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tome 1, Prologue tome 1, Prologue

Les paupières closes, la présence est adossée sur le banc. Quelques promeneurs nocturnes croisent son chemin sans lui porter la moindre attention. Il n’est qu’une silhouette parmi d’autres, une forme fondue dans la masse noire du beffroi qui se dresse derrière lui. Le vent charrie le bruit d’une circulation éparse, parfois crevé par la sirène hurlante d’un véhicule de pompier ou de police. Il ne somnole pas, il médite. Depuis quand n’a-t-il pas dormi ? Lui-même à oublié à quand remonte sa dernière nuit de sommeil. Il se concentre sur l’obscurité et s’arrache aux visions artificielles qui le cernent. Avec lenteur, il quitte la surface boisée. Une main enserre sa canne en bois d’olivier, l’autre plonge dans une poche de sa veste et produit une paire de verres fumés, datant d’un autre siècle. Sur sa tête, un haut-de-forme, en feutrine bleue, parfait le personnage qu’il aime à donner voir, excentrique bourgeois qui s’encanaille dans la nuit. Ils sont nombreux comme lui à déambuler ainsi. Savent-ils seulement ce qu’il est, qui il est ? Chaque fois qu’il les croise, des larmes amères ruissellent, puis s’écrasent par terre. Dans le parc où il a trouvé refuge, une bande braillarde arrive, à grand renfort de cris et de parjures. Un haut-le-cœur le saisit. Ce n’est pas l’odeur de l’alcool régurgité, ni même celui de l’herbe de mauvaise qualité qui le mettent ainsi à mal.

-- Pauvre de vous, soupire-t-il. Vous cherchez dans le creux quand il vous faut vous tourner vers le plein. Vos bourses débordent et vos cœurs sont emplis de fétiches.

Il s’appuie un instant sur sa canne. Il devine avec une aisance singulière le déroulement de l’événement. Il perçoit déjà, qui le premier de la troupe, frappera. Le pied de celui qui se dissimulera derrière et qui, profitant de son inattention, fauchera, le privant de cet appui vital. Il dessine la courbe qui le cueillera ensuite au creux de l’estomac. Il se pliera et la pointe d’un pied rencontrera son menton. Oui, il voit tout cela au-delà ses lunettes de verres noirs ; des jeunes filles et des jeunes hommes appartenant à la franche dorée du quartier. Pourquoi ne les a-t-il pas suivis ? La question demeure sans réponse. Elle lui fait mal, plus mal encore que les coups qui, bientôt, s’abattront. Il a envie de sourire. Il devient cynique et c’est non sans une pointe d’ironie qu’il soulève de quelques centimètres, celle qui fait de lui un homme au crépuscule de sa vie. Son geste est passé inaperçu ; l’extrémité de sa canne embrasse toujours le sol. Il attend. Il entend les ricanements du groupe censé le distraire. D’ailleurs les voici qui s’approchent de sa personne. Ils sont ivres et lucides. Leurs mouvements sont désordonnés, maladroits. Mais ce n’est qu’un vulgaire masque qui ne le trompe pas. Veulent-ils jouer qu’il sera leur proie, jusqu’à l’instant où ils deviendront le gibier. Il a faim, car cela fait trop longtemps qu’il ne s’est pas sustenté. Hélas, toute cette fade nourriture ne lui inspire que du dégoût ; aussi un peu d’épices seront les bienvenues pour la relever.

Pantomimes désarticulées, une bouteille ou un joint à la main, ils arrivent braillards et bravaches, déversant à tue-tête un flot d’insanités aussi fleuries qu’un jardin public.

– Hé papy ! C’est pas une heure pour s’promener, l’interpelle une jeune femme à la mine vulgaire et empâtée.

– Ouais, on sait jamais c’qui pourrait arriver, renchérit un jeune homme engoncé dans un large manteau de laine. Vous voulez pas qu’on vous raccompagne jusqu’à la bouche de métro ?

Leur victime se tasse encore un peu plus, apeuré.

– Roh, l’a peur le vioc, ricane quelqu’un d’autre. Hé, on va pas t’manger pépé.

– On va juste un peu s’amuser, retentit une voix derrière lui.

Un sourire fugitif éclaire son visage ombragé, puis sa canne bascule dans le vide. Leurs figures reflètent le désarroi, car il ne choit pas. Mais cela ne dure pas. Rien ne saurait gâter le déroulement du guet-apens, alors il tombe, s’écroule de tout son long, de toute sa masse dans le chemin gravillonné. Sa tête embrasse le sol, tandis que de minuscules éclats de silex s’incrustent sous sa peau. Dans leurs yeux, l’angoisse a cédé la place à une rage malsaine, qui n’est rien d’autre que l’expression d’une haine aussi vide que vaine. Une main le saisit par le col et un poing décrit un arc de cercle. De nouveau l’ironie illumine son regard. Il a jeté au loin ses verres ; il serait regrettable qu’il fasse les frais de cette petite incartade. Son haut-de-forme, lui, a roulé sur le sol et a été piétiné par des pieds malintentionnés.

– Aucun respect, songe-t-il, alors qu’il se prépare à encaisser le coup qui lui sera bientôt porté.

Ses muscles bandés, il les relâche en même qu’il le reçoit, ainsi donne-t-il l’illusion de sa vulnérabilité. Plié en deux, il devine la pointe d’une chaussure à talon. Il relève la tête implorant et provoque l’hilarité de ses bourreaux qui, alors, redoublent d’attention. Trop saoul pour le frapper, l’une des filles soulève sa jupe et lui urine dessus.

– Profite bien, vieux cochon ! J’ai oublié mon string ce soir ! se moque-t-elle d’une voix avinée, tandis que le jet doré s’abat sur son visage et ruisselle dans son col.

Les yeux fermés, il sent enfin monter en lui ce désir qui l’animait jadis. Hélas, pis qu’une drogue à chaque fois il en réclame plus, toujours plus. Mourrait-il un jour de cette malédiction qu’il ne s’en étonnerait guère, ou n’est-ce là qu’une épreuve qu’il s’inflige à lui-même ? À nouveau l’envie de rire le saisit. Il ouvrirait alors sa bouche toute grande et dévoilerait les noirs chicots qui tapissent ses gencives ; mais ce ne serait que pour mieux trahir ce qui penserait le faire périr. Il se retient, car le moment n’est pas encore arrivé. Il n’en a besoin que d’un, au-delà il se rendrait malade.

– Ôte tes pattes de là, sale pervers ! s’écrie celle qui a uriné sur sa personne.

Il entend un corps choir, suivi des brusques sursauts d’un estomac trop chargé. Il ne l’intéresse pas, pas plus que la jeune fille qui vient de le renverser. Pour tout avouer, aucun d’entre eux ne saurait le satisfaire. Cependant, la nécessité fait foi et la faim lui dévore enfin les entrailles. Il peut l’entendre gronder. Bientôt, il ne pourra plus retenir cette persona si savamment sculptée et elle volera en éclat.

– Encore un peu de patience ! s’admoneste-t-il.

Un pied lui écrase la main, tandis que des talons s’enfoncent dans son dos. Quelqu’un lui casse une bouteille sur le crâne ; un peu de sang noir coule.

– Oh, merde ! clame celui qui a fauché sa canne.

La tête enfouie dans le sable boueux, il ricane en silence. Ils sont si prévisibles. Il sent la peur suinter de leurs personnes. Les souffles sont courts et les respirations haletantes. Les esprits toujours prisonniers des vapeurs alcoolisées s’échauffent, on se brouille, on parlemente et on tombe d’accord. La meute s’enfuit dans la nuit. À terre, l’homme se dissout. Il n’est plus qu’une flaque d’ombre, d’où s’élève bientôt une silhouette où se confondent blancheur et noirceur.

– Ah… soupire-t-elle, tandis qu’elle cherche de ses yeux luisants son haut-de-forme.

Comme il a grise mine, aplati, avachi, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Quelque pas encore et elle ramasse sa canne, dont le pommeau scintille, puis ses verres fumés, couverts de boue et de brins d’herbe. Entre ses mains, le chapeau retrouve sa fière allure. Ainsi fait, il le revêt, de même que ses lorgnons qui prennent place sur un nez fin.

– Le matin, il marche sur quatre pattes, le midi, sur deux pattes, et le soir sur trois pattes ! éclate-t-il de rire, tout en frappant le sol de la pointe de son bourdon.

Aussitôt, une brume s’élève de la terre et l’enveloppe pour mieux le dissimuler aux yeux des intrus. Là-haut dans le ciel entre la cime des arbres, il se rit de cette pesanteur grise, en même temps qu’il se lamente de la torpeur qui saisit les voyageurs. Au fond de ses entrailles, la faim gronde, terrible et inassouvie. Enfin, elle s’éveille. Enfin, il se réveille. Au fond de ses yeux, ses pupilles s’illuminent d’un feu qui ne connaît qu’une seule fin. Hélas, s’il donne libre cours à ses désirs, alors ceux-ci nepredront jamais fin, tant qu’il en sera ainsi. De rage, il hurle et glace le sang des rares passants. Oseraient-ils lever les yeux, qu’il ne verrait qu’une masse nuageuse et furieuse. Un peu plus loin, il aperçoit la bande gouailleuse et joyeuse ; ils ont déjà oublié. Il s’apprête à fondre, mais se retient.

Patience.

La meute se disperse, un seul l’intéresse, celui qui pensait le prendre en traître ; les autres n’auront que peu à lui prodiguer. Au coin de ses yeux perlent des larmes de tristesse. Hélas, il veut vivre et aucun autre choix ne s’offre à lui. Il ne veut pas avoir éveillé en vain sa soif de sang, sans qu’il ne l’étanche. Il n’est pas seul, quelqu’un, ou plutôt quelqu’une, se tient à encore avec lui. Elle le soutient, car il titube et manque de s’écrouler sur le macadam. Perché dans les branches d’un platane, drapé dans ses ailes noires, il l’entend gémir, tandis que sa compagne le houspille. Il devine que son refuge est tout proche et qu’elle ne l’accompagnera pas au-delà. En effet, le couple s’approche d’un porche et l’un frappe du bout de l’index sur une plaque de métal. Après plusieurs essais infructueux, la porte enfin cède et la jeune fille aide son compagnon à entrer. Ivre, celui-ci insiste pour qu’elle monte avec lui. Mais elle reste inflexible et bientôt elle s’éclipse, une main posée sur la façade pour la guider. Par l’embrasure, l’ombre se faufile avant de se fondre dans l’obscurité du lieu. Sur le mur, une petite lueur orangée signale le commutateur électrique, mais sa victime est trop ivre pour s’en apercevoir. Il sourit, moqueur et presse de son index l’interrupteur. Face à lui, le jeune homme, soudain dégrisé, se décompose.

Il est repu, sa soif est étanchée, il va vivre. Vivre, oui. Et maintenant, il lui faut se réfugier, car il ne pourra résister. Cela n’a duré qu’un bref instant pour ce jeune homme, une éternité pour lui. Revigoré, mais non régénéré, il reprend son envol et passe au-dessus de ce qui fut jadis un capitole. Dans son esprit, le chaos étend son emprise, il doit se dépêcher. Il n’est plus très loin et déjà il l’aperçoit à la fenêtre. Seule sa présence l’apaisera à présent. Avec le courage du désespoir, il se jette sur le battant qui s’ouvre avec fracas. Précipité sur le parquet poussiéreux, il murmure :

– Judith…


Texte publié par Diogene, 2 mars 2017 à 11h06
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