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tome 1, Chapitre 4 « Une fille dans la ville, première partie » tome 1, Chapitre 4

Le mois des tempêtes entra à Argan dans un grand fracas de pluie et de vent. Charlie renonça aux jardins de la bibliothèque pour fréquenter la salle du personnel.

Les caisses arrivaient toujours plus nombreuses, des cartes et des plans, et toute une collection d’encyclopédies de la nature. Le département des sciences et techniques n’en avait pas voulu : « pas leur domaine », ni le département civilisation : « on ne traite que de l’homme ». La série échoua au département des cartes et des plans qui n’avait pas assez d’influence pour refuser l’inventaire de centaines d’encyclopédies.

Galaad était plus lunaire que jamais. Il se perdait sans cesse dans les réserves et Charlie passait un temps fou à le chercher ; il était hors de question d’abattre son travail en plus du sien.

Pour qui voulait se dégourdir les jambes, les réserves étaient l’endroit idéal. Elles étaient gigantesques. Faiblement éclairées par des lampes suspendues, les coursives longeaient et séparaient les différents départements, s’enfonçant dans le sol sur des kilomètres. Comme le reste de la bibliothèque, de l’extérieur il était difficile de se faire une idée de leurs proportions exactes. Après chaque tournant, Charlie poussait des cris de surprise, les couloirs se prolongeaient encore et encore, serpentant dans la pénombre.

« Cette bibliothèque suinte la magie », grognait-elle.

Elle avait à peine vu Flamme et Marien ce dernier mois et s’était contentée d’une visite polie à Mme Edda. La Protectrice semblait de bonne humeur. Elle raconta ses démarches pour la retraite, son envie de déménager – sa maison était trop grande – les derniers ragots échangés au club de tarot. Elle ne posa qu’une question : « ça va le travail ? » ce à quoi Charlie répondit en haussant les épaules : « ça va ».

Thomas Barnes fût son rayon de soleil dans ce mois de tempêtes.

Ils se retrouvaient pour la pause méridienne. De haute stature, toujours flanqué de Quintana et de Charlie, le roi Thomas dégustait son déjeuner du bout des lèvres, ignorant les regards languissants des collègues féminines.

Il déclara un jour que Charlie était la meilleure cuisinière de la bibliothèque. Les admiratrices profitèrent de l’aubaine, elles demandèrent la bouche pleine, où Charlie avait appris à cuisiner et comment elle savait si bien accommoder le lapin. Thomas était populaire, Charlie le devint malgré elle.

Charlie laissait régulièrement une assiette soigneusement enveloppée d’un tissu sur le bureau de Galaad. Elle ne le voyait jamais au déjeuner, mais elle retrouvait l’étoffe lavée, pliée et même repassée le lendemain matin. Une fois, il déposa une fleur à côté du petit paquet, une autre fois une minuscule licorne en verre, que Charlie cacha au fond de son sac aussi perplexe que souriante.

Les semaines passèrent.

L’hiver saisit la ville et épousseta son manteau de neige. Thomas et Quintana discutaient régulièrement des attaques, de l’enquête qui n’avançait pas. Ils épluchaient les journaux :

« Impasse dans l’enquête de la bibliothèque. La magie est elle à l’œuvre ? La direction refuse de répondre à nos questions » titrait l’un.

« Conférence de presse du maire Alaric : la situation est sous contrôle ! » répondait un journal favorable à la municipalité.

« Trafic d’artefacts et cercles magiques, les sociétés secrètes à Argan, notre enquête. » annonçait un magazine à grand tirage.

Thomas et Quintana n’avaient que la magie à la bouche malgré les protestations de Charlie. Thomas défendait à mot couvert les cercles, réunions de braves gens curieux de magie et férus d’histoire. Quel mal à apprendre les traditions des ancêtres ? « Dérives dangereuses », répondait Charlie, « nécromancie, guerres occultes »… Ce à quoi Thomas répliquait qu’elle était une impossible conservatrice.

Les spectacles clandestins d’illusions devinrent à la mode. Malgré les interdictions, on s’y bousculait. Thomas s’employa pendant des jours à convaincre Charlie de l’accompagner.

Elle céda pour lui faire plaisir. Contrarier ou décevoir Thomas lui paraissait plus difficile à surmonter, qu’assister à un spectacle de charlatans prétendant connaître l’art sombre.

Une fin d’après-midi, elle attendait Thomas devant les marches de la bibliothèque. Elle avait revêtu une jupe corolle qui s’évasait sous le genou, une veste cintrée assortie, le tout dans des tons de bleu pâle, sur lesquels elle avait passé son manteau gris. Un béret violine complétait l’ensemble. Si elle ne pouvait se coiffer à la mode d’Argan, avec force bouclette et chignon enrubanné, elle essayait d’être à la hauteur de la grande élégance de Thomas, quitte à acheter une fortune un ensemble qu’elle ne remettrait pas.

Un sifflement accueillit ses efforts. Thomas la baptisa princesse de l’hiver et la gratifia d’un baiser au front. Il avait passé un long manteau de laine. Son chapon melon lui allait comme un gant. Comme par un fait exprès, un écharpe mauve était noué autour de son cou.

La longue descente vers le sud de la ville commença. Ils prirent le tramway qui filait sur la sixième avenue. Ils s’arrêtèrent aux Archives, rejoignirent à pied la cinquième avenue pour récupérer le trolleybus. Il descendait la cinquième jusqu’à l’extrême sud de la ville. L’artère était commerçant, les passants se bousculaient, emplissaient les boutiques. Le trolley s’arrêtait souvent. Il marquait chaque arrêt par un sifflet perçant et un coup de frein brusque, les portes s’ouvraient avec des bruits de cornet à piston, les passagers montaient charriant des odeurs de semelles battant le pavé et de sueur. Charlie avait mal au cœur.

Ils passèrent non loin des bâtiments municipaux. Charlie s’agita sur son siège en bois verni.

La mairie et ses annexes montaient fières vers le ciel. Blancs pour la plupart, les bâtiments se distinguaient par leurs hautes lignes et leurs fenêtres de verre et d’acier. Si la bibliothèque restait un bâtiment classique, massif et austère à l’extérieur, déployant sa vraie beauté à l’intérieur ; la mairie impressionnait le visiteur dès les premiers pas sur l’esplanade où elle était construite. On y entrait par un porche en argent, sans cesse poli par des petites mains ouvrières pour qu’il ne ternît pas. Il était gardé par quatre dragons majestueux, à peine plus gros que celui du parc mais d’autant plus impressionnants.

Charlie avait visité les bâtiments avec son lycée. Elle se souvenait des longs vestibules immaculés, des milliers de bureaux, du décorum oppressant tout en frises et bas-reliefs racontant la splendeur d’Argan.

Dans une trouée entre deux bâtiments, on devinait la place Charles. Le cœur de Charlie se serra. Elle ne se souvenait qu’avec trop de vivacité de ces trois jours d’horreur, où elle était restée sur cette place. Personne ne pouvait la voir, ni l’entendre, ni même la toucher. Sa peur l’avait empêchée de quitter les lieux et lui avait sauvé la vie. Les corps de nombreux autres enfants avaient été découverts un peu partout en ville, percutés par des véhicules ou noyés dans le fleuve. Au bout de ces trois journées interminables, à ne pas manger, à boire l’eau de la fontaine, elle avait été enfin aperçue, pleurant dans le cou du dragon, par une dame nourrissant les pigeons, Charlie se rappelait de cette brave matrone complètement affolée. Elle l’avait accompagnée à l’hôpital et elle était restée avec elle jusqu’à l’arrivée d’une assistante sociale et de la milice urbaine. Avant les trois jours, il n’y avait rien. Comme tous les enfants entre huit et treize ans cette année-là, Charlie avait été frappé par une malédiction terrible qu’on appelait l’Oubli.

Charlie leva les yeux vers Thomas. Elle fût tentée de lui en parler, de lui dire : « j’ai été trouvé ici ». Le courage lui manqua, les mots restèrent derrière ses dents.

Ils traversèrent la vielle ville et ses ruelles étroites.

Si le nord de la ville était tout en belles rues ordonnancées, au sud elles formaient un écheveau mal odorant.

Entre les immeubles âgés de près de trois siècles, on ne distinguait presque plus le ciel d’hiver strié par les caténaires. L’air sentait le cuir et la friture. Le trolleybus zigzaguait. Les livreurs poussant des voitures à bras l’évitaient de justesse. Depuis les ateliers, le martèlement des machines pour façonner le métal, des scies découpant le bois montaient telle une litanie mécanique. Un instant, un chant mélancolique perça le vacarme, Charlie tourna le cou pour voir la chanteuse mais le trolleybus s’éloignait déjà.

Ils descendirent au terminus à l’extrême sud de la ville. À cet endroit, le fleuve se décrochait vers l’est, formant une boucle majestueuse. Les quais et le bas port auraient pu être de belles promenades. Le maire souhaitait les transformer en jetées et voies piétonnes, mais les bandes et trafics en tout genre gangrenaient le quartier et paralysaient le projet. La construction d’un pont était aussi dans les tuyaux de la municipalité pour relier enfin le sud de la ville à la rive ouest du fleuve. Pour cela, il fallait d’abord nettoyer la vielle ville.

Thomas quitta les quais, Charlie sur ses talons. Il remontait vers la vielle ville. Il s’engouffra dans une rue, puis tourna à droite et traversa une place qui avait dû être belle placette en son temps, pour rejoindre une impasse. La neige craquait sous leurs pas.

Tout ce temps, Thomas jetait des regards partout attendant que l’impasse et la place soient désertes.

— Bon nous n’avons pas été suivis.

Il quitta l’impasse, traversa la place dans l’autre sens et s’arrêta devant la porte en bois d’un immeuble.

— Mot de passe dit la porte.

Charlie sursauta.

— Passe le temps, passe les dragons, chuchota Thomas

La porte s’ouvrit sur une vielle dame. Elle les laissa passer en précisant qu’elle refermait ce passage derrière eux. Elle avait fini son service, il était temps de prendre du souci.

Charlie la suivit du regard sur la place mais la vielle lui jetant un regard irrité, elle reporta son attention sur le couloir. Déjà Thomas s’avançait. Plus ils s’enfonçaient, plus le couloir s’élargissait et s’ouvrait sur le ciel. Il s’agissait d’une rue intérieure d’une propreté remarquable quand on songeait aux amoncellements de déchets sur les quais. La ruelle desservait des portes en bois ou en fer sculptées de minuscules dragons. Charlie s'approcha de l'une d'elle. Un artiste avait minutieusement reproduit l'ensemble des statues place Charles. Elle préféra s'en éloigner. En levant les yeux, elle aperçut des escaliers en pierre rose, des balcons à moitiés cachés d’où jaillissaient les feuillages de quelques plantes persistantes.

Thomas poussa une porte donnant sur un escalier plongé dans le noir. Charlie chercha l’interrupteur ce qui fit rire Thomas.

— Viens !

Ils descendirent à tâtons un moment. Une dernière porte déboucha sur un longue galerie éclairée par des torches. En pierres calcaires, elle formait une sorte de nef.

— Bienvenue dans les Arrêtes ! clama Thomas.


Texte publié par Fabienne19, 18 mars 2017 à 23h24
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