Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 3, Chapitre 2 « Le témoignage d'Alphonse Dulac » tome 3, Chapitre 2

Le restaurant se dissimulait dans un immeuble sans prétention, dans une ruelle dont Hadria n’avait pas retenu le nom. Les cités européennes ressemblaient à ses yeux à d’inextricables dédales et les villes françaises, en particulier, devaient faire beaucoup d’économies sur les plaques de rue. En présence de leur guide, ils ne risquaient guère de se perdre, mais la jeune femme craignait de passer l'essentiel de leur future enquête à chercher son chemin.

Une enseigne défraîchie annonçait « Au joli rôt » avec une image censée représenter un cuissot en train de cuire à la broche. Hadria espéra qu’elle pourrait enfin goûter à la cuisine française si réputée, et surtout qu’elle saurait l’apprécier. La nourriture de la pension où ils logeaient, bien que saine et abondante, manquait de saveur. Le patron, un petit homme noiraud, le ventre ceint d’un tablier d’une éclatante blancheur, les accueillit avec zèle. Ils traversèrent la salle principale toute en longueur pour gagner une pièce carrée, avec seulement deux tables, éclairée par une fenêtre qui donnait sur une cour intérieure encombrée de jardinières où poussaient des plantes indéterminées. Les rideaux de mousseline proprets contrastaient avec la pierre brute et les poutres apparentes. Des dalles craquelées et disjointes couvraient le sol.

Un individu en complet brun, déjà assis devant un verre de vin rouge, les attendait avec un regard de chien battu. Âgé d’une quarantaine d’années, il possédait un physique bien portant, sans pour autant atteindre le stade de l’embonpoint. Le pli tombant de sa moustache comme de ses paupières contribuait à lui prêter une expression un peu triste ou du moins résignée, qui suscita chez Hadria l’envie immédiate de le secourir.

En voyant entrer les futurs convives, celui qu’elle présumait être Dulac se leva pour les saluer. D'après ce qu'Alexandre leur avait rapporté, il s’était déclaré prêt à accepter les explications les plus incroyables du moment que les larcins cessaient. Le comte fit rapidement les présentations ; il évoqua la fondation, mais pas son bras armé, censé rester inconnu du grand public.

« Mister Ashley et miss Forbes sont des spécialistes de ce genre de phénomènes. Ils pourront sans nul doute vous apporter leur expertise et vous aider à prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à ces troubles.

— Si vous trouvez une solution, je vous serai éternellement reconnaissant. Ma fortune n’est pas immense, mais je pourrai contribuer par quelques rares ouvrages à l’une des bibliothèques de votre institution.

— Voici une pensée qui vous honore, répondit Ashley avec toute sa courtoisie habituelle. Nous n’attendons aucun paiement pour nos services, mais votre contribution sera bienvenue. »

Dulac le remercia d’un hochement de tête. En le regardant mieux, Hadria constata que le pauvre homme semblait souffrir d’un épuisement nerveux manifeste. Autour de ses prunelles grises, courraient des veinules rougeâtres. Ses orbites s’étaient creusées, sauf sous ses yeux où avaient pris résidence des poches ternes et flaques. Même ses joues, sans doute rondes en temps normal, pendaient tristement comme celles de certains chiens à la physionomie mélancolique. De toute évidence, Dulac avait besoin d’une aide rapide et efficace. Hadria espéra qu’Ashley et elle-même trouveraient le moyen de la lui apporter.

Après avoir passé commande d’une terrine et d’un bœuf bourguignon, Alexandre encouragea son ami à raconter ses épreuves aux agents de Spiritus Mundi. Après un instant d’hésitation, le bouquiniste finit par aborder son calvaire.

« Tout a débuté il y a deux mois, à peu près. Les affaires ne marchaient pas trop mal et ma situation commençait à être prospère, pour la première fois depuis que j’avais monté ma boutique. Je suis rentrée chez moi avec un grand sentiment de bien-être. Voyez-vous, je possède un tempérament inquiet et plutôt prudent. Je ne fais pas facilement confiance aux gens et avec les voyous et les criminels qui hantent actuellement le quartier, je suis généralement sur mes gardes. Mais ce soir-là, je me suis montré un peu trop désinvolte. Sitôt arrivé, je me suis offert un bon repas – j’aime cuisiner à l’occasion, un talent hérité de ma mère… Mais bref, cela ne concerne pas réellement le sujet. Pour revenir à notre affaire, je me suis plongé dans la confection d’une blanquette de veau, que j’ai dégusté avec une excellente bouteille de vin, puis je me suis couché avec un livre… Un Dumas, je crois bien, mais peu importe. »

Hadria ne savait si elle devait rire ou pleurer des digressions du bonhomme. Il inspirait la sympathie, mais la jeune femme commençait à se demander s’il irait jusqu’au bout de son histoire.

« Le lendemain, au réveil, j’ai découvert qu’une partie de la ménagère en argent que je tenais de ma mère, avait disparu. »

Son visage s’affaissa un peu plus :

« Aucune fenêtre n’avait été forcée… Ce qui voulait dire que le coupable était passé par la porte. J’ai trouvé la serrure ouverte et j’ai pensé qu’elle avait dû être crochetée. J’ai fait appel à mon serrurier, qui m’en a installé deux et bien plus compliquées à forcer, et j’ai ajouté un cadenas intérieur, juste au cas où… »

Il haussa les épaules, contemplant tristement l’assiette de terrine assortie d’une salade variée que le patron venait de poser devant lui. Hadria se demanda s’il tentait de l’associer à sa détresse, d’une façon ou d’une autre. Elle s’étonna de l’amitié qui semblait lier cet homme tourmenté au dynamique comte d’Harmont.

« Et je suppose qu’en dépit de toutes ces précautions, cela a recommencé… n’est-ce pas ? » s'enquit Ashley avec douceur.

Dulac opina sinistrement.

« Trois semaines plus tard environ… J’avais enfin retrouvé un peu de sérénité, en me disant qu’il serait surprenant qu’un nouveau cambriolage ait lieu. Encore une fois, c’était une journée agréable et je suis rentré chez moi de bonne humeur. J’étais passé à la rôtisserie, j’ai dîné léger avant de m’installer dans mon fauteuil avec mon journal. La fatigue m’a terrassé plus vite que je l’avais pensé et je suis parti me coucher. En me réveillant, j’ai trouvé une partie de ma garde-robe vidée. Le forban avait emporté mes plus beaux vêtements, mes deux gilets de soie, ma chemise de lin fin, deux écharpes, mon costume du dimanche à peine porté… et mes chaussures de cuir d’Italie. Sans oublier ce qui restait de ma ménagère. Et cette fois encore, j’ai retrouvé ma porte ouverte. Et le cadenas ôté… comme si quelqu’un s’était glissé à travers le mur !

— Monsieur Dulac, déclara gravement Ashley, les passe-murailles n’existent pas. Du moins, pas comme vous l’imaginez. Et quand bien même un être sans substance serait venu vous rendre visite, il n’aurait pas pu repartir avec des objets matériels tels que vos habits et vos couverts. Êtes-vous sûr que vous aviez bien verrouillé la porte ?

— Vous pensez que je suis fou ? rétorqua Dulac, avec plus de désespoir que de colère.

— Bien sûr que non, monsieur Dulac. Loin de là. Mais l’explication la plus probable serait que vous ayez oublié de fermer à clef…

— Je suis le plus avisé des hommes… Jamais, ô grand jamais je ne commettrai une telle imprudence ! »

Ashley le considéra avec attention :

« C’est justement le plus surprenant, monsieur Dulac. À chaque fois, vous avez évoqué un sentiment d’optimisme profond. Est-il dans votre habitude d’avoir de semblables différences d’humeurs ?

— Eh bien… Je dois avouer que je me sentais… exceptionnellement enjoué.

— Et il faut bien reconnaître que ce n’est pas dans votre nature », glissa Alexandre avec un petit sourire.

Le bouquiniste leva les yeux au ciel :

« Je sais ce que vous me répétez sans cesse, Alexandre. C’était en effet le point commun entre ces deux soirées.

— Quand avez-vous commencé à ressentir cette allégresse ? En quittant la boutique ou en arrivant chez vous ? poursuivit Ashley.

— Maintenant que vous le dites… »

Dulac baissa le nez vers son assiette et sa terrine oubliée :

« Je me trouvais dans un état d’esprit assez positif, comme je l’ai dit, mais c’est en arrivant chez moi que ce sentiment m’a véritablement envahi. Pensez-vous qu’on ait pu me droguer ? J’ai lu que certaines substances provoquaient ce genre de sensations euphoriques…

— Elles ne sont pas sans effets secondaires. Et d’après ce que vous m’avez dit, je penche plus vers une autre explication. Y a-t-il eu une autre occurrence ?

— Oui, juste une, dans les mêmes circonstances. Là encore, j’ai perdu plusieurs bibelots et une horloge à laquelle je tenais vraiment. J’ai rajouté un second cadenas.

— Et comme le premier, il était défait ?

— Tout à fait. Et les deux serrures ouvertes.

— Je vois. »

L'agent britannique interrogea du regard le comte d’Harmont, qui acquiesça :

« Vous devez songer à la même chose que moi, mais j’attends votre verdict. Parlez donc, mon jeune ami. »

Ashley le remercia d’un hochement de tête, avant de poursuivre :

« Il existe des individus qui ont la faculté d’induire chez autrui des sentiments donnés, surtout si la cible n’est pas prévenue de cette possibilité. Je pense qu’un empathe projectif – c’est ainsi qu’on les appelle – pourrait être en mesure de susciter en vous un excès de confiance tel que vous n’avez pas jugé nécessaire de fermer votre porte. Bien sûr, cela vous semblera après coup si insensé que vous n’aurez même plus le souvenir d’avoir agi ainsi ! »

Les yeux de Dulac s’écarquillèrent :

« Vraiment ? Mais… pourquoi moi ? Je ne suis pas le plus riche des hommes. Quelqu’un avec un tel don pourrait s’attaquer à une bien meilleure cible !

— Mon cher Alphonse, la réponse est simple, offrit le comte. En effet, vous n’êtes ni riche ni puissant, vos problèmes n’attireront pas vraiment l’attention des autorités. Ce ne sont que de petits larcins – certes pas pour vous, mais vous comprendrez que personne ne s’affolera d'une disparition de couverts ou d'habits chez un commerçant de quartier. Vous n'êtes sans doute pas le seul à avoir été dépouillé dans des circonstances aussi étranges, sans pouvoir présenter de preuve de ces vols. Rassurez-vous, vous avez ici deux personnes des plus qualifiées pour vous aider. »

Dulac regarda tour à tour les deux agents, la mine scepticisme :

« Mademoiselle Forbes… Monsieur Ashley… Loin de moi l’idée de repousser une aide bienvenue, mais j’ai peine à croire que vous soyez venus de Londres pour une affaire dérisoire, surtout si vous êtes… hum, aussi expérimenté me l’a dit, du moins. »

Le ton qu’il avait employé semblait contredire ses propos. Hadria n’avait pas besoin de traduction pour comprendre que l’homme les trouvait bien jeunes pour les capacités qu’ils étaient censés posséder. Certes, c’était sans doute vrai en ce qui la concernait, mais elle maîtrisait assez bien son don pour obtenir des véritables succès, en dépit de ses dix-neuf ans. Quant à Ashley, à vingt-cinq ans, il était considéré comme un prodige d’érudition et bien des agents plus âgés lui témoignaient le plus grand respect.

« Alphonse, cesse de te tourner ainsi les sangs. Comme je te l’ai dit, ces jeunes gens sont exceptionnels, et ils sauront résoudre tout cela en un temps remarquable. »

Les deux agents de Spiritus Mundi échangèrent un regard éloquent. Certes, ils n’allaient pas contredire Alexandre, mais ils savaient mieux que quiconque le genre de grain de sable qui pouvait compliquer une d'investigation ; dans le meilleur des cas, ils auraient affaire à un gredin isolé, qui avait appris à tirer parti de ses capacités pour s’en prendre à ses malheureux semblables, mais ils pourraient aussi bien se trouver confrontés à un véritable gang organisé.

« Eh bien, je veux bien vous faire confiance, déclara enfin le bouquiniste en soupirant. Comment comptez-vous procéder ?

— Nous pourrions avoir besoin de vous pour tendre un piège à votre voleur, monsieur Dulac. Avez-vous encore des biens qu'il pourrait convoiter ?’ »

Le libraire haussa les épaules :

« Je ne sais pas, à vrai dire. J’ai bien deux ou trois babioles coûteuses… Mais je me demande bien pourquoi il ne les a pas emportées aussi…

— Parce qu’il devait être seul et qu’il ne pouvait pas trop porter, supposa Ashley en se caressant pensivement le menton. Et si vous vous procuriez deux ou trois objets de valeur… comme une nouvelle ménagère ? »

Le bouquiniste ouvrait de grands yeux :

« Mais vous n’y pensez pas ! Tout cela pour me faire voler de nouveau ? Je n’ai pas envie de me mettre sur la paille !

— Ne vous inquiétez pas, nous pouvons vous les fournir si besoin. Nous choisirons des objets voyants. Comme vous l’avez vous-même laissé entendre, ce que vous avez perdu ne constituait pas l’essentiel de votre fortune. Les biens les plus précieux qui se trouvent chez vous sont des livres, n'est-ce pas ? Mais pour savoir ce qui a vraiment du prix, il faut être connaisseur. »

Le regard gris, un peu vague de Dulac s’éclaira pour la première fois :

« Ah, j’aurais dû me douter qu’Alexandre m’amènerait des gens de bonnes dispositions ! Vous avez totalement raison, jeune homme ! »

Tandis que l’humeur de Dulac s’éclairait, Ashley poursuivit avec plus de décision :

« Votre voleur n’a aucune culture en la matière. Il prend ce qu’il y a de plus voyant et laisse le reste. Je crois que je commence à me faire une bonne idée du genre de malfrat auquel nous avons affaire. Je pense que nous pourrons choisir ensemble dans quelques dépôts-ventes des pendules, de l’argenterie, quelques tableaux… Rien de très cher, mais suffisamment tapageur pour faire penser le contraire à un profane. »

Hadria remarqua avec amusement que Dulac était désormais suspendu aux paroles de l’ésotéricien.

« Vous les ramènerez chez vous avec ostentation – vous êtes très certainement surveillé, car vous êtes considéré comme… oserais-je dire, un bon client ! Vous ferez changer vos serrures – ce qui n’aura aucune importance vu les procédés employés, mais laissera supposer que vous vous laissez aller à un sentiment de fausse sécurité. Vous le manifesterez dans vos habitudes, vous rentrerez chez vous avec le sourire. Il faut savoir qu’un empathe projectif ne peut pas modifier radicalement l’état mental d’une personne. Il devra donc profiter des moments où vous vous sentez naturellement bien pour vous inonder par cette fausse confiance. »

Dulac hocha machinalement la tête :

« Et ensuite ?

— Nous aurons appâté votre voleur, qui me semble bien naïf… Nous n’aurons plus qu’à tendre le piège. Ce qui ne sera pas bien compliqué. Miss Forbes et moi-même nous tiendrons en embuscade chez vous, si cela ne vous gêne pas, bien entendu… »

Le teint de Dulac s’empourpra :

« La… la demoiselle aussi ? »

Hadria se redressa, offusquée :

« La demoiselle est également un agent, monsieur Dulac, déclara-t-elle d’un ton glacial.

— Je confirme, intervint Ashley. Nous ne travaillons pas l’un sans l’autre.

— Et je vous assure qu’elle est tout en fait en mesure de se défendre, ajouta Alexandre. Il serait fort dommage de la sous-estimer ! »

La jeune femme sentait son cœur se réchauffer en entendant ses collègues lui témoigner toute leur confiance. Elle pouvait comprendre la réticence de Dulac, mais même si elle était restée très discrète pour le moment, elle comptait bien faire une nouvelle fois ses preuves, surtout dans une affaire qui ne semblait pas entraîner de complications majeures.

Ou du moins, c’était ce qu’elle espérait…


Texte publié par Beatrix, 10 décembre 2020 à 22h44
© tous droits réservés.
«
»
tome 3, Chapitre 2 « Le témoignage d'Alphonse Dulac » tome 3, Chapitre 2
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2628 histoires publiées
1176 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Defghard
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés