énerve par-dessus tout, c’est bien qu’on se fiche de ma pomme. J’ai déballé mon paquet de cigarettes et m’en suis allumé une autre. J’hésitais entre le planter là ou reprendre un interrogatoire discret, mais a priori sans espoir. Une musique doucereuse dégoulinait d’un lierre artificiel. Des gens passaient, nous jetaient des coups d’œil suspicieux, faisaient demi-tour un peu plus loin et allaient se tapir à l’autre bout de la salle dans quelque alcôve pourpre. Il m’a tapoté la main, que j’ai retirée en vitesse. Ce n’était pas le genre de choses que je pouvais apprécier de la part de personnes de mon sexe, et déjà sa paluche sur mon épaule m’avait un peu agacé. Il a dit « À bientôt » d’une voix douce, s’est levé, a fait quelques pas, s’est retourné pour me faire un petit geste d’au revoir plutôt taquin, et a disparu. Net. Ma cigarette m’a échappé. L’instant d’avant, il était à côté d’un pilier, d’un seul coup il n’y avait plus personne.

J’ai cligné plusieurs fois des yeux. J’avais dû être victime d’une illusion d’optique. Ou alors, la fatigue commençant à se faire bien sentir, j’avais eu une petite absence. Mais j’étais sceptique. L’option illusion d’optique était plus crédible. Je me suis levé et me suis un peu avancé entre les rangées de tables. Non, ça ne collait pas non plus. Une sueur froide a baigné mon front et j’ai réprimé un frisson. Je ne pouvais malheureusement pas espérer être en train de rêver au fond de mon lit. Les songes ne sont pas aussi tangibles. Ni aussi cohérents. Pourtant je n’avais pu qu’imaginer cette subite évaporation, ce qui n’était pas moins inquiétant. J’ai laissé s’échapper une exclamation angoissée et une conversation toute proche s’est interrompue, suivie d’un petit ricanement féminin. Je me montrais ridicule, le moment était venu de décamper.

J’ai filé prendre le bus du retour, qui était bondé, et me suis retrouvé presque collé contre le pare-brise. Pas l’idéal pour cogiter, à condition déjà que la cogitation ait de quoi se nourrir. Ce n’était pas le cas. Je regardais dans le vide, rassemblant de trop vagues idées pour permettre d’esquisser la moindre réflexion. En conclusion, j’ai réprimé un léger bâillement avant de me concentrer sur le spectacle du Paris nocturne.

Cette nuit de fin d’hiver était si douce que les promeneurs étaient encore nombreux, vision charmante, et je m’en voulais de ne pas m’être mêlé au tableau au lieu d’avoir laissé un énergumène aux desseins obscurs me polluer la soirée. J’ai soupiré en épelant in petto le mot destinée. J’avais bien peu de certitudes concernant l’existence, cette notion-là ne faisait pas partie du catalogue. Je sentais pourtant que, de toute manière, je l’aurais rencontré un peu plus tard.

Ou alors, il fallait que ce soit précisément ce soir, quand bien même eût-ce été ailleurs. Suivait la question pourquoi à laquelle je n’avais aucun début de réponse. Le retour des interrogations sans issue semblant s’amorcer, et avec lui la montée d’une angoisse irraisonnée, j’ai décidé de lâcher prise et de me concentrer sur ce qui se passait derrière la vitre. Nous étions arrêtés non loin du Panthéon. Parmi le grouillement de touristes, une seule silhouette ne bougeait pas et me regardait. C’était lui.


Texte publié par JC Heckers, 15 mai 2017 à 10h34
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