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tome 1, Chapitre 3 « Iwa Baron Samedi » tome 1, Chapitre 3

Un peu plus loin dans les marécages, des éclats de voix s’élèvent d’une charrette.

– J’en ai marre Death ! Ça fait des heures qu’on s’balade dans ce trou puant.

– Ben vas-y ! Conduis-y donc c’te canasson, puisque tu sembles connaître le chemin mieux que moi.

– Ça fait des heures, qu’on devrait être sorti de c’te cloaque, Death.

– Arrête, tu sais comme moi qu’tous ces arbres se ressemblent grogne ce dernier, qui ne peut empêcher les mots de s’entrechoquer dans sa bouche.

– Arrête Death. T’as autant les foies qu’moi. T’sais parfaitement qu’on est perdu. Et en plus l’soleil va pas tarder à s’retirer. T’sens pas l’froid ?

–… non.

Mais le mince filet de buée, qui s’échappe de sa bouche, lui offre un démenti cinglant.

– Mais… qu’est-ce que… T’as raison Dick ! Dépêchons-nous de rentrer, Death ! J’aime pas c’qui s’passe ici. C’pas naturel.

Dick s’en va pour répliquer, quand un ricanement lugubre et sombre éclate derrière eux. Lentement, la main sur la crosse de leurs revolvers, ils se retournent et découvrent un nègre, qui les dépasse de deux bonnes têtes. Il est revêtu d’un costume de feutre noir et tient dans sa bouche un cigare ; sur sa tête, un haut-de-forme et derrière ses lunettes fumées brillent deux éclats de braise. L’homme les contemple d’un regard impénétrable, où sourde une cruelle ironie, faite de promesses pécheresses et vengeresses. Il est maigre. Sous son col, ses os sont saillants. Mais cette apparence est trompeuse, et cela Death le sent jusqu’au plus profond de ses tripes, tout comme Dick, qui lentement sort le Colt de son fourreau. De cet homme, si enfin cela en est un, émane une aura qui n’est que fureur et douleur, souffrance et vengeance.

– Je devrais vous remercier messieurs, car vous m’avez tiré d’un sommeil dont je ne pensais jamais m’éveiller.

– Hé, hé, hé. Qu’est-ce qui raconte là, l’négro Dick, rigole Death en lui tirant une balle dans la poitrine.

L’homme ne se départit pas de son expression énigmatique, alors même que le projectile atteint sa poitrine et le renverse sous l’effet de l’impact.

– Ben, finalement l’était pas si impressionnant qu’çà l’négro. Un pruneau dans l’buffet et l' v'là à terre.

– Vérifie quand même Dick ! T’as vu c’qui s’est passé pour l’autre.

– Ouais. Bouge pas !

Et Death s’approche pour se pencher sur l’homme, dont l’expression demeure impassible. Alors qu’il met son oreille près de sa bouche pour écouter sa respiration, il entend une voix ronronnante lui murmurer

– Est-ce ainsi que tu me remercies homme sans couleur ? Allons dis-moi plutôt ton vœu que je te l’exhausse.

– Hé Death ! Qu’est-ce tu fous ? L’est mort ou pas, l’négro ?

Mais ce dernier ne lui répond pas et lui fait simplement signe d’approcher.

– Merde, Death. Il est mort, oui ou non ? Le soleil se couche, on va s’perdre pour de bon. Viens, on rentre !

Comme, il ne se lève toujours pas. Il s’avance vers son comparse et s’apprête à l’arracher à sa transe, quand une main lui saisit le bras.

– Alors, quel est ton souhait ?

Et l’homme d’ébène se relève, tandis que les deux hommes sont allongés par terre. Comme Death, Dick sent sa tête devenir lourde et toujours la voix qui emplit leurs pensées.

– Vous méritez une récompense.

Il lutte, mais la voix se fait toujours plus pesante, plus pressante, s’insinuant jusque dans les replis les plus fermés de son esprit, les dénouant, jusqu’à les mettre à nu. À nu. Oui, littéralement, il l’est. Autour de lui, une troupe de négresses callipyges, aux seins pendants, fait cercle autour de lui. Dans leurs mains, des objets brillants, des crochets. Les mêmes qu’il prend pour aller à la pêche aux nègres, en fuite dans les marais ou dans la forêt. Sous ses pieds, la terre humide est devenue une vase putride, dans laquelle il s’enfonce sans espoir de retour. Plus il essaie de se dégager ses pieds emprisonnés, plus il sent l’étau du marais se refermer sur lui. Sans doute, est-ce là un sort préférable à ce qui l’attend ? Alors, il remue les jambes, de plus en plus vite. Il préfère encore périr noyer dans la boue fétide du marais, que de finir humilié par ces négresses ventripotentes. Mais il a beau battre des jambes, remuer en tous sens, il ne s’enfonce toujours pas.

– Eh bien, mon ami, refuserais-tu mon présent ? Essaierais-tu de te soustraire ? lui souffle une voix rauque.

Dick suffoque, tant l’haleine de cet homme est chargée de miasmes et d’effluves de charognes. Et tandis qu’il lui parle, il se sent tirer vers le haut, les négresses ont élargi le cercle autour de lui, pour y laisser entrer cet homme qui n’en est pas un. Il a changé, des taches blanches s’étalent sur le haut de son visage, épousant les formes de son crâne, et ses os ne sont plus si saillants. Qui est-il, avec ce regard jaune, où brûlent les âmes prisonnières ? Il fait un signe de la main et la danse frénétique prend une autre tournure, plus lascive, plus organique. Il voit ces femelles se rapprocher de lui, avec leurs mamelles grasses et pendantes et leurs crochets d’argent. Au bout pointe une goutte ambrée et visqueuse.

– Te souviens-tu homme sans couleur ? La potion magique ! roucoule la voix de l’homme, contrefaçon grotesque de celle de Death.

Dick roule des yeux. Il veut se soustraire, mais il ne peut bouger, car l’une des négresses s’est assise sur lui, lui présentant un fondement aussi noir que de la poix, débordant de plis de chair.

– Je ne te comprends pas. N’est-ce pas toi qui affirmais les aimer comme ça, grasses et bien en chair ? Tu me déçois, homme sans couleur.

Dick ne dit rien, il a le souffle presque coupé et au même instant, il sent les multiples crochets se planter dans la chair, dont la douleur est exacerbée par la nitroglycérine, dont ils sont enduits. Il n’ose imaginer la suite, quand elles les arracheront et qu’elles le laisseront à vif, baigné dans ce lac de souffrance, dont il n’explore, pour le moment, que les rives.

– N’imagine pas homme sans couleur. Subis ! feule l’homme penché au-dessus de sa tête.

Incapable de hurler, Dick aperçoit les crochets brandis bien haut, d’où pendent des lambeaux de chairs sanglantes, tandis que la douleur prend possession de son corps, le plonge dans un océan immonde, fait de douleurs et de terreurs.

– Alors cela te plaît-il ? Est-ce que l’enfer auquel tu t’es condamné te plaît ? ronronne à ses côtés la voix sirupeuse de l’homme d’ébène. Je ne fais qu’accéder à tes désirs les plus secrets, sache-le. C’est un présent de ma part, pour te récompenser de m’avoir éveillé, après tant d’années.

Il regarde Dick, dont les yeux semblent vouloir jaillir de leurs orbites, à la vue des furies nègres qui s’en reviennent vers lui, troublante ronde d’ombre, d’où nulle soleil ne perce, si ce n’est pour affirmer l’inéluctabilité du sort qui l’attend.

– Oh ! Tu te demandes quand ton supplice prendra fin. Oh, oh, oh !

Le rire se répand en un écho traînant dans le marais, tandis que les courbes d’argent volent en tous sens, le plongeant chaque fois un peu plus dans l’abysse de souffrance. Dans ses orbites désormais vides, Dick ne voit que les pâles reflets d’une image, juste des traits striés d’ivoire, éclaboussés d’écarlate. De son visage, il ne reste que sa langue dardée de piquants, que les vengeresses s’apprêtent à déchirer.

Entre les doigts de l’homme d’ébène naît une pelote vivante et palpitante, tandis qu’il extrait de sa gorge ricanante, une multitude d’aiguilles sanglantes.

– Rassure-toi homme sans couleur, ton supplice prendra bientôt fin, car nous allons te réparer.

Avec terreur, du fond de ses yeux vides, Dick devine les harpies s’emparer de la pelote et des aiguilles, ainsi que de ses chairs éparpillées, qu’elles s’empressent de raccommoder, lui offrant une renaissance, en même temps que la promesse faite par cet homme au regard de ténèbres.

– Voici ma récompense homme de douleur, une éternité de souffrance et de tourments, gronde-t-il tandis que les furies se saisissent de leur crochet et éparpillent la chair.

À côté de lui Death s’est écroulé face contre terre, ses humeurs répandues en flaque tout autour de son cadavre, tandis que l'homme d'ébène les couve du regard avec avidité. Il a revêtu un frac de pourpre et de noir, sur sa tête un haut-de-forme obsidienne et le blanc sur son visage lui donne l’air d’un démon grimaçant. Derrière lui, patiente une femme de métal, sentinelle cruelle, qui n’attend qu’un ordre de sa part pour assouvir sa soif. Mais là n’est pas son seul instrument, car il le sait, une vengeance ne s’accomplit pas seulement dans le sang. Souriant, il contemple le marais et les cadavres de ces deux hommes morts, dont les âmes chantent délicieusement dans le silence.

– J’arrive, mon ami. Préparons-nous. Peut-être aurons-nous d’autres invités cette nuit.


Texte publié par Diogene, 7 janvier 2017 à 15h58
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