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tome 1, Chapitre 7 « Les Trois Démons » tome 1, Chapitre 7

Sur le lutrin, le livre aperçut la veille n’était plus, à sa place un traité, semblait-il de botanique d’après les illustrations qu’il apercevait.

– Datura Stramonium, utilisée pour doter de visions ceux qui la consomment, murmura une voix surgie de nulle part tandis que se posait sur son épaule une main encore plus froide que la glace. Le prince se retourna vivement et découvrit son hôte, le visage toujours dissimulé par son capuchon, déambulant entre les rayonnages, une main effleurant des couvertures des ouvrages sans âge.

– Datura… laissa échapper le jeune homme.

– Stramonium, acheva-t-il, désormais à côté de lui.

– Mais… commença le prince.

– Désirez-vous toujours découvrir l’homme aux yeux miroirs ?

– Oui ! Plus que jamais ! affirma le prince, rendu encore plus sûr par les paroles de son ange de la nuit.

L’homme ferma les yeux, ou du moins le prince se l’imaginait-il.

– Va-t’en auprès de Mélanime, elle te conduira jusqu’à celui que tu cherches.

Et d’un geste, il désigna les jardins où paissait la fougueuse jument à la robe obsidienne. Étonné, le jeune homme n’osait donner congé à son hôte, car tout cela lui paraissait fort aisé, au contraire de l’avertissement reçu la veille de la part de sa belle princesse. Néanmoins, il n’avait pas oublié qu’il lui faudrait obéir à l’injonction fraternelle, quel qu’en fut la nature.

– Et…

Mais ce dernier le fixait d’un œil sévère qui n’admettait aucune réplique. Aussi le prince s’en retourna-t-il avec célérité dans les jardins où l’attendait la jument sellée et ce fut au petit trot qu’ils prirent la route pour une direction connue d’elle seule. Le soleil était haut, mais l’animal prenait des chemins à couvert, négligeant les sentiers, certes plus faciles mais aussi plus clairsemés. Ils avancèrent ainsi plusieurs heures jusqu’à une trouée dans la forêt où poussait ce que les paysans appelaient un cercle de sorcière. La jument huma un long moment le fond de l’air, balança plusieurs fois sa tête de gauche et de droite, fit encore quelques pas, puis s’arrêta au centre de ce dernier.

– Je t’abandonne là, jeune homme. Par trois fois, le démon viendra. Par trois fois, il te tentera. Ne quitte le cercle sous aucun prétexte ou il t’en cuira. Quant à moi, je reviendrai au lever du soleil.

Et sur ces mots, l’animal bondit hors du cercle et s’éclipsa derrière d’épais fourrés. Seul, le prince prit son paquetage et s’en servit en guise d’oreiller, puis s’allongea. Hélas, il ne se perdit pas dans la contemplation des nuages, car la cime des arbres était bien trop haute. Aussi préféra-t-il se laisser bercer par leur lent balancement et s’endormit-il très vite. Néanmoins, il n’y avait pas une heure qu’il ne s’était assoupi qu’une délicieuse odeur de rose fraîche et de bergamote vint lui chatouiller le nez. Ouvrant les yeux, il découvrit une femme, vêtue d’une robe de soie émeraude, fort occupée à servir une tisane exhalant le si suave mélange. Surpris par cette présence incongrue, il se rendit compte qu’il avait grand soif, d’autant qu’il avait omis de remplir sa gourde lorsqu’ils avaient longé la rivière.

– Vous devez être assoiffé, jeune homme. Vos lèvres sont toutes sèches. Venez donc partager avec moi de mon infusion. Elle vous ravira les sens, en même temps qu’elle vous désaltérera.

Le prince hésitait malgré sa bouche qui devenait aussi sèche que le sable du désert et sa langue qui se collait à son palais. En effet, il se rappelait l’avertissement de la jument. Était-ce là le démon ? Le jeune homme peinait à le croire. Néanmoins, il n’en déclina pas moins l’offre et se recoucha, malgré les suppliques de la jeune femme qui le cajola longuement de douces et enivrantes paroles, jusqu’à ce que perdant patience, elle s’en fût, hurlant des insanités et des obscénités qui tirèrent le prince de sommeil. Il vit alors s’enfuir un démon renard dont le visage de cire aurait fondu. Épouvanté, il se recroquevilla sur lui-même et ferma les yeux ; sa soif avait disparu. Cependant, il n’avait pas tôt de rejoindre Morphée qu’une odeur de viande grillée s’en vint le chatouiller, réveillant en lui une faim irrésistible.

– Je te sais affamer mon enfant, ronronna la voix du cuisinier, un homme en tablier blanc et à la mine joviale. Viens donc remplir ton ventre creux. Il y a à manger pour dix comme toi.

Il n’exagérait pas, car devant le prince se tenait une immense table couverte des mets les plus délicats et les plus raffinés.

– Viens donc, nous avons des faisans rôtis, de l’ours farci, du jambon de dromadaire, des ortolans flambés, des pains de patates douces, des mescluns au vinaigre de Balsamos, de l’outarde aux pistachions… De l’éléphant aux olives.

L’homme poursuivait sa litanie, énumérant sans se lasser tous les plats ainsi dressés, suscitant l’ire des entrailles du prince Hippolyte qui gémissaient de plus en plus fort. Cependant, il avait toujours à l’oreille les paroles de la jument et demeura stoïque face aux paroles affamantes de l’homme. Hélas, à mesure que le temps passait, sa colère montait, en même temps que ses mets se métamorphosaient. Perdant patience, le cuisinier maintenant au faciès de goret cracha par terre et s’enfuit non sans bousculer la tablée qui chut par terre où elle se changea en poussière. Disparu, avalé par les bosquets, la faim qui tenaillait le prince n’était plus, qui se rendormit aussitôt.

Le second démon parti, la nuit se fit de plus en plus froide, tant et si bien que même sa couverture épaisse en laine ne suffisait plus à le réchauffer et il s’éveilla bien vite, grelottant et claquant des dents. Un filet blanchâtre s’échappait de sa bouche tandis que l’extrémité de ses doigts bleuissait à vue d’œil. Avec maladresse, il fouilla son paquetage à la recherche de sa pierre à amadou. Hélas, à peine en eut-il usé que celle-ci se brisa net, rendant futile toute nouvelle tentative de ranimer le feu mort. Rejetant alors la couverture sur lui, il commença à sautiller sur place, tentant par là d’insuffler un peu de chaleur dans son corps gelé. Tout occupé qu’il était à s’agiter comme un beau diable, il ne remarqua qu’une soudaine odeur de bois brûlé envahissait les lieux, en même temps que s’élevait à l’horizon une formidable aura orangée, prélude à une magnifique flambée. Cessant sa gigue, curieux qu’il était, le prince ouvrit de grands yeux lorsqu’il découvrit ce qu’il prit tout d’abord pour une procession de pèlerins, tant la forêt était illuminée tandis que des clameurs jaillissaient des fourrés.

En fait de foules, ce sont deux personnages haut en couleur, les visages dissimulés derrière un voile de soie blanche, sur lequel sont tracés des traits à l’encre de chine, porteurs d’un palanquin, qui débouchent dans la clairière. Il devinait le lourd brasero, car une chaleur intense venait lécher le visage du jeune homme. Là, à grands de renforts de cris, ils déposèrent leur lourd fardeau dont ils ouvrirent plus largement, encore, les pans, découvrant une pièce plus grande que la litière elle-même. À l’intérieur une couche somptueuse l’attendait, en plus du foyer entraperçu. Sitôt, les deux compères s’assirent en tailleur, leur regard fixé sur le jeune homme qui bleuissait à vue d’œil. Hélas, s’il lui avait été possible de triompher de la soif et de la faim en se raccrochant aux paroles de la jument et à la figure réconfortante de sa mie, la morsure du froid était telle qu’elle lui gelait le cœur et l’esprit, faisant de lui un être vide. Alors, lentement, oublieux de ses promesses, il progressa vers les bords du cercle, hypnotisé par les flammes qui dansaient sous ses yeux. Malgré tout, une voix gémissait au fond de lui. Oh ! Elle était presque inaudible et ses paroles n’étaient que des suppliques ; si lointaine et ténue que dès que la bise levait, il ne l’entendait plus. Ses membres engourdis, son corps raidi par le blizzard, il ne se déplaçait plus qu’à grand-peine, sous le regard absent de ses deux porte-faix. Cependant que sa main se tend vers la frontière, se mirent à tomber des perles blanches qui, peu à peu, recouvrirent la forêt, à l’exception du cercle où il demeurait. Les paupières presque collées par le gel, il ne les ouvrit qu’au prix des plus grandes souffrances. Il fut alors surpris de découvrir que le palanquin, lui aussi, était couvert d’une épaisse couche blanche et soyeuse, malgré la présence de l’énorme brasero. Toujours en tailleur les deux brutes restaient stoïques, indifférentes à la neige qui tombaient de plus en drue, au point de s’amonceler jusque sur la couche et le brasier, dont la fureur s’exprimait avec toujours autant de vivacité. Ainsi était la troisième manifestation du démon. Remerciant en son cœur sa princesse qui venait de l’arracher à des tourments encore pires que la mort, le prince se retourna gelé près de son paquetage. Là, il se pelotonna dans sa couverture et ferma les yeux.

Toute la nuit durant, les démons demeurèrent ainsi dans la clairière, d’où ils ne s’enfuirent qu’aux premières lueurs du levant ; heure à laquelle la jument s’en vint comme elle lui avait promis la veille. S’approchant de lui, elle attrapa l’une des couvertures posées sur sa croupe et en recouvra le corps étendu, puis se coucha à côté de lui en attendant son éveil.

– Tu as su triompher des tentations des trois démons. Mais sauras-tu voir au-delà du miroir, au-delà du mur des illusions ? murmura l’animal.


Texte publié par Diogene, 13 janvier 2017 à 21h48
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