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tome 1, Chapitre 5 « Le Prix de la Trahison » tome 1, Chapitre 5

Immobiles, le regard incandescent, les deux iwas regardent l’homme s’éloigner en claudiquant, puis disparaître avalé par l’obscurité naissante, au son de leurs instruments.

Les enfants, ils sont ce que nous avons de plus précieux. Hélas, nous sommes devenus faibles et Akoudja nous donne raison, nous ne sommes que des lâches et ces âmes sont un bien pauvre tribut en regard de cette liberté que nous leur avons cédée. Que pouvons-nous faire ? Courber encore une fois l’échine et en payer le prix, ou accepter ce sacrifice et être enfin des hommes libres, songe-t-il tandis qu’il marche vers la ville.

Les Tyrans ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux, a-t-il lu un jour.

Au loin, brûlent les prémices de la fête à venir. Il sait que dans les hauts quartiers les petits maîtres vont bientôt se répandre, en une horde de démons grimaçants et grotesques, allant jusqu’à moquer et humilier leurs propres divinités. L’homme veut cracher son mépris, mais c’est une violente quinte de toux qui l’emporte.

– Qu’ils périssent tous autant qu’ils sont ! crache-t-il entre ses chicots.

C’est à peine s’il tient encore debout, seule sa volonté farouche s’oppose à son corps chancelant et il ne trouvera le repos, que, lorsqu’il aura, de ses yeux, vu périr ses hommes sans couleur et sans cœur. Quand soudain, une voix l’interpelle :

– Grand-père ! Grand-père ! Mais, enfin, que faites-vous dehors à une heure pareille ?

– Rien qui ne te regarde, petite ! tousse-t-il, d’une voix sévère. Va-t’en à la fête, tu n’y seras que mieux.

La jeune fille insiste un instant, mais s’enfuit bien vite, effrayée par l’expression farouche du vieil homme, qui la fixe de son regard vide. Et elle s’en va rejoindre ce moment éphémère, pendant lequel les maîtres ne sont plus. Pendant ce temps, il poursuit son chemin et arrive devant un cabanon, d’où ne s’échappe qu’un filet de voix. C’est la demeure de Ringo, le Boko. Mais ce n’est qu’un charlatan. Depuis longtemps il ne fait que s’agiter et se gaver des dons de ses frères et sœurs. Et si les hommes sans couleurs le tolèrent, ce n’est pas par la peur qu’il pourrait leur inspirer, mais parce qu’il a toujours su apaiser la colère de ses frères.

– Faux, menteur ! Tu vaux moins que le pet de ton âne. Puisses-tu pourrir dans les marais, toi qui nous as bercé de tes illusions ! lâche le vieil homme, tandis qu’il remonte la route caillouteuse, jusqu’à un grand feu, où se sont réunis quelques hommes et femmes encore vaillants.

– Ouidja ! Je m’en viens vous rapporter les paroles des morts. Ringo n’a pas eu de cesse de vous mentir, aussi ce soir je m’en suis allé à la croisée des chemins et je l’ai trouvé.

Un à un les regards éteints se tournent vers lui pour le railler, malgré l’amer colère qui les habite.

– Et qu’as-tu trouvé vieil homme, des formes sans substance et des esprits évanescents ? ricane une voix pleine d’amertume, derrière lui.

– Non Ringo ! Il y a bien longtemps que tu as oublié comment invoquer les iwas protecteurs et c’est en vain que tu te débats au milieu de tes fumées. L’heure est à la révolte et au sacrifice. Allez-vous encore tout ce temps courber l’échine ? s’emporte-t-il en même qu’un crachat noir s’envole vers les flammes, où il brûle dans un sifflement strident.

– Que veux-tu vieil homme ? Akoudja est mort pour avoir osé braver les interdits et se dresser contre nos maîtres, en séduisant l’une de leurs filles, coasse une voix de l’autre côté du feu. Et tu voudrais que nous subissions le même sort.

– Akoudja n’est pas mort, il est revenu dans le monde des vivants.

– Reprends-toi, vieux croulant ! Dark Death et Red Dick ont balancé son corps dans les marais du Crépuscule, lance en écho une voix hargneuse. Comment veux-tu qu’il s’en soit revenu ? Tu es aveugle. Comment l’aurais-tu reconnu ?

– Silence, gronde une voix. Noufou est la mémoire de nos ancêtres.

– Ce n’est qu’un aveugle, incapable de distinguer la voix même de nos maîtres. Que pourrait-il faire pour nous ? Nous avons prié les iwas encore et encore. Et que nous ont-ils offerts en échange ? Rien ! Pas même un signe de leur présence ! Je préfère encore me soûler de mauvais rhum pour oublier, s’exclame un homme en se levant.

– Assieds-toi ! jette, mauvais, Noufou, d’un ton sévère et plein de morgue. Toi aussi, Ringo, qui ricane dans mon dos. Il y a longtemps que mes yeux ont perdu le souvenir de l’écume des jours, mais il ne passe pas un jour sans que je vois sourdre en vous la terreur et la rancœur. Maintenant, vous allez écouter, Akoudja avait raison de ne vous considérer qu’avec mépris, vous n’êtes que des lâches, oublieux de nos dieux.

– Et il en est mort, lance une voix aigrie de femme à sa droite.

Mais Noufou ne s’en émeut pas et poursuit de cette voix caverneuse et monocorde.

– Je vais maintenant vous rapporter leurs paroles. Les iwas ont enfin accédé à nos prières, mais, sans doute, devrais-je dire à sa prière, et ils acceptent de nous délivrer du joug de nos maîtres sans couleur, en échange de l’âme de dix de nos enfants. Un enfant pour chacune des familles qui règnent sur la ville et nos vies.

Autour de lui, personne, pas même le plus téméraire d’entre eux, n’ose proférer la moindre parole, car ils voient tous dans ses yeux la détermination farouche et insoumise qui l’anime.

– Sachez, que je ne quitterai pas cette vie tant que cette terre restera souillée du sang de mes sœurs et frères. Vous avez jusqu’au lever du soleil pour vous décider, ensuite je m’en retournerai sur le chemin des morts rapporter ma parole.

Et sur ces derniers mots, Noufou s’en va, car s’il est désormais trop vieux pour retourner aux champs, la trêve n’a qu’un temps et bientôt reprendront les travaux, scandés par les cris et les châtiments. Il n’a pas à aller très loin et c’est dans une cabane en bois, dépourvu de toit, qu’il trouve son repos.

Autour du feu, les paroles de se lient et les esprits s’animent et s’échauffent. L’on crie, l’on s’affronte, l’on échange. Ils se savent sans arme et s’ils cessent le travail, alors les maîtres battront les enfants, quand ce n’est pas la torture qui les attend. Ils ont peur de leurs maîtres, mais plus encore des iwas et de leurs pouvoirs. Alors, au milieu du tumulte, surgit une voix apaisante et doucereuse ; Ringo prend la parole :

– Frères et sœurs, Noufou est la mémoire des ancêtres et nous devons lui reconnaître sa grande sagesse. Cependant, jamais Papa Legba n’aurait formulé pareille demande, non plus que Baron Samedi, dont la femme Mama Brigitte, qui protège les femmes des maléfices. Non ! Je vous le dis, ce ne sont que les mauvaises pensées de son esprit brisés par le malheur et la rancœur. Acceptons le marché. S’il dit vrai, alors nous pourrons enfin reprendre notre liberté.

Comme des voix s’élèvent, il les fait aussitôt taire d’un geste :

– Je n’ai jamais dit qu’en échange nous lui offririons nos enfants. Non ! Nous les remplacerons par de petits maîtres, que je grimerai pour qu’ils ressemblent, à s’y méprendre, à nos propres enfants. Je suis sûr qu’il les noiera dans le bayou. Son histoire n’est que poussières et fumées, car moi seul suis encore capable de parler et de connaître les désirs des iwas, quand ils se manifestent. Voyez cette nuit sera propice, car les petits maîtres aiment venir dans nos quartiers pour, nous terroriser. Cette nuit laissez-les venir et à l’aide d’une poudre de sommeil, que je vous procurerai, vous me les amènerez, afin que je puisse procéder. Veillez bien à ce qu’ils ressemblent à vos fils et filles. Ensuite, je me chargerai de leur sort. Quand ce sera fait, vous retournerez voir Noufou et lui direz que vous acceptez le marché des iwas.

Tous hochent la tête en signe d’approbation, car jamais ils n’abandonneront ce qu’ils ont de plus précieux à leurs yeux.

– Retrouvez-moi dans la case, je vais vous préparer des sachets de poudre de sommeil. J’en donnerai à chacun d’entre vous. Il vous suffira d’en souffler le contenu au visage de l’un de ces petits démons et il vous suivra aussi docilement.

Alors, après un moment d’hésitation chacun se lève et s’en va recueillir la précieuse mixture. Ensuite, c’est une horde noire porteuse d’un dessein tout aussi noir, qui se répand au milieu de la fête, guettant les petits maîtres errants.

Le conteur pose son verbe et fait silence, puis reprend avec douceur :

– Ah, les enfants, il vous faut savoir, en cette nuit, maîtres et esclaves se mélangent, bien qu’ils gardent toujours leur distance. C’est ainsi que, souvent lors de ces réjouissances, les petits maîtres étaient recueillis par les esclaves, avant d’être ramenés le matin dans leur quartier. Les familles, quant à elles, n’avaient aucune inquiétude, car la peur, qui régnait alors, suffisait.


Texte publié par Diogene, 11 janvier 2017 à 19h14
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