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Des carrousels aux moulures dorées et des montagnes russes constellées d'ampoules multicolores, des cabanons et des roulottes peinturlurés de couleurs vives, des bonimenteurs en tenue lamée, des filles aux yeux trop maquillées en corset et jupes de tulle, de fausses gitanes en robes à sequins penchée sur des boules de cristal, aux notes lancinantes d'un orgue de Barbarie... Les fêtes foraines qui venaient s'installer tous les étés dans les champs moissonnés aux alentours de la ville figurent parmi les images les plus vives de mon enfance. Nous traversions, mes camarades et moi, cette cité étrange, les yeux écarquillés, les doigts collants de pomme d'amour et de barbe à papa, plongés dans un monde où le temps semblait suspendu.

A la fin de la saison, les artistes et les bonimenteurs remballaient leurs accessoires, les lumières s'éteignaient, les cabanons perdaient leur bannières et leurs décorations, ne laissant pour un temps qu'un maigre squelette de bois de caisse. C'était aux premiers jours de l'automne. En septembre, le mois de la mélancolie, quand la brume matinale se posait en couche diaphane juste au dessus du sol encore gorgé de la chaleur l'été, quand un vent frais dissipait le reste de douceur attardé dans l'air, quand la nuit étendait de plus en plus tôt ses voiles sur la terre, quand l'insouciance désertait les écoliers.

Il ne fallait que quelques jours aux ouvriers pour démonter la ville fabuleuse, quelques jours durant lesquels, après la classe, nous retournions sur les lieux de nos soirées émerveillées, pour retenir les dernières saveurs de la fête, tant qu'en demeuraient les vestiges. C'était comme un rite initiatique chaque fois renouvelé, comme pour marquer la perte d'une enfance qui nous désertait un peu plus chaque année, insensiblement. Quand nous parvenions sur les lieux de notre pèlerinage, les équipes de démontage avaient déjà quitté le site. Les structures à demi-abattues et les baraques dépouillées nous faisaient l'effet d'un paysage de guerre. Assis dans le chaume coupé qui mordait dans notre chair tendre, nous ressentions sans vraiment le comprendre l'écho de notre propre mortalité.

Étrangement, cette image était aussi présent à notre mémoire, l'année durant, que celle des mystères colorés et des délices sucrés, des filles peu vêtues et des lueurs chamarrées. Elle en était l'écho furtif et lointain. Le souvenir d'un souvenir. Un peu comme la rengaine lancinante d'un orgue de barbarie, quand on la perçoit de loin et que les notes prennent une sombre tonalité, parodie inquiétante et dénaturé d'un motif enfantin.

Mais la vision qui me demeurait à l'esprit était celle du carrousel à demi démonté, dont les chevaux de bois peint avaient déjà été emportés vers leur écurie hivernale, un hangar sombre et silencieux, veillé par des araignées et quelques pigeons égarés dans la charpente. La partie centrale, massive et encombrante, demandait plus d'efforts de destruction. La silhouette du carrousel mutilé perdurait sous la pluie fine et dans nos souvenirs, mais pas les détails de ses décorations, désuètes, joviales, couleur de berlingot, témoignant d'un monde qui n'existait plus... et n'avait jamais vraiment existé. Elles s'enfuyaient, comme les poupons chevauchant des cygnes, ou peut-être des girafes, qui caracolaient sur ses frises.

Un jour, la fête a cessé de s'installer dans notre voisinage... ou peut-être est-ce moi qui suis parti. Je n'ai conservé que ces souvenirs recréés de bric et de broc, mêlant le réel et l'imaginé, les nuits lumineuses et les soirs de bruine, les manèges dans leur gloire et les squelettes à vif... Aucun souvenir d'enfant ne survit sans altération. Parfois, même, il faut les reconstruire, avec des pièces d'épaves dépareillées. Des cadavres exquis qui émergent de la brume comme des îles perdues. Des carrousels à demi démontés dont les chevaux se sont enfuis.


Texte publié par Beatrix, 20 août 2013 à 19h28
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