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tome 3, Chapitre 3 « L'Embuscade » tome 3, Chapitre 3

Après cette nécessaire explication, les trois convives firent enfin honneur à la terrine, ainsi qu’au bœuf bourguignon puis à la charlotte aux poires qui constituait le dessert. Hadria n'avait jamais autant mangé de toute sa vie. Quand elle se leva, les baleines de son corse menaçaient de sauter - et ce, même si elle ne le portait pas trop serré, car les agents de Gladius Irae qui ne devaient en aucun cas se laisser entraver par la mode.

Le plan n’avait pas toutes les garanties de réussir, mais la jeune femme appréciait cette occasion d’aller flâner au jardin des Tuileries et d’accompagner Alexandre sur les quais, afin d’explorer les échoppes et leur contenu varié. Hélas, elle devait limiter ses dépenses – et aussi ses bagages. Elle trouva malgré tout quelques ouvrages qui plairaient sans doute à son père ainsi qu’à Hector, l’ami d’enfance avec qui elle s’était lancée dans une grande aventure journalistique avant de se retrouver enrôlée à Spiritus Mundi. L’érudit dénicha chez des antiquaires et autres brocanteurs quelques objets que Dulac pourrait exposer ostensiblement dans son logis. Ils choisirent de petits vases de bronze imitant grossièrement l’art égyptien, une pendulette dorée sur socle de marbre, ainsi que plusieurs assiettes de faïence fort colorées. Hadria avait l’impression d'acheter de jouets pour un enfant !

« Qui sait si ce n’est pas le cas… », lui glissa Alexandre d’un ton mystérieux.

Refusant d’en dire plus, il lui adressa un clin d’œil avec un sourire secret. La jeune femme préféra ne pas s’en offusquer.

Une fois leur mission terminée, Alexandre et Hadria apportèrent leur butin à la boutique de Dulac. Elle se situait dans une rue secondaire, mais assez proche de l’artère principale du boulevard Saint-Michel pour ne pas rester inaperçue. Le local formait un couloir tout en longueur, muni d’étagères des bois qui trouvaient moyen de faire plusieurs retours, laissant à peine le passage pour une personne. Les différents ouvrages y étaient soigneusement rangés par thèmes.

« Malheureusement, il n’y a pas grand-chose concernant notre spécialité, glissa Alexandre d’un ton amusé. Alphonse n’attribue pas une grande valeur aux études auxquelles nous nous consacrons.

— C’est faux ! argumenta son ami. Disons juste que je ne veux pas trop me diversifier. Je m’intéresse principalement aux livres sur la science, de l’antiquité à nos jours.

— Ce qui induit que l’ésotérisme ne rentre pas dans votre définition de la science… »

Voyant là les prémisses d’une discussion sans fin, qui n’en était certainement pas à ses débuts, Hadria choisit d’y mettre le holà :

« Monsieur Dulac, sans doute vos ouvrages ne nous sont pas si inutiles, puisque monsieur Ashley semble y avoir pris ses quartiers ! »

Elle désigna son partenaire, qui s’était installé sur le petit bureau tout au fond de la salle et examinait avec soin des volumes à la reliure patinée par l’âge.

Alexandre esquissa un sourire tolérant et tendit à son ami les emplettes effectuées à ses propres frais. Dulac les prit avec réticence, comme s’il craignait d’attraper une sorte d’infection incurable. Malgré tout, il accepta de se plier au plan décidé par Alexandre et les agents de Spiritus Mundi. En dépit du vieux différend entre les deux Parisiens, l’ambiance dans la boutique demeurait légère et agréable. Au fil de l’après-midi, Dulac finit par concevoir une quasi-vénération pour les vastes connaissances d’Ashley ; il commençait même à s’habituer à la présence d’Hadria et à relâcher son attitude guindée. Le soir venu, Alexandre arborait un sourire satisfait :

« Bien, bien… Alphonse, votre humeur s’améliore, et cela augure bien pour la suite !

— Pour quelle raison ? demanda la jeune femme avec curiosité. Vous voulez dire que pour que cela marche, monsieur Dulac doit se montrer joyeux ?

— C’est en effet préférable, miss Forbes. Il faut savoir que la plupart des empathes projectifs ont besoin d’un terrain favorable… Il leur est plus simple d’amplifier une émotion que de la créer de toute pièce. Souvent, ils possèdent également des capacités perceptives, peut-être moins développées, mais assez efficaces pour leur faire comprendre qu’un individu simule la joie ou la tristesse. »

Hadria acquiesça en silence. Elle n’avait connu qu’un seul empathe projectif, un homme d’une grande bonté et l’un des premiers agents de Spiritus Mundi qu’elle avait côtoyés. Elle n’avait pas songé, à cette époque, à l’interroger sur son don. À sa place, autant Alexandre que mister Ashley se seraient hâtés de le faire. Ces réflexions mises à part, elle doutait toujours de la réussite de leur plan. Si le bouquiniste était surveillé d’aussi près, ne risquaient-ils pas de se retrouver percés à jour ?

Après quelques discussions, il fut décidé que le piège serait tendu le 7 juin au soir. Les agents avaient quitté la boutique dès la fin de la matinée, pour se rendre discrètement au logis de Dulac. Il se trouvait dans un modeste immeuble qui avait sans doute été élevé en torchis avant d’être recouvert par d’épaisses couches d’enduit, comme en témoignaient ses murs irréguliers.

L’appartement se situait au troisième étage, auquel on accédait par un escalier étroit où se répandaient des odeurs de cuisine. Une fois les multiples serrures déverrouillées, la porte ouvrit sur un couloir peint en blanc où avaient été placardées des affiches d’opéra, ce qui surprit agréablement Hadria. Elle n’aurait jamais imaginé que Dulac pût nourrir un goût secret pour le chant lyrique.

Ce détail mis à part, le salon ressemblait à une succursale de la boutique, en un peu plus spacieux. Il restait assez de place pour loger une table et trois chaises, un buffet qui avait connu des jours meilleurs et un fauteuil fatigué à côté de la fenêtre. L’appartement comportait également une chambre exiguë, une minuscule cuisine et une salle d’eau non moins minuscule. Le tout semblait bien tenu, même s’il régnait dans le salon un léger désordre.

Alexandre et Hadria installèrent çà et là les objets qu’ils avaient ramenés. Enfin, la jeune femme plaça triomphalement la pendulette sur le rebord de la cheminée. Le plan était officiellement lancé.

« Il ne vous reste plus qu’à vous cacher, déclara le comte d’un ton satisfait. Je pense que la chambre constitue le meilleur endroit pour une surveillance discrète…

— Il est hors de question que je me dissimule dans la chambre d’un homme que je ne connais pas, rétorqua Hadria. La cuisine me conviendra bien. Je ne pense pas que le voleur s’y aventurera. Ce n’est pas l’endroit où il pourra trouver le style de butin qui l’intéresse. »

Tandis qu’Alexandre partait rejoindre son ami à la boutique, elle s’installa sur une chaise en bois, dans l’étroit espace où la cuisinière et l’évier prenaient l’essentiel de la place. Ashley vint l'accompagner dans cette attente inconfortable, à son grand soulagement.

Enfin, Dulac arriva, aussi guilleret qu’il pouvait l’être après un bon repas avec le comte d’Harmont. Les deux agents l’entendirent siffloter en déverrouillant ses multiples serrures. Il claqua le battant derrière lui ; son pas résonna sur le parquet, étonnement léger. Aucun bruit de cliquetis n’indiqua qu’il avait fermé la porte à clef. Le libraire alla directement s’affaler dans son fauteuil, qui grinça sous son poids, et se versa un verre.

Hadria et son partenaire échangèrent un regard, en se gardant bien de prononcer le moindre mot. Quelque temps plus tard, un ronflement sonore s’éleva dans le salon.

« Il s’est endormi très vite, même pour un homme fatigué par une journée de travail, chuchota Hadria. Pensez-vous qu’on a glissé un somnifère dans sa carafe ?

— C’est une possibilité, je n’y crois guère. Il eût fallu que le voleur agît lors de sa dernière visite, et que la bouteille restât intacte dans l’intervalle. Je crois plutôt que c’est lié à l’influence de l’empathe. »

Ils se turent à nouveau, tous leurs sens aux aguets. Hadria supportait de plus en plus mal de rester assise sur ce paillage dur, contre ce dossier de bois raide. Elle enviait l’aisance d’Ashley, qui semblait installé aussi confortablement que dans un profond fauteuil de cuir, ainsi que sa patience presque inhumaine. La jeune femme espérait qu’elle n’endurait pas cette épouvantable attente pour rien.

Hadria était en train de s’assoupir quand une main sur son bras la fit sursauter. Elle se mordit la lèvre pour s’empêcher de crier. Dans la quasi-obscurité, elle pouvait voir briller les yeux d’Ashley, libérés de leurs verres fumés. Elle écouta attentivement : de légers craquements s’élevaient du parquet, si ténus qu’ils en devenaient à peine perceptibles.

Ashley se leva et se dirigea vers la porte entrebâillée, par laquelle filtrait la lumière du salon. Le voleur n’avait aucune raison de l’éteindre, s’il avait employé ses pouvoirs sur le maître des lieux. Soudain, la silhouette de son partenaire bondit vers le séjour. Hadria oubliait parfois qu’en dépit de son érudition, le normaliste n’avait jamais négligé l’entraînement physique et se montrait fort capable de passer à l’action si la nécessité s’imposait. S’ensuivirent un cri, une brève empoignade, un bruit de chute et des protestations qui semblaient émaner d’un gosier de femme ou d’enfant…

… d’enfant ?

La remarque d’Alexandre lui revint alors en mémoire : quel brigand pouvait s’emparer d’objets voyants, mais de peu de valeur, si ce n’était un enfant ? Le jeune coupable devait aller et venir à sa guise, sans susciter de soupçons, et en profiter pour espionner Dulac. Il repartait avec un maigre butin, parce que ses forces ne lui permettaient pas de transporter un trop lourd fardeau.

Hadria rejoignit son partenaire ; elle le trouva aux prises avec un individu frêle, revêtu d'habits sombres et élimés, qu’il tenait à bras le corps. Ashley semblait éprouver plus de peine à supporter la lumière électrique qui inondait l’appartement qu’à maîtriser son adversaire. La jeune femme courut vers la porte et tira les clefs de sa poche pour verrouiller les serrures., puis se tourna vers le voleur avec un sourire triomphant :

« Ce n’est pas la peine de résister, tu ne peux plus te sauver ! »

Réveillé par l’agitation, Dulac posa un regard aussi ensommeillé qu’éberlué sur son mystérieux voleur. L’enfant cessa de résister ; Ashley le relâcha enfin, sans relâcher sa garde. Hadria en profita pour l’examiner : petit et malingre, il semblait âgé d’une douzaine d’années, mais devait sans doute compter un ou deux ans de plus. Il présentait malgré tout une physionomie agréable, avec un visage aux traits fins, presque délicats, et des cheveux blonds ondulés. Ce furent ses yeux qui retinrent l’attention d’Hadria : immenses et d’un vert aquatique, ils lui conféraient un air d’innocence particulièrement trompeur. Le garçon baissa la tête, comme s’il rendait les armes.

La jeune femme ne put réprimer une vague de compassion pour leur captif. Pour en venir à une telle extrémité, il avait dû mener une vie de misère. Sans doute un orphelin, sans autre recours pour assurer sa subsistance que d’opérer toutes sortes de petits larcins. Les grandes villes se révélaient souvent impitoyables pour les enfants livrés à eux-mêmes…

« Arrête cela immédiatement. »

Surprise par le ton sévère d’Ashley, Hadria s’apprêtait à protester quand elle vit le garçon grimacer en se retournant vers le normaliste :

« Ça marche pas sur vous ?

— Hélas pour toi, je ne suis pas sensible à la suggestion. Je la repère immédiatement, ce qui émousse d’emblée son efficacité. »

Le regard furieux que le gamin lança à son partenaire aurait pu paraître amusant en d’autres circonstances, mais Hadria se sentit mortifiée de s’être ainsi laissée manipuler. Dans ces moments-là, la différence d’expérience entre Ashley et elle-même s’apparentait à un gouffre.

« Ça va, tu peux me lâcher, espèce de sale Chinois ! » grommela le jeune voleur.

Le sang d’Hadria ne fit qu’un tour, comme à chaque fois que les origines eurasiennes d’Ashley lui attiraient des insultes. Comme à l’accoutumée, le normaliste demeura concentré sur sa mission, sans prêter attention aux injures :

« Bien. La porte est verrouillée et nous sommes assez nombreux pour te rattraper si tu tentes quoi que ce soit. Je te propose de t’asseoir et de nous expliquer ce que tu fais ici, avec ce sac à moitié rempli… »

Il désigna la gibecière dans laquelle le garçon avait glissé les babioles qu’Alexandre et Hadria avaient collectées sur les quais.

« J’ai pas le choix, c’est ça ? »

Le gamin s’assit sur le plancher, les bras appuyés sur les genoux. C’est à ce moment que Dulac sembla comprendre que son tourmenteur venait d’être appréhendé. Il se souleva du fauteuil et se dressa face au garçon, telle une allégorie de la vengeance en robe de chambre et pantoufles :

« Espèce de sale petit cancrelat, tu vas tout me rendre tout ce que tu m’as pris ! »

Ashley l’arrêta d’un regard :

« Je m’en occupe, monsieur Dulac. »

Il pêcha ses lunettes dans la poche intérieure de sa veste. Alors qu’il s’apprêtait à les chausser, le garçon le fixa d’un regard stupéfait :

« Ça alors… T’es un magicien ? »

L’ésotéricien haussa un sourcil perplexe :

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Tes yeux verts. Seuls les gens avec des dons ont les yeux comme ça… »

Hadria ne put s’empêcher de s’esclaffer, ce qui lui valut un regard outré tout à la fois de Dulac et du jeune criminel. Ashley se pencha un peu plus vers le captif, comme pour le sonder :

« Et si c’était le cas… cela changera quoi ? »

Un large sourire éclaira le visage du garçon :

« Vous allez pouvoir m’aider ! »

La jeune femme leva les yeux au ciel. Décidément, le vaurien ne doutait de rien ! Malgré tout, elle éprouvait un certain trouble : en plus de ses talents de normaliste, Ashley possédait bien un don de mage, peu entraîné et dont il n'usait presque jamais. Il préférait employer celui qui lui permettait de voir le monde tel qu’il était, et non à travers le prisme d’une « normalité » qui réduisait la vision de la plupart des humains.

« Ce petit diable cherche à vous embobiner ! ragea Dulac. Faites lui recracher tout ce qu’il a volé !

— Désolé, le bourgeois, mais tout est déjà parti ! Tu croyais vraiment qu’j’allais garder des cuillères aussi vilaines pour remuer mon thé ? »

Hadria dut poser la main sur le bras du bouquiniste pour le retenir d’étrangler le garçon. Le voleur, qui ne semblait pas particulièrement apeuré, le fixait d’un regard narquois.

« Le Roi me force à faire tout cela, comme les autres, contre sa protection. Mais j’en ai plus rien à faire ! Il m’a pris un truc… j’veux l’récupérer, et après j’mettrai les voiles… »

Ashley fronça les sourcils :

« Le Roi ? Je suppose que c’est ton chef de bande ?

— T’es pas trop idiot, l’ Chinois ! gloussa le gamin.

— Il emploie d’autres enfants comme toi, n'est-ce pas ? Avec des talents… spéciaux qu’il utilise pour vous faire commettre des vols et lui ramener le butin ? »

Le garçon opina avec énergie :

« C’est ça. Mais dis, ajouta-t-il en dévisageant insolemment Ashley, t’es un Chinois ou un angliche ? Avec ton accent… c’est pas clair !

— Je suis un peu des deux. Tu peux m’appeler John. Ou Ashley, si tu préfères ! Et toi, tu dois bien avoir un nom ?

Le voleur releva fièrement la tête :

« Moi, c’est Armand. On m’appelle aussi Laudanum, tu sais pourquoi ! »

Le normaliste acquiesça :

« Bien sûr. Qu’est-ce qui t’a conduit à travailler pour le Roi, Armand ? »

Le jeune voleur haussa les épaules.

« Faut bien manger. Puis les gens comme moi… pas comme les autres, les bandes n’en veulent pas. On fait peur, y paraît. C’est pour ça qu’on est mieux avec lui qu’à crever la dalle.

— Je vois. Écoute-moi bien, Armand… Tu as dit que tu avais besoin de mon aide pour récupérer quelque chose que le Roi t’avait pris. C’est bien cela ? Ce qui signifie que tu n’as aucune envie de passer le restant de tes jours à travailler pour lui ? »

Le garçon baissa la tête… Le trouble qui passa dans ses yeux parut sincère à Hadria, mais ce petit monstre avait sans doute l’habitude de tromper son auditoire.

« Pas vraiment, non. Mais j’ai pas l’choix. Tout le monde s’en moque, des mioches comme moi. Surtout… les bizarres… »

Ashley posa une main sur l’épaule du garçon :

« Je connais des gens qui veulent bien accueillir ceux comme toi, Armand.

— Ah ouais ? »

Le petit blond fronça les sourcils :

« Et elle est où, l’entourloupe ?

— Il n’y en a pas. Que pouvons-nous faire pour t’aider ?

— Nous ?

— Ma partenaire et moi ! »

Le regard couleur d'eau du garçon fila vers Hadria :

« Elle est pas trop mal, ta partenaire. Je veux bien qu’elle m’aide aussi ! »

Hadria leva les yeux au ciel, serrant les poings de frustration. Cette fois, ce fut Dulac qui la calma en posant une main sur son bras.

« J’ai un plan, reprit l’enfant terrible. Écoutez, c’est très simple… »


Texte publié par Beatrix, 24 septembre 2021 à 00h10
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