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tome 1, Chapitre 2 « Poupée de Chair » tome 1, Chapitre 2

Au même instant dans le cœur du bayou, une paire d’yeux de braise s’ouvre. Ils sont encore pleins de sable et de vase, mais déjà un sourire cruel étire les lèvres de celui qui les possède, éveillé d’un sommeil qu’il pensait être millénaire. Prenant une longue inspiration, l’homme savoure avec délectation les humeurs moites et vénéneuses des lieux. C’est un géant, à la peau noire et luisante, qu’une douleur ronge jusqu’au plus profond de son cœur. C’est une couleur qui suinte la colère et la haine, mais elle n’est pas sienne. Non, bien sûr que non. Ce serait une chose bien indigne de lui.

– Môlôkoye, vié makoumè, mantò ! Vous avez osé m’oublier, feule-t-il, tandis qu’il émerge de la fange boueuse du marais, offrant un corps nu au souffle fétide, qui s’exhale du marécage.

À sa droite, surgit une cabane venue de nulle part, à l’intérieur quelque chose chante, d’une voix fine et métallique. À sa gauche, c’est le fleuve Mississippi qui gronde, voix de contrebasse, écho de la basse fosse. Il sourit, car il sent la folie et le désir de cet homme, désormais mort, envahir cette ville implantée à l’autre bout du Mississippi. Cette ville qu’il précipitera dans son propre abysse.

Debout, l’homme contemple la forêt et son marigot, un bois dense et verdoyant, où pendent des lianes serpents sinueuses et noueuses. Sous ses pieds, il sent la mousse gorgée d’eau et l’humus en cours de décomposition. Il ferme les yeux et se met à marcher dans la clairière d’un pas ferme, laissant l’atmosphère imprégnée son être. Tapi dans son dos, le fauve sent l’instant ; il sait que l’homme d’ébène ne l’a pas vu. Ce sera une proie facile, car il est sans corne, ni griffe pour le défendre. Il le voit. Il avance en silence et soudain bondit la gueule béante en direction de sa gorge. Mais l’homme ouvre ses yeux, qui contemplent le monde, et le fauve reste suspendu, puis retombe, paquet de chiffons, sur la tourbe sombre.

– Tu seras mon traqueur, murmure l’homme aux yeux jaunes, à l’adresse du fauve qui se couche en signe de soumission.

Désormais, au fond de ses prunelles brûle l’enfer, celui-là même où l’homme d’ébène précipite les âmes qu’il retient prisonnières.

– Ok, ok. C’est bon, j’arrive Death. Maréchal, on vous doit combien pour le nettoyage ?

– 50 cents, les gars. J’vous fait cadeau des fers. Y vous porterons p'tet bonheur ? Ricane-t-il à leur adresse.

– Merci maréchal ! lui répond Death, l’homme au chapeau noir, en lui lançant une pièce en argent.

Puis il attrape les pieds de l’homme, qui baigne dans une mare d’écarlate, tandis que son compère lui prend les bras. Quelques instants plus tard, il balance le corps inerte à l’arrière d’une charrette, qu’il lance en direction des marais.

– Dick, pourquoi a-t-il fallu que tu lui r'donnes de c’te potion. T’as salopé le travail, merde ! Pourquoi t’as pas écouté les ordres du doc' ? peste Death, tandis qu’il donne à tâter de son fouet au cheval, qui tire la carriole sur la route défoncée.

– Arrête ton char ! On s’est bien amusé, quand même. Non ?

– Mouais, maugrée l’homme qui tient les rênes.

– Et pis. Pourquoi t’as l’air aussi inquiet, Death ? J’te reconnais pas.

– Ch'ai pas. Un truc dans l’air, gronde-t-il en lançant des regards nerveux, attentif au moindre bruit.

– Enfin, quoi ! T’as les foies, hein ! C’est ça ! Ricane-t-il.

– Non, j’te dis. Y a un truc pas net dans c’te forêt.

Dick regarde autour de lui le bayou silencieux, troublé seulement par les gargouillis du Mississippi, qui paresse dans son delta. Parfois, il croise le regard assoupi de l’un des reptiles, qui nagent paresseusement dans le fleuve, ou un tronc coincé sur la berge, que soudain le courant engloutit. Haussant les épaules et après un signe, ils reprennent leur route, chassant autant qu’ils le peuvent les nuées voraces des moustiques, nullement ralentis par la relative fraîcheur des lieux.

– Quelle idée t’as eu de nous emmener jusque-là, Death. Ces saletés de bestioles nous aurons saigné avant notre retour.

– Ferme-la Dick et avance, lui jette Death d’un air mauvais. Faut pas qu’ces saletés d’négros puissent l’retrouver. Tu t’souveins de c’qui c’était la dernière fois ?.

Son compagnon réprime difficilement le frisson qui court sur son échine.

– Non, lance-t-il d’une voix traînante.

Et ils poursuivent leur route jusqu’à arriver devant un chaos rocheux.

– Arrêtons-nous là Dick ! On peut pas aller plus loin, grogne-t-il en tirant sur les rennes.

Ce dernier regarde autour de lui. Les bras du Mississippi sinuent, isolant des îlots de terre et de forêts, quand ce ne sont pas des amas pierreux qui entravent le chemin boueux.

– Mouais. Viens avec moi Death, on va finir le chemin à pied.

Un instant plus tard, les deux comparses traînent le corps hors de la charrette, jusqu’à la berge, d’un bras mort.

– Jetons-le là. s’exclame Dick en pointant du doigt les eaux noires et saumâtres du fleuve.

– Voilà, il risque pas de refaire surface de sitôt, ajoute-t-il en nouant des lianes autour des jambes de l’homme inerte, qu’il enroule autour d’une lourde pierre. Allez ! Aide-moi à le balancer là-d’dans, Death.

Les deux hommes s’approchant prudemment de la berge glissante, traînant un corps, qui désormais n’a plus rien d’humain.

– Iba l’Agbo é Agbo mojuba ! Iba l’Orisha. Iba l’Agbo é Agbo mojuba o ! B’omodé korin adjuba Agbo é. Agbo mojuba. F’èlègba eshu ona, murmure l’homme entre ses lèvres déchirées.

– Hé ! T’as entendu, Death ! L’est pas mort l’négro.

– T’occupes Dick ! Dans un instant, il servira de repas aux alligators, répond son ami, en flanquant un formidable coup de pied dans le ventre de l’homme à terre.

Celui-ci se plie, grotesque poupée de chiffon, et tombe avec un bruit mat à la surface des mortes-eaux, dans lesquelles il s’enfonce, dans un silence de mort, seulement rompu par les crevures des bulles à sa surface. Au bord du fleuve, ses bourreaux ricanent, faisant fi de la peur qui les habite. Trop occupés à le regarder disparaître, ils ne remarquent pas les prunelles rougeoyantes qui les guettent. Dans ces yeux, bien des choses peuvent être lues, malsaines et mauvaises, cruelles et chargées de haine, des yeux emplis de Ténèbres, baignés des feux de l’Enfer.

À peine un regard échangé, Red Dick et Dark Death s’en font demi-tour, rejoindre la charrette qu’ils ont laissée à quelques dizaines de mètres derrière eux, ignorant des nuées de mouches et de moustiques qui les assaillent sans répit.

– Tu viens Dick. On va s’rinser l’gosier à l’In Verito, là, y a la Malice. J’suis sûr, qu’t'as besoin d’te soulager un coup.

Ce dernier éclate de rire et lui claque l’épaule.

– Allez ! C’est moi qui régale. Ce s’ra ma tournée. Un chef-d’œuvre pareil, ça s’arrose.

Et les deux hommes montent en ricanant dans leur carrosse.

Alors que son corps s’enfonce dans le fond du bayou, son esprit se dissout. Il dérive et son esprit se délite. Sa prière serait-elle donc restée vaine ? Il ne peut en être question et, de gré ou de force, il ne prendra pas le chemin des morts avant d’avoir assouvi sa vengeance. Seulement, il n’est plus qu’une âme en peine, qui marche désormais dans les marais crépusculaires. Perdu et abattu, il cherche le chemin des morts, celui qui le mènera au croisement, là où il sait qu’il retrouvera Papa Legba.

Et tandis que son âme se perd dans le lacis des chemins, les alligators se disputent déjà e festin.

Depuis combien de temps erre-t-il ainsi dans ce dédale végétal et original, labyrinthe infini du monde des esprits ? Le sait-il seulement ? Le veut-il vraiment ? Peu lui importe, car c’est une musique qui le guide. Bruit de cordes désaccordées et désarticulées, qui guident les âmes des égarées dans la contrée. Étrange mélopée qui s’échappe du fond des bois et que viennent briser les heurts vindicatifs de ses pieds ferrés. Finalement, alors que les nuages dévoilent une lune blafarde, enfin, il aperçoit la croisée des chemins.

Là, un homme aux cheveux blancs, le port branlant, fume une pipe en bois noir. Il est vêtu d’un frac miteux et poussiéreux et, posé sur la tête, un haut-de-forme loqueteux. Mais qu’il relève le chef et c’est la figure d’un mort grimaçant qui se révélera au chaland. Il aperçoit alors l’homme aux mains d’airain :

– Approche homme de fer. Je t’attendais, car je sais ce qui t’amène.

L’homme s’approche, nulle peur ne se lit dans son regard, seulement la vengeance et la haine.

– Je veux…

Mais l’autre l’arrête d’un geste et lui montre son banjo, dont deux cordes manquent.

– Tu es comme cet instrument, incomplet et brisé. Cependant… j’accéderai à ton désir et j’amènerai ton esprit à Baron Samedi, tandis que je ferai de ton corps l’instrument de sa vengeance. Alors, acceptes-tu ce marché ?

L’homme laisse sa voix traînée. Mais il n’est nul besoin de lui demander et il accepte sans hésiter.

Dans le fleuve, les alligators rôdent autour de son corps. Ils n’ont pas osé l’attaquer de peur de faire fondre sur eux, la colère des esprits courroucés. Cependant, ils n’ont pas fait grand cas des corps de ses bourreaux, dont les âmes sont désormais prisonnières de leur propre enfer :

– Amenez-le-moi, murmure une voix, dont l’écho se propage en rampant, sur les rives saumâtres.

Pendant ce temps, à la croisée des chemins, un esprit scelle son destin et s’engage dans un monde fait de vengeance et de démences.


Texte publié par Diogene, 5 janvier 2017 à 18h53
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