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tome 1, Chapitre 5 « Par-delà la porte du Rêve » tome 1, Chapitre 5

Plongé dans l’obscurité, ses prunelles brûlent d’un feu surnaturel. Elle, elle est allongée sur le lit. Les draps se soulèvent au rythme régulier de sa respiration apaisée. Un regard appesanti sur elle, il s’interroge. Il redoute toujours cet instant qu’il ne connaît que trop désormais, maintenant que son ombre enveloppe l’âme de presque tous les hommes. Sait-elle seulement que le cœur qui bat dans sa poitrine n’est pas le sien, mais le sien ? Ainsi en fut-il décidé lorsque tous se sont soulevés et finalement repoussés. D’un coup, il sent sur ses épaules le poids de ses années, de ces décennies, de ces siècles, si ce ne sont des milliers ou des millions d’années. Derrière elle, il aperçoit la silhouette diaphane du maître de l’Onirie. Enfin. Il se relève et porte sur lui des yeux emplis de gratitude. Lui aussi n’est plus que l’ombre de lui-même et ses orbites ne sont plus que des cavernes creuses, reflet de l’écho d’un monde ancien, d’où s’échappe un flot monstrueux de menstrues. Exilé en son royaume, il y erre, semblable à une âme en peine prisonnière, et ne le quitte que sur son insistance ou lorsque le besoin s’en fait sentir.

– Morphé, l’appelle-t-il.

Les mots sont tristes et douloureux. À côté de lui, la femme dort profondément, elle ignorera jusqu’à son réveil, et même au-delà, ce qui bientôt se produira. Peut-être lui racontera-t-il ? Peut-être lui avouera-t-il ? Cadeau empoisonné des dieux. Elle est devenue par son sacrifice l’instrument de sa rédemption, de sa consomption.

– Bonsoir Erebos. Que veux-tu de moi ? Moi, le maître de l’Au-delà !

Sa voix rugueuse s’échappe d’une gorge sans souffle, dépourvue de vie, écho d’un esprit qui agonise. Erebos contemple un instant la créature assoupie, puis étend la main. De ses doigts s’évadent de minces filets mordorés qui ont tôt fait de l’envelopper et de l’élever, faisant du lit nuptial un catafalque. Morphé le regarde opérer, ses extrémités courent, jouent, s’entremêlent en une chorégraphie mélancolique et tisse la toile d’un cocon fait de bruits et de sons. Fragile créature faite de rêves et de sève, elle dormira au milieu dans le royaume du Maître du Rêve. Celui-i se saisit alors de la bourse ceinte à sa taille. Ouverte, elle dévoile un sable fin et blanc dont il prend une poignée au creux de sa paume et la souffle sur le visage de la femme ensommeillée.

– Je te remercie, murmure le dieu fatigué, les yeux fixés sur celui qui fut jadis un dieu.

Les lèvres pincées, ce dernier lui rend son regard.

– Que veux-tu de moi, Erebos, dernier de notre race ?

Celui-ci silencieux s’avance vers le maître des cieux. Ce n’est plus un humain, mais un fauve aux prunelles de feu ; sa gueule béante laisse entrevoir ses crocs acérés. Au fond de lui résonne le bruit des tambours. Les hommes frappent, les femmes dansent. Il y a si longtemps que cela dure. Au centre du village flamboie un immense brasier, autour ce ne sont plus que des vieillards. Dans un coin reculé, adossé contre case aux murs délabrés, Wema attend. Il est si vieux. Il est si tard. Il a tenu sa promesse faite à l’Asanbosam. Hélas, il n’avait pu conjurer l’avertissement qui lui avait été confié. L’Asanbosam ne s’était point trompé, il était le dernier et maintenant, que la mort est à ses côtés, il l’appelait.

Morphé, les paupières closes, acquiesce, douloureusement. Il ne peut refuser, comme il ne peut accéder. Tous se sont brisés et se sont retirés, il ne demeure plus que lui qui oscille à la frontière entre l’infini et la folie. Au-dessus du lit, Anésidora, enfermée dans son cocon, ne devine rien de la métamorphose et rêve d’amour. Erebos se penche sur elle et dépose un tendre baiser sur ses lèvres vermeilles. Morphé s’approche à son tour. Dans les légendes, les mythes et les merveilles, l’humanité est issue de la terre, qu’elle soit de fer ou de glaise, d’airain ou de carmin. De quoi est faite cette femme qui rêve ? Aucun d’eux ne le dira, elle est un don et son secret, tous le garderont. Elle ignore qui elle est. Peut-être un jour cherchera-t-elle les réponses. Hélas, seront-ils encore là pour l’exaucer ? Le maître du rêve passe une main dans la masse de ses cheveux soyeux, puis trace, du bout de l’index, de singuliers motifs.

– Merci, murmure le fauve au regard assombri.

Ainsi, s’il ne s’en revient pas de la folie, saura-t-elle tout d’elle-même et de lui-même, en même temps qu’il la protégeait, celle qui aura et qui ne sera que son seul et unique amour. Puis la gravité reprit ses droits, le cocon disparut et son corps recouvra alors sa liberté perdue. Erebos la couvrit d’un duvet puis se coucha auprès d’elle.

Morphé s’est déjà saisi de son instrument, ce sable qu’il disperse dans le cœur des hommes, avec lequel il leur ouvre les portes de son domaine.

– Et maintenant, dors, Erebos ! lui intime Morphé. Tu ne peux échapper au rêve. Tu sais qu’il t’attend.

Sa voix n’est guère qu’un chuintement, un souffle dépourvu de vie. Le sommeil s’empare de son être, malgré la terreur qui grandit au sein de son âme. S’arrachera-t-il encore une fois à la folie et à la furie ? Erebos a peur. Silencieux, le maître des songes exhibe sa minuscule bourse dans laquelle sa main plonge. Un peu de sable doré repose au creux de sa paume. Un vent chaud entoure déjà le visage d’Erebos et le couvre de grains jaunes.

– Puisses-tu le retrouver et lui offrir le repos auquel il aspire, murmure le spectre comme il s’efface dans l’obscurité.

Des larmes argentées perlent au coin de ses yeux tandis qu’Hypnos s’empare de son être. À côté de lui, Anésidora est toujours endormie, apaisée. Comme il l’envie.

– Pardonne-nous, Erebos, soupire la silhouette diaphane.

Celui-ci ne dit plus rien. Le sable l’a plongé dans un rêve sans sommeil. Le seigneur demeure quelques instants pour veiller le couple assoupi. Du bout des doigts, il lui effleure le front et en arrache quelques filets d’une brume brillante et noire ; la substance cauchemar. Des larmes roulent le long de ses joues. Son cœur est lourd et amer, car il sait quelle charge pèse sur lui, lui le dernier-né de leur espèce. D’un pas léger, il s’en va ; le rêve est sans surprise. Entre ses mains se matérialise deux flacons de cristal, l’un écarlate dans lequel il enfermera bientôt le songe moire, et l’autre blanc réceptacle de l’âme de celui qui l’attend. Face à lui, la fenêtre s’efface tandis que ses ailes se déploient, immenses, ténèbres diaphanes. Il saute dans le vide. Un courant d’air se saisit de son corps et l’entraîne dans l’obscurité, loin de ce monde où autrefois ils vivaient tous. Pendant ce temps, le rêve l’engloutit. La pierre noire se dresse devant lui. Elle luit dans la nuit, comme si elle renfermait toutes les étoiles de l’univers. Elle est la porte qui lui donnera accès au rêve, en même temps qu’il devra traverser les enfers, ses enfers. Le vœu du maître des Songes résonne dans sa tête en même temps que l’appel du jeune vieux Wema vaincu par ce nouveau dieu qui n’a d’yeux que pour les choses brillantes et sans essence. Erebos, a les yeux tournés vers l’obscur où se reflètent un visage luisant et inquiétant, pas tout à fait le sien, mais si proche et si familier.

– Ô, mon frère, toi dont l’âme hante de ténèbres. Bercé par les promesses d’une raison devenue illusion, tu t’es détourné de la sagesse et tu as laissé la noirceur s’emparer de ton cœur. Démiurge, tu t’es arrogé la place réservée aux dieux. Est-ce là un esprit de revanche ou de vengeance ? Pourquoi ?

Dans l’obscurité, la figure demeure muette ; masque d’arrogance et de cire. D’un geste de la main, il chasse l’apparition et se concentre sur l’appel du (X nom du sorcier). Il n’appartient plus qu’à lui de l’exaucer. Erebos poursuit sa marche à travers le rêve. Là-haut dans le ciel imaginaire, dans l’écho scintillant de la lune il dessine son visage. C’est celui d’un homme au cheveu rare et blanc. Sa peau noire est ridée et parcheminée, tannée, burinée par le soleil. Ses joues sont creuses et son sourire est vide, cependant que ces yeux respirent encore la vie. Il est assis à l’ombre de sa case, un vieux tapis de paille est posé devant lui.

– Wema… bruisse Erebos.

Sa voix est encore plus légère que la brise. Sa main effleure la surface de la pierre noire, puis elle s’enfonce de plus en plus profond jusqu’à ce que son corps entier soit prisonnier de la gangue minérale.

Un léger brouhaha s’échappe de l’amphithéâtre. Nulle inquiétude ne le saisit alors qu’il s’apprête à en franchir le seuil, car le silence se fera dès qu’il posera le pied à l’intérieur. Il a franchi le seuil et nul retour en arrière ne peut se faire. Sur un banc, un étudiant s’agite plus que de coutume. Ses yeux cernés et son teint craie dénote cependant une soirée agitée, plutôt qu’une nuit blanche passée à plancher sur sa dissertation.

La porte est entrebâillée. Il entrevoit les silhouettes, perçoit les chuchotements et les ricanements, bientôt ce sera le calme. Sa semelle effleure le parquet. Le bruit à peine perceptible, mais il suffit et la bulle de silence se déploie autour de lui. Semblable à une aura, elle l’accompagne. Sur le tableau en ardoise, des traces blanches subsistent, vestiges d’un ménage inachevé. Çà et là demeurent quelques fragments épars de ces notes de la veille. Soudain, il se fige. Personne ne le remarquera. Tous resteront dans l’ignorance de cet éphémère instant. Il est le dernier, fossile d’un vieux monde que beaucoup s’efforcent d’ensevelir et d’oublier ; chacun des objets présents semble devoir le lui rappeler. Pourquoi est-il là ? L’interrogation l’effleure, puis s’en va, évanescente. Sa main se tend vers la surface mate. Ses yeux se lèvent. Pendant depuis le plafond, des câbles épais. Faute de moyens, ils demeurent ainsi, suspendus dans le vide. Il s’en amuse, car il n’apprécie guère ces tableaux où ne glissent plus ni craies ni tampons.

Vautré sur son siège, l’étudiant marmonne, la tête lui tourne et ses yeux sont injectés de sang. Il s’effondre ; corps désarticulé semblable à une poupée de chiffon, son visage enfoui dans ses bras. Quelqu’un le soulève. Il se traîne. Ses pieds renâclent et raclent le sol en linoléum. Des sons lui parviennent, c’est à peine s’il parvient à articuler deux mots. Ils sont deux, deux à le soutenir, un bras sous chaque épaule. Les yeux mi-clos, il les distingue avec difficulté. La nausée le gagne ; un borborygme s’échappe, râle sonore et fétide. Des relents d’alcool et de pourriture jaillissent de son estomac affamé.

Le temps reprend son cours. Ne l’a-t-il jamais quitté ? Il se tourne vers la foule éparse. Ils sont aussi peu nombreux que lors du précédent. Sur son bureau traîne un carton. Au fond gît ce qu’il nomme volontiers des illusions. Il sourit et les remercie. Il se murmure qu’il est sévère et avare. Il s’en amuse, car ainsi se défilent les faux, les semblants, les tartuffes, ne demeurent que les courageux, les curieux, les tortueux. Parfois, il en surprend, mais bien vite le masque tombe et ils prennent la fuite. Il se chuchote dans les couloirs qu’il possède un secret. Peut-être… Ses yeux couleur acier balaient le vaste espace. Éparpillé aux quatre coins, il les invite à resserrer les rangs. Il est assis sur un bout du pupitre, une jambe repliée sous son genou.

Une odeur aigre de vomissure monte dans la pièce. Ganté, l’infirmier tend un paquet de mouchoirs gris aux deux étudiants tandis qu’il renverse leur ami, deux doigts sur la carotide. De nouveau, des éclats de voix lui parviennent, brouillés, étouffés. Il s’enfonce doucement dans un monde de coton.

Sans un bruit, tous se sont rapprochés ; ils ne sont plus qu’une poignée, sept jeunes femmes et sept jeunes hommes et lui est le monstre tapi au centre du labyrinthe. Dans le fond de la salle, les battants des portes claquent dans le vide. Les yeux fermés, il entend l’écho de leur pas dans le couloir, remplacé bientôt par celui d’une sirène lointaine et aigrelette. Il sourit et savoure l’ironie du moment tandis qu’au fond de ses prunelles s’allume une lueur cruelle. Prédateur, il patiente quelques instants. Pourtant, celle-ci a un goût amer.

– N’oublie pas qui tu es, ronronne une voix qui lui paraît familière.

Il sursaute. Un voile écarlate couvre son regard. Non, il n’oublie pas. Il fait nuit et il est assis sur un banc. Il n’est qu’un noctambule parmi d’autres, mais aussi une anomalie, car ses poches sont vides de fantaisies. Un haut-de-forme sur la tête, ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, il l’enserre presque au point de la briser. Dans l’ombre, son sourire n’a rien d’amical. Il est celui d’un animal, d’un prédateur qui a flairé sa proie. En face de lui, il en est un second, plus calme, plus posé, plus rusé sans doute. Enfin, il en est un troisième qui porte sur eux un regard amer. Il se résigne, car il lui faut se nourrir quelqu’un soit le prix. Ce dernier lève les yeux au ciel et découvre un paysage de ténèbres que ses habitants ont fui depuis longtemps. Au milieu de cette ombre transformée en pénombre, il lui semble apercevoir un visage, décharné, émacié. Qui est-ce ? La question ne se pose pas, c’est la faim qui lui dicte ses actes. Autour d’eux, une tension nouvelle naît, puis disparaît. Il est là ; ils peuvent entendre les éclats de sa voix. Soudain, ses bras se soulèvent et de la pointe de sa canne, il frappe le sol et fais silence.

– À toi ! mon ombre mortelle, fais de moi ta force ! À toi ! mon ombre cruelle, fais de moi véloce ! murmure celui aux yeux emplis d’amertume.

– Pourquoi ? rétorque la première.

– Pourquoi ? gronde la seconde.

– À toi ! mon ombre mortelle, fais-moi don du sang ! À toi ! mon ombre cruelle, fais-moi don de la mort !

– Pourquoi ? bruissent-elles en écho.

– À toi ! mon ombre mortelle, emplis-moi de ton chant ! À toi ! mon ombre cruelle, élève-moi à ton rang !

– Pourquoi ? chuchotent-elles de nouveau.

– Parce que je suis le dernier ! éructe-t-il, les mains plongées dans leurs poitrines respectives.

– Oui, parce que tu es le dernier de notre race, Erebos. Ne l’oublie pas.

Leurs voix ne sont plus que des murmures tandis que leurs chairs se dissolvent dans l’éther. Au fond de lui, son esprit s’enferme et se terre ; il cède la place à la folie meurtrière de ses reflets.


Texte publié par Diogene, 3 juillet 2017 à 21h41
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