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Le monde de Dulatum-la dernière des Fées
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tome 2, Chapitre 4 « Le Grand Gradon » tome 2, Chapitre 4

Le clapotis des vagues créait une douce mélodie. La régularité du tempo endormait Eren. Avachie sur une pile de coussins, elle lisait. L’ouvrage, sur les dragons, la passionnait. Elle se massa la nuque avec la main gauche. Depuis leur départ, une raideur musculaire s’était installée sur le haut de ses épaules. La contrariété. Elle regrettait de ne pas s’être expliquée davantage avec Gregory et ne cessait de penser au jeune homme. Non pas qu’il lui manquât, mais elle se demandait si tous les prétendants agissaient comme lui.

La Demoiselle décida qu’elle resterait célibataire et éviterait ainsi les tracas. Elle n’arrivait pas à envisager l’utilité de badiner et encore moins celle d’avoir un mari. Pour le moment, elle avait envie d’aventures et de découvertes. Elle étira bras et jambes dans un long bâillement.

« Nik-nik, entendit-elle.

— Nak-nak, compléta un second petit piaillement.

— Il y a quelqu’un ? interrogea Eren.

— Nik-nik, répondit le premier.

— Nak-nak », continua la seconde voix.

La Demoiselle pivota d’un seul mouvement et se mit à plat ventre. Elle souleva les couvertures et regarda sous sa couchette. Deux dragonneaux la fixaient de leurs grands yeux. Eren plaça son index dans sa bouche et le mordit pour ne pas crier. D’un bond, elle se retrouva à quatre pattes. Les deux animaux se précipitèrent sur elle et lui léchèrent le visage. Leur enthousiasme la déstabilisa. Eren tomba en arrière et les deux vauriens l’escaladèrent en piaillant.

La jeune fille gloussa. Elle les carressa tour à tour en s’asseyant en tailleur.

« Mais qui êtes-vous ?

— Nik-nik, Yaurt, lui dit le premier

— Nak-nak, Yogu, enchaîna la cadette. Nous les petits du Grrrand Grrradon.

Eren éclata de rire et la saurienne fronça les yeux. La Demoiselle toussa et se reprit.

— Yogu, tu es la fille du Grand Dragon et non pas Grrradon…

— Grrradon, grrr. Nak-nak, l’idiot c’est mon frère… Il ne sait même pas parler !

— Pas vrai ! s’exclama Yaurt en grimpant sur sa sœur.

— On se calme, on se calme ! Premièrement comment se fait-il que je vous comprenne ?

— Toi… gardien… nous, tenta d’expliquer l’aîné.

— Tu vois, il ne sait pas parler. On a bien réfléchi et puis on a décidé que tu serais notre nounou.

— Et vous êtes venu me chercher au milieu de l’océan ! Incroyable !

— Non… On voulait rencontrer le Grrrand Grrradon, pour lui présenter nos respects. Et puis, nous t’avons reniflé. Ton odeur nous plait. C’est important pour dormir de sentir bon.

— Oh ? Hé bien, je suppose que je suis flattée.

— Toi… jolie… aussi, compléta Yaurt en se mettant à ronronner.

— Merci. Bien, il va falloir m’aider. Que suis-je censé faire ?

— Tu dois nous laver, surtout mon frère ! Parce qu’il fait encore pipi sur lui. Tu dois nous nourrir, jouer avec nous. Tu dois…

— Stop Yogu ! s’exclama Eren. Le terme “gardien” implique que je suis votre protecteur, pas votre boniche.

— Moi… faim... beaucoup.

— S’il te plaît Eren… Yaurt vomit quand il a l’estomac vide.

— Entendu. Que mangez-vous, car les différents ouvrages que j’ai lus à ce sujet ont bien du mal à s’accorder ?

— Nik-nik, tout répondit le premier.

— Nak-nak, n’importe quoi », enchaîna-t-elle.

Eren se redressa. Elle faillit tomber tant les dragonneaux marchaient dans ses jambes. Elle prit deux pommes sur sa commode et les leur lança comme des balles. Les deux petits sauriens se mirent à courir et à bondir en tous sens tout en jouant avec la nourriture.

La Demoiselle avait toujours voulu avoir un frère cadet ou une sœur. Elle ne s’attendait pas à avoir deux vauriens à charge. Elle réalisa qu’être en contact avec non pas un, mais deux dragons n’était pas chose commune. Elle soupira, certaine de s’être encore attiré des ennuis. Pourtant, sa curiosité la poussait à tout savoir de ces êtres mythiques. Son grand cœur n’aurait pas supporté de laisser seules deux petites créatures sans défense. Eren secoua la tête. Elle ne pouvait rien refuser aux animaux magiques.

Dorénavant repues, les deux canailles se roulaient sur le dos non loin des trognons de pommes. Eren remplit sa bassine d’eau et mouilla un linge propre. Elle attrapa Yogu et la débarbouilla. Elle fit de même avec son frère. Ce dernier était bien plus réticent que sa cadette. Cependant, il se laissa faire. Elle disposa ensuite un châle en laine de Grubens aux pieds de son lit. Elle plissa le tissu de façon à en faire un nid et coucha les deux sauriens à l’intérieur.

« Nous… raison... toi bon gardien, ronronna l’aîné avant d’enrouler sa queue autour de son corps.

— Oui, tu seras une bonne gardienne. Je t’aime déjà, compléta la cadette.

— Bonne nuit mes anges », répondit Eren en se faufilant sous les couvertures.

Allongée sur le dos, la jeune fille pensait au lendemain. Comment allait-elle annoncer à la Princesse Griselle que sa suite comportait dorénavant deux membres de plus ? Qui plus est, des dragons ! Que se passerait-il lors de leur arrivée à Xipés ? Les sauriens étaient-ils tolérés dans les maisons ? Eren déglutit avec difficulté. Son angoisse était telle qu’elle lui écrasait l’estomac aussi sûrement que l’aurait fait le coup de pied d’un cheval.

Heureusement, le ronflement de ses compagnons l’apaisait. Soudain, elle n’entendit plus qu’un seul petit râle ! Elle s’assit brusquement. À tâtons, elle chercha une allumette. Une fois que sa lampe tempête éclairât sa cabine, elle se précipita sur eux. Si Yaurt dormait profondément, Yogu ne respirait presque plus.

La demoiselle prit la saurienne et instinctivement la plongea dans le fond d’eau que contenait sa bassine de toilettes. Sa peau était couverte de pustules rouges. Eren se demanda si elle ne faisait pas une allergie. Peut-être que les dragons des mers ne supportaient pas la laine. Elle enduit délicatement les petites ailes à la lotion à base d’algues qu’elle avait trouvées en cadeau dans sa chambre et attendit. Les boutons disparurent peu à peu et les écailles de l’animal reprirent leur couleur bleu turquoise. Yogu toussota et cracha un peu d’eau puis elle grogna et se laissa aller à produire de belles flammes.

Eren sourit, soulagée que la dragonne soit en vie. Cette dernière lui retourna un regard plein de reconnaissance.

« Merci, par le Grrrand Grrradon, mon heure était venue.

— Ne dis pas de sottises Yogu.

— Je ne raconte pas des bêtises. Il n’y a jamais eu de jumeaux chez nous. Nos premières semaines sont primordiales. Yaurt et moi-même sommes bien conscients du danger. C’est pourquoi nous voulions rencontrer le Grrrand Grrradon.

— Pour un bébé, tu parles drôlement bien, remarqua Eren.

— Normal. Nous naissons porteurs de la connaissance de nos ancêtres. À l’inverse des hommes, plus nous vieillissons, plus notre mémoire s’améliore.

— Hé bien ! Quoi qu’il en soit, je suis contente de voir que tu vas bien.

— Tu as sauvé la vie d’un dragon… Sais-tu ce que cela implique ?

— Pas vraiment, et je ne m’en préoccupe guère. C’est mon rôle de vous protéger.

— Mais non ! râla Yogu qui avait retrouvé toutes ses forces. Le gardien, il est notre boniche comme tu dis. C’est un serviteur !

— Alors, je refuse la tâche…

— Pas grave…

— Toi… Cavalière… des mers », les interrompit Yaurt.

Arrivée par surprise, le dragonneau virevoltait sans bruit autour d’Eren. Il finit par se poser maladroitement sur son épaule gauche. Il passa plusieurs fois sa tête dans son cou en ronronnant. À n’en pas douter, l’aîné était beaucoup plus câlin que la cadette.

Une vague, bien plus puissante que les autres, renversa le baquet et inonda les pieds de la jeune fille. Le vent avait dû monter pour que la mer commence à se déchaîner ainsi. Les deux sauriens et la Demoiselle s’étaient vautrés dans un même mouvement. Les deux animaux se redressèrent et volèrent jusqu’au fauteuil tout proche. Eren se relava et se tint debout en face d’eux.

« Écoutez, je ne suis rien du tout. Les chevaux ailés m’ont honorée d’un joli bracelet en crin, je ne vais pas en plus m’investir auprès des dragons. Je veux bien être votre gardienne le temps de mon séjour à Xipés, mais mon dévouement s’arrêtera là !

— Quin ! Quin ! se mit à pleurer Yogu, dont les moustaches argentées vibraient frénétiquement.

— Snif ! Snif ! reprit avec force Yaurt.

Eren se laissa tomber sur sa couchette et cala sa tête entre ses mains, ce qui l’empêcha de voir la magnifique lumière rouge qui éclaira un instant sa cabine.

— Mais, pourquoi ? Pourquoi moi ? »

À ces mots, un claquement résonna et la fit sursauter. Au fond d’elle, elle entendit l’ordre impérieux du Grand Dragon de venir lui présenter sa progéniture. Ses immenses yeux violets s’ouvrirent encore plus sous l’effet de la surprise. Eren lissa sa robe. Elle tenta de remettre sa chevelure en place. Cependant dans la précipitation, elle fit pire que mieux. D’un geste sûr, elle attrapa les deux bébés et se rua sur le pont principal.

Tandis qu’elle faisait son entrée, un grognement emplit le silence de la nuit. En réponse, Yaurt et Yogu blottis dans ses bras piaillèrent. Le ciel s’illumina peu à peu de millier d’étoiles filantes et Xéphos posa un genou à terre.

Eren était subjuguée. Un immense dragon aux écailles dorées et aux moustaches pourpres interminables avait déployé ses ailes. Immobile, la jeune fille se demanda comment l’animal arrivait ainsi à rester sur place sans bouger.

« Vite… vite… avancer, la pressa Yaurt.

— Oui, dépêche-toi ! Il faut que nous allions donner nos larmes, lui ordonna Yogu.

— Vos larmes ? s’étonna Eren.

— Mille larmes pour une mort digne et dix mille pour une vie sauvée ! » s’exclama la cadette.

La Demoiselle ne put retenir les deux petits chenapans. Ils s’envolèrent et allèrent se poser sur la tête du saurien ancestral. Celui-ci grogna une seconde fois. Les étoiles filantes se transformèrent peu à peu en une pluie fine et scintillante : des larmes. Venues de tous les horizons, elles emplissaient le ciel.

Le Grand Dragon émit un troisième son guttural et les gouttelettes se mirent à former une spirale. Elles s’associèrent en une cordelette de perles blanches microscopiques. La lanière se dirigea vers Eren. Au contact de sa peau, elle se refaçonna en bracelet.

Une dernière fois, le saurien aux écailles d’or fit entendre son râle puissant. Tandis que les bébés retournaient à ses côtés, Eren s’émerveilla du spectacle qui s’offrait à elle. Rompant l’obscurité, une lumière éclatante l’éblouit. Le Grand Dragon pleurait. Sa larme virevolta et se métamorphosa en une magnifique perle d’argent et ferma le bijou d’Eren avec élégance.

L’animal majestueux battit des ailes et inclina la tête. La jeune fille closit les paupières. Elle savait ce qu’elle devait faire, mais avait beaucoup de mal à en accepter les conséquences. Elle se ressaisit, personne ne pouvait refuser un tel vol, elle gèrerait les suites de cette histoire en temps voulu.

Eren attrapa la corne droite du Grand Dragon et pivota de façon à venir s’asseoir sur le front du saurien. Il prit la direction des étoiles et monta bien loin au-dessus de la mer intérieure. Elle eut l’impression de toucher l’infinité de l’espace. Dulatum s’offrait à elle. Tous les royaumes étaient baignés par la même nuit et éclairés d’une lune claire. Elle ouvrit le bras et inspira profondément, saoule de puissance et de bonheur.

Le Grand Dragon effectua plusieurs cercles concentriques afin de se rapprocher du galion. Une fois suffisamment près, il inclina la tête et Eren glissa sur le pont. Le saurien plongea avec discrétion et disparut. La jeune fille respira à pleins poumons. Elle venait de vivre une expérience unique. Elle se tourna. Là, l’ensemble du personnel du vaisseau ainsi que la Princesse Griselle et son frère Eliott, arrivés entre-temps, l’attendait. Elle leur sourit benoîtement. Xéphos siffla longtemps et, un par un, tous posèrent un genou à terre.

Eren sentit son estomac se serrer et la nausée lui monter à la bouche. Il n’était pas question qu’elle revive son aventure de Chevalière des Airs. Quel titre et quelle fonction allaient lui trouver les dirigeants de Xipés pour un malheureux vol à dos de dragon ? Il fallait leur couper l’herbe sous le pied immédiatement.

« Non, non non ! Relevez-vous ! On ne va pas en faire toute une histoire parce que je suis la nounou de deux petits monstres.

— Demoiselle, commença Xéphos. Vous êtes notre Cavalière des Mers, notre chef des armées et le lien unique entre les sauriens et les humains. Il est normal que nous vous montrions notre respect.

— Xéphos, je ne suis rien du tout. Comment voulez-vous que je dirige des soldats, je suis bien trop maladroite ! Ce sera notre petit secret.

— J’ai bien peur de ne pas avoir le choix, Demoiselle Eren. Je me dois de prévenir la Reine Xalanda. »

Les mots de Xéphos eurent l’effet d’un coup de poing. Eren tomba à genoux, pliée en deux. Elle pleura à chaudes larmes. Griselle se précipita. Elle jeta un regard sévère au capitaine avant de prendre sa Demoiselle et de l’aider à se remettre debout. L’Altesse lui caressait doucement le dos sans rien dire. Eren leva légèrement la tête et vit Eliott venir vers elle.

« Alors la teigne, on fait des caprices ! se moqua-t-il.

— Eliott ! Tu ne comprends pas ! s’exclama-t-elle en pleurant.

— Oh que si ! Tu crois que tu vas devoir te plier et suivre des ordres. Tu te sens prise au piège, prisonnière. Eren, tu es une âme libre et aucune charge ne pourra jamais te retenir. Tu étais, tu es et tu seras toujours notre petite teigne, aux garçons et à moi.

— Vraiment ?

— Écoute, la teigne, relève la tête, honore papa et à maman. Ils seront si fiers !

— Mais, si j’accepte et qu’ils me forcent à être quelqu’un d’autre.

— Sers-toi de ton titre pour faire ce qu’il te plait. Les animaux magiques viennent vers toi pour que tu les aides, ils te font confiance.

— Je n’avais pas vu cela sous cet angle.

— Donc ?

— Mets un genou à terre afin de me saluer proprement ! » sourit-elle.

Eliott prit sa sœur dans ses bras et lui frotta le haut de la tête avec son poing. Elle essaya de se dégager et il la retint. Tels des chiffonniers, ils se battirent quelques minutes. Eren passa sa main dans la poche de sa jupe et en sortit son poignard. Elle donna un violent coup de pied dans le bas-ventre de son frère. Ce dernier, plié en deux, ne put rien faire lorsqu’elle pressa la lame contre son cou.

« Eliott d’Erum, capitaine de la garde de la Princesse Griselle de Grubens, vas-tu être concilient ! Je suis une Demoiselle et mon rang m’astreint à une certaine discrétion. Je ne peux plus te botter ainsi les fesses !

— Veuillez... accepter mes... plus plates excuses Demoiselle Eren d’Erum, répondit Eliott en grimaçant. Il se releva péniblement et continua. Cependant, j’avais raison. Tu es une vraie teigne et je ne crois pas qu’un seul des hommes de ce bateau te manque de respect maintenant qu’ils t’ont vu à l’œuvre. »

Ce fut donc ainsi, aidant Eliott à retourner dans sa cabine accompagnée de la Princesse Griselle qui avait beaucoup de mal à ne pas sourire, qu’Eren devint Cavalière des Mers.


Texte publié par Isabelle , 9 mars 2018 à 21h00
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