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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

C’était reparti pour le vertige de la page blanche, la grande exploration de l’Antarctique à vélo en pédalant dans le vide. Le stylo s’était endormi sur le coin du bureau tandis que je considérais avec une attention soutenue le mur dont la peinture s’écaillait tranquillement juste devant mon nez. N’eût été mon archaïque amour de l’odeur de l’encre sur le papier, il aurait mieux valu que je tente de m’acharner sur le clavier : le résultat aurait été le même, de toute façon. À l’évidence ça ne viendrait pas, et la poubelle était sur le point de faire une indigestion de feuilles froissées. Encore un beau gâchis…

Alors que le matin j’avais plein de bonnes idées en tête, le soir elles avaient toutes fichu le camp le Diable seul savait où. J’avais bien réussi à en capturer une ou deux, pas les meilleures, m’étais acharné à en faire quelque chose, avec pour résultat une bouillie à peine compréhensible. C’était affligeant, au point que j’avais de fugaces tentations de tout flanquer dans la cuvette des toilettes. Il convenait sûrement de ne pas trop espérer des heures enténébrées qui me mèneraient jusqu’au moment où, repu de fatigue, j’irais m’avachir sous la couette et maudirais ces belles phrases qui se refusaient comme de trop prudes jeunes filles.

Je regardais le mur, sentant une exaspération inquiète se faire jour. Peut-être avais-je bu trop de café ? Pourtant non : celui de midi avait été tout petit, minuscule, dérisoire dans son insignifiance. Peut-être alors n’avais-je rien à écrire ? Voilà qui serait terrible, pour ne pas dire épouvantable. J’espérais ne pas entrevoir là une nouvelle traversée du désert : j’en sortais d’une splendide qui me paralysait douloureusement il n’y avait pas si longtemps que ça. Une de trop.

Stylo et papier furent balancés dans un tiroir. Il était encore tôt, et je ne pouvais tout de même pas rester à attendre un miracle. Puis je me levai pour changer de disque, passant abruptement de Mahler à Sonic Youth, contraste fort jouissif à mon goût, avant de bâiller longuement, exercice dont j’étais familier depuis que le chat et moi faisions des concours de gueule grande ouverte. Sauf qu’après ça, il se mettait illico en boule pour se faire câliner par Morphée, non sans avoir poussé un soupir monumental.

Le son me paraissait trop faible et j’ai monté le volume. J’ai alors préparé mon dîner en vitesse et me suis installé devant la télévision, histoire d’être certain d’avoir une indigestion à peine le repas avalé. Jouant avec la télécommande pendant une poignée de secondes, j'ai hésité entre un jeu crétin et quelque sombre documentaire sur un cinéaste ukrainien dont personne n’avait jamais entendu parler, pour m’abandonner enfin aux délices des nouvelles du globe. J’ai dû me relever pour éteindre la chaîne avant de plonger dans les vertiges du monde contemporain. La musique ne convenait pas assez à la brochette de cadavres qui était au menu.

J’ai mangé sans trop souvent regarder l’écran : attraper une envie de vomir n’était pas ma priorité. Le chat est venu mastiquer un truc en ma compagnie puis est retourné squatter le lit en dédaignant mes offres de caresses. Quand la troisième page de pub après le journal a été refermée et qu’on s’est enfin permis d’aborder un sujet d’importance, la météo, j’ai décidé qu’il était grand temps de passer à autre chose.

Je pouvais téléphoner à Claire, mais l’entretien serait bref. Elle n’aurait rien à me dire, et je ne souhaitais que savoir comment elle se sentait de m’avoir – certes avec diplomatie – plaqué afin de partir en vacances avec son nouveau mec. En fait, je me moquais éperdument d’une séparation qui aurait dû se produire dès notre rencontre, six mois plus tôt. J’avais été amoureux un tiers du temps, malheureux un second tiers, indifférent le dernier. Il n’y avait pas de quoi se traumatiser. Sauf que je m’étais fait avoir. J’aurais dû me douter de quelque chose quand, au bout de presque un trimestre, des séminaires de fin de semaine avaient commencé à pulluler et qu’elle s’y était précipitée avec entrain, remorquant son immonde valise à roulettes cramoisie.

Je n’avais donc aucun regret. Le seul qui me taraudait encore était d’avoir laissé filé Maud, qui m’avait quitté quatre ans auparavant. J’avais été avec elle consciencieusement con, au point de finir par la lasser pour de bon. Cette séparation m’avait plongé dans un magnifique désarroi, et remis à l’honneur une foutue remarque de ma sœur, depuis longtemps certaine que je n’étais qu’un célibataire enragé. C’était peut-être juste, en fin de compte. Elle avait aussi suggéré une autre piste pour expliquer ma tortueuse psychologie, laissant entendre qu’en fait je n’aimais pas vraiment les femmes, mais j’évitais d’y penser, elle avait toujours eu des idées bizarres à propos de ses semblables.

La tentation d’un petit coup de fil à cette chère Claire étant ainsi éliminée, restait à trouver autre chose. Je pouvais peut-être m’offrir ce qui désormais était presque considéré comme un luxe inouï, en plein vingt-et-unième siècle : ouvrir un livre. D’ailleurs, la veille j’avais fait mes provisions à la bibliothèque. Des bouquins épais, écrits tout petit. Avec notes, index, tables, bibliographies, appendices, annexes, schémas, illustrations, graphiques – tout ça naturellement dans un autre ordre. Le roman chétif et concis qui s’était égaré au milieu de ces pavés pas très lisibles, je l’avais terminé le matin même.

Je pouvais toujours rallumer la télé, avec cette crainte tenace que mes neurones en prennent un sacré coup. Ils ne me paraissaient déjà pas bien vigoureux, si tant est qu’ils l’aient jamais été, mais ce n’était pas une raison suffisante pour les supplicier davantage. Qu’y avait-il au programme ? Téléfilm sur des idiots perdus en mer d’un côté avec grand méchant de rigueur, divertissement de l’autre, fiction vaguement historique ailleurs, magazines dits d’actualité sur le reste des chaînes : de bien formidables moments en perspective.

Le chat est venu réclamer sa part journalière de grattouillis et ça m’a donné un peu plus de temps pour réfléchir. Je n’avais décidément pas envie de me remettre à tenter d’hypnotiser du papier en rêvant que les mots allaient bien vouloir s’y déposer spontanément. Le reste, je venais d’en faire le tour et ne me réjouissait guère.

Quand mon paresseux félin est retourné disperser ses poils dans la chambre, lassé de ronronner béatement, j’avais enfin pris ma décision. Je sautai sur ma veste puis dans mes chaussures, et filai humer l’air du temps dans les rues encore humides de la pluie du jour. Des automobilistes renfrognés s’y trompetaient férocement les uns les autres, sans doute furieux de rater le début du navet vespéral.

Ça valait toujours mieux que la télé et, avant que l’idée saugrenue d’écrire quelque chose de neuf me saute dessus, j’avais passé une bonne partie de la journée cloîtré en compagnie d’un ordinateur récalcitrant pour tenter en vain d’affiner les corrections d’un vieux roman. En marchant assez longtemps, je rentrerais à une heure tout à fait acceptable avec une seule perspective en tête : dormir… Il se pouvait aussi que l’inspiration décide subitement de bouillonner. J'avais déjà connu ça : l’illumination qui vous saute à la gorge en plein milieu d’un carrefour. Vous n’avez plus qu’à rentrer en courant. Le pire qui puisse vous arriver en de telles circonstances, c’est de ne presque pas dormir de la nuit, trop pris par la fièvre créatrice pour songer à vous mettre au lit.

Après quelques jours de repos bien mérité, il conviendra bien sûr de jeter un œil critique aux gribouillis illisibles résultant d’un enfantement littéraire aussi soudain que bienvenu. Une impitoyable déception se fera sans aucun doute sentir. Il n'y aura plus alors qu’à récupérer les morceaux les moins dégoûtants de cette prose nocturne et à se débarrasser au plus vite du reste, avant que n’en émane une odeur pestilentielle.

Je me suis brutalement extirpé de mes pensées et regardai ma montre. Plusieurs millions de malheureux allaient subir des sévices cathodiques choisis, et d’ici quelques minutes se laisser infliger d'indignes tortures sans rien remarquer. Si j’échappais au pire, il me restait à savoir où je pourrais traîner ma carcasse. Mais peu importait, et en attrapant le premier bus qui passait la décision s’est imposée d’elle-même : je mettais le cap sur l’Hôtel de Ville.

Une fois arrivé au terminus, il me fallait encore choisir dans quelle direction je me lancerais. À quelques pas vers le nord-est, le Marais où je n’avais aucune envie d’aller, car je risquais franchement de me sentir un peu déplacé au milieu de tous ces garçons bien trop dépourvus d’hétérosexualité. Au nord, bof. À l’est toute, non. C’était mettre les pieds sur les terres où s’égayait l’ancien amoureux de ma sœur Sylvie, que je croisais trop souvent lorsqu'il me fallait traîner par là. L’aventure se terminait fatalement dans un bar, où il s’imbibait avec entrain en me ressassant l’âge d’or où ils étaient ensemble. Au sud, on verrait peut-être plus tard, je fréquentais parfois certains bistrots pas déplaisants du côté de Saint-Germain, mais je ne tenais pas à m’y ruer tout de suite. Autant descendre paisiblement la Seine.


Texte publié par JC Heckers, 15 mai 2017 à 10h30
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